JEAN-LOUIS PIEROT (2) « BASHUNG »
21 décembre 2010. 12h00. Je suis toujours au studio La Bulle à Clamart en compagnie de l’ex-Valentins Jean-Louis Piérot. On parle de ce qui l’occupe désormais chaque jour depuis près de 20 ans : produire des disques. Et comme j’ai déjà bien coincé la bulle dans sa bulle en évoquant son travail sur les albums de Daho, Miossec, Renan Luce & co, je sens qu’il est alors temps de lui parler de ce disque qui me fascine et que je suppose être son plus gros chantier : Fantaisie militaire d’Alain Bashung.
« Alain Bashung nous menait tous en bateau, c’était lui le vrai réal’ »
Jean-Louis, tu as travaillé avec Bashung sur Fantaisie militaire qui est considéré comme l’un des albums cultes, si ce n’est L’album culte de la chanson française moderne…
Oui et il ne se passe pas une semaine sans qu’on m’en parle. Tout à l’heure tu me demandais pourquoi on sollicite mes services, hé bien j’ai bossé pour des artistes très différents, des gens qui n’ont parfois rien en commun, mais ils font tous systématiquement part de leur admiration pour cet album incroyable. L’exception je dirai, c’est Renan Luce. Je crois que Bashung, lui c’est pas sa came.
Tout le monde semble s’accorder sur le fait que Bashung avait une manière très particulière voire inédite de travailler. Tu confirmes ?
C’est simple, nous en gros on a appris notre métier avec Etienne et on l’a désappris avec Alain. Fantaisie militaire a complètement chamboulé dans notre façon de travailler.
Est-ce lié au fait que Bashung semblait moins fonctionner comme un auteur-compositeur-interprète que comme un D.A. qui supervise des séances d’expérimentation musicales et procède ensuite par collages ?
Oui, y’a de ça. En fait avec Etienne on a appris à enregistrer un album de manière traditionnelle. C’est-à-dire qu’au moment d’entrer en studio, les chansons étaient écrites, on avait des maquettes. Aujourd’hui à ce stade on a même des pré-prod mais à l’époque la technologie ne le permettait pas. Donc voilà, t’as les chansons, tu les enregistres au propre avec des musiciens, au pire tu les fais répéter un peu avant ou tu les fait jouer séparément si tu veux ensuite pouvoir bidouiller un peu le son et hop, tu mixes le tout. Ça c’est la manière traditionnelle. Ce que je fais encore aujourd’hui hein. Et avec Bashung c’était l’inverse. On a fonctionné de manière complètement déstructurée. Bon, faut aussi remettre ça dans le contexte. L’enregistrement du disque s’est fait en 97, à une époque où on découvrait tout juste Pro Tools…
Et où venait de sortir Ok Computer, un des grands disques rock, si ce n’est LE grand disque rock à avoir pris acte des premières possibilités offertes par ce logiciel qui a changé les façons de faire et d’enregistrer la musique…
Oui, d’ailleurs on l’écoutait en studio. Donc voilà c’était les débuts de Pro Tools et dès le départ pour ce disque Alain voulait l’utiliser, parce que son idée, son fantasme, c’était de faire travailler plusieurs arrangeurs sur les mêmes chansons, de prendre un peu de l’un et de l’autre et de mélanger le tout. Et y’avait que Pro Tools qui pouvait permettre de faire ça, sur bandes on ne pouvait pas. Et c’est ce qu’il a fait. Avant nous il avait déjà commencé à bosser des chansons comme ça avec d’autres gens. Mais comme ça n’avait pas été concluant un jour j’ai reçu un coup de fil : une amie me disait que Bashung voulait me rencontrer. Et moi Bashung, j’étais fan donc pffff j’y croyais à peine…
J’imagine ! Comment avait-il eu l’idée de bosser avec toi ?
J’ai appris qu’il avait eu cette idée parce qu’il était tombé sur un album de Brigitte Fontaine (Genre humain, nda) où Edith et moi on avait réalisé 2 titres et qu’il adorait les claviers d’un des morceaux. On s’est donc rencontré lors d’un dîner. Ce soir-là on a beaucoup parlé de musique et je me suis rendu compte qu’il avait une curiosité musicale hallucinante. Il connaissait tout sur tout des années 40 jusqu’à maintenant, même les petits groupes obscurs à peine recensés par Les Inrocks. Moi pas, mais heureusement à l’époque parmi mes 2-3 albums phares y’avait Spirit of Eden de Talk Talk, et ça nous a tout de suite connecté. Je me disais qu’il pouvait connaître ce disque et même l’aimer, mais je me doutais pas qu’il l’aimerait à ce point. C’était tellement loin de sa propre musique. Mais c’est là qu’il voulait aller. Il avait déjà fait des petites maquettes, c’était des DAT à l’époque, et sur ces DAT les deux pistes n’étaient pas utilisées en stéréo donc sur l’une y’avait un pattern de boîte à rythme et sur l’autre sa voix a capella. A part ça, aucune information musicale.
Bashung commençait donc ses compos par le texte ?!
Ah oui, quand il avait écrit ses textes il considérait que son album était déjà quasiment fini.
C’est étonnant car on entend souvent dire qu’une chanson sonne moins si le texte préexiste car la musique devient alors esclave des mots. Or ce n’était pas son cas. Il était le plus musical de nos « chanteurs français ». Comment arrivait-il à tordre ça ?
Moi j’ai eu la chance de travailler avec lui que sur un seul album mais tu pourras par exemple demander à Jean Fauque (parolier, nda) et Jean Lamoot (producteur, nda), qui ont travaillé plus d’une fois avec lui, ils te diront qu’il parlait de son album quand les textes étaient finis. A la fin du diner il m’a dit : « Ecoute, je te confie quelques titres. Vois ce que tu peux faire avec ça. » Et en effet, sur les DAT qu’il m’avait confiés tous les textes étaient là, avec sa voix a capella, et pas une note de musique à part un pattern de boîte à rythme. Bref, après les 4 mois de pré-prod on était plus que deux équipes à bosser sur le disque. Y’avait donc Edith et moi et un type qui s’appelle Richard Mortier. Bashung souhaitait donc confronter nos arrangements aux siens en nous faisant bosser sur les mêmes titres de manière cloisonnée. C’est ce qu’on a fait et on a évidemment trouvé des arrangements différents, mais ce qui est dingue c’est qu’en partant des mêmes voix a capella on a aussi réussi à trouver des accords différents et même, sur certains titres, des tonalités différentes. C’est-à-dire que dans la voix d’Alain, si tu mettais telle note t’avais l’impression d’entendre telle mélodie vocale et si tu l’enlevais et que t’en mettais une autre t’avais l’impression d’en entendre une toute autre mélodie vocale. C’était curieux parce que quand t’enlevais le tout y’avait pas vraiment de mélodie, il ne faisait que parler, psalmodier. C’était tout dans la rythmique, l’intonation.
On a l’impression qu’en faisant bosser deux équipes d’arrangeurs en simultané Bashung était comme l’annonceur qui sollicite plusieurs agences de pub pour pouvoir ensuite tirer profite de leurs meilleures propositions.
Non, parce qu’on n’était pas en concurrence. Bon, je pense qu’inconsciemment on devait se dire qu’il fallait qu’on fasse mieux que Mortier qui lui aussi devait se dire pareil de son côté, mais c’était plus une question d’émulation. Il fallait qu’on fasse au moins aussi bien que lui. On était dans un studio qui n’existe plus, qui était derrière la place Clichy et qui s’appelait le studio Antenna. On avait une sorte d’atelier dans une pièce, Richard dans une autre et puis au milieu y’avait un studio qui servait à enregistrer tout ce qu’on faisait. Chacun de notre côté on faisait plusieurs versions d’un même titre. Par exemple Edith et moi on a dû faire pas moins de 10 versions radicalement différentes de « Malaxe ». Dans son style qui n’est ni mieux ni moins, juste différent, Richard a dû faire de même. Et le génie d’Alain c’était de dire : « Bon bah là je voudrais le couplet des Valentins, le pont de Richard et cette autre version du couplet des Valentins. » Il tentait des choses hallucinantes comme ça, des sortes de puzzles faits de mélanges et de hasards qui faisaient qu’on naviguait dans le brouillard. C’était l’éclate. Par moments je me rappelle que j’avais comme des éclairs de lucidité : « Mince, cette chanson est quand même énorme ! »
Cette façon de faire ressemble à celle du cinéaste qui, sur le plateau, tourne des scènes dans le désordre avec ses acteurs pour, au montage, donner forme au film qu’il a en tête.
Oui, y’a de ça. D’ailleurs, de là où il était, il entendait assez bien ce qu’on faisait et des fois il déboulait furieux : « Mais c’est de la merde ! Je veux pas entendre ça ! » et à l’inverse parfois il rentrait estomaqué : « Les mecs, déconnez pas, j’espère que vous avez enregistrés ce que vous venez de faire ! Vous avez enregistré hein ? Me dites pas que vous avez pas enregistré là parce que c’est ça que je veux ! C’est ça ! » Il était comme ça. Parfois il se rendait compte qu’il venait de tourner une scène qu’était pas de la merde. Et puis après on pouvait ne pas l’entendre pendant 2 jours, il fumait ses joins dans sa pièce en lisant son journal. « Alain, tu veux pas venir écouter ? » « Non, non, allez-y, bossez. »
Dis-moi si je me trompe mais j’ai le sentiment qu’en bossant sur Fantaisie militaire c’est comme si t’avais bossé sur un disque de Bowie, et que voilà en France seul Bashung pouvait un projet musical aussi riche, prospectif, captivant.
Exactement, je pense que leurs démarches se ressemblent. Alors que Bashung n’était pas un très bon musicien. Il ne jouait pas très bien de la guitare, il jouait un peu de l’harmonica, voilà c’est à peu près tout. Or tu vois on dit que c’est Ian Caple qui a réalisé Fantaisie militaire, c’est ce qui est officiellement écrit, « réalisé par Ian Caple », mais en réalité ce n’est ni réalisé par Ian Caple, encore moins par Les Valentins, par Richard Mortier ou qui que ce soit d’autres, et je ne dis pas ça du tout contre Ian Caple ou Richard Mortier, ce sont tous deux des mecs charmants et plein de talent. Non, c’est juste que c’est réalisé par Alain Bashung lui-même. C’était lui le vrai réal’. C’est lui qui nous menait tous en bateau. Je pense qu’il était aussi perdu que nous mais c’est quand même lui qui tirait les ficelles. C’est pour ça qu’il n’entrait jamais dans la cabine avec nous. Il savait qu’on était plus ou moins fan de lui et du coup il savait que sa présence nous empêcherait de créer, que tant qu’il serait là on serait dans un rapport de subordination. Un jour, je me rappelle, il nous a dit : « Oubliez tout ce que j’ai déjà fait et essayez de me trahir ».
Ce que n’ont pas fait les collaborateurs de Bleu pétrole, son dernier album.
Ah ça, ça n’engage que toi (rires) ! Je ne me permettrais pas de le dire mais oui, c’est vrai que certaines choses m’ont un poil déçues.
Bashung devait intuitivement savoir que cette « trahison » était le prix à payer, le prix à payer pour faire vraiment créer et que la magie de cette création ne jaillissait que par ricochets de rêves, « rêves emboités ».
Oui, parce qu’en un sens Fantaisie militaire n’a été imaginé par personne et n’a été construit à partir de rien si ce n’est le travail concret de plein de gens différents !
Oui, et c’est fascinant qu’un type qui ne sache pas écrire ses propres textes et qui ne soit ni un musicien virtuose ait pu à chaque disque réunir autant de gens sous sa coupe pour exaucer ses visions. Comme si Bashung était la figure présidentielle du rock français…
Je ne sais pas si tu l’as entendu, mais l’année dernière Edith et moi avons été interviewés dans le cadre d’une émission qui retraçait disque après disque la carrière de Bashung. Ça passait sous forme de feuilleton le dimanche sur France Inter, mais ça avait été fait par une radio Suisse. Et ils s’étaient bien cassés la tête parce qu’il y avait le paquet d’interviews. Ils étaient allés questionner tout un tas de gens qui avaient bossé avec lui et c’était vraiment très étonnant d’entendre tous ces gens que je connaissais de nom mais que je ne connaissais pas personnellement traduire, chacun avec leurs mots, ce que moi j’avais vécu. C’est-à-dire que de notre plein gré on s’était laissé manipuler, positivement manipuler et qu’on était plein d’admiration parce que ça avait été agréable et qu’à l’écoute du résultat final le disque était plus que cohérent. Ça pourrait être n’importe quoi. Ça pourrait pu être complètement n’importe quoi. Il n’avait par exemple pas attendu Pro Tools pour faire des mélanges et des castings dantesques. Sur Chatterton, l’album d’avant Fantaisie militaire, il avait déjà convoqué plus de 30 guitaristes à venir jouer sur les mêmes morceaux. Mais que ce soit L’Imprudence, Fantaisie militaire, Chatterton, Novice ou Osez Joséphine, quelque soit les techniques utilisées – parce qu’il suivait l’évolution des technologies de son époque – et les nationalités des musiciens – américain, anglais ou français – on faisait tous état de la même expérience !
Un tel processus ne produit-il pas son lot d’égos blessés ?
Si, bien sûr. Ceux-là n’ont pas été interviewés mais beaucoup de gens se sont fait lourder. Certains avec pertes et fracas. Et j’imagine que ça doit être un peu humiliant de passer du ravissement de se savoir bossant pour Bashung au coup de fil qui te dit : « Bah non en fait, ça va pas le faire ». Mais nous avec Edith on avait dès le départ complètement conscience qu’on pouvait être lourdé du jour au lendemain car au moins deux équipes avaient été lourdés avant nous et on se demandait toujours ce qu’on avait fait de grandiose pour mériter d’être là. En plus, ce que je ne t’ai pas dit c’est que pendant toute cette période qui de pré-prod qui a duré 4 mois on n’habitait plus à Paris. Moi j’habitais à Marseille et Edith à Aix. A Paris on logeait donc à l’hôtel et comme d’une semaine sur l’autre on ne savait si on allait encore faire appel à nous on avait un peu l’impression d’être sur la sellette comme à la Star Ac’. C’est-à-dire qu’on bossait et à la fin de chaque semaine alors qu’on avait presque fait nos bagages en se disant : « Ça y est, c’est fini pour nous et si ça se trouve il ne va rien garder de ce qu’on a fait, à peine 3 accords » Alain ou Barclay nous appelait pour nous dire qu’il nous voulait encore auprès de lui. Et comme ça, de semaine en semaine on est resté jusqu’au bout et en fait, mis à part 2-3 titres où c’est à 90% du Richard Mortier, c’est vraiment nos notes. Mais on ne savait pas à l’avance.
Ça faisait parti du jeu.
Oui, jusqu’à l’enregistrement. Qui a duré 4 autres mois.
Ne ressort-on pas lessivé après 8 mois d’un tel travail ?
Non, non, c’était magique. C’était une période difficile pour Edith et moi parce qu’on venait d’enregistrer un album des Valentins où on avait de nouveau frôlé la séparation tellement ça avait été dur. Pour tout te dire on avait même pensé à arrêter la musique…
A ce point ?!
Enfin « arrêter la musique », on n’arrête jamais vraiment la musique mais on se posait des questions. Et le plaisir qu’on a pris avec Alain nous a redonné la foi. Parce que pour moi le vrai sens de la musique c’est ce côté prospectif. Faire cet album nous a donc tous les deux réconcilié. Et ça nous a surtout ouvert les yeux sur les autres façons de faire de la musique. Aujourd’hui on travaille l’un et l’autre de manière beaucoup plus traditionnelle que ce qu’on a fait avec Alain mais par exemple maintenant quand je reçois une maquette et que les arrangements de la pré-prod ne sont pas pertinents je m’autorise parfois à tout balayer pour repartir de la bas guitare-voix. Car maintenant je sais que tout est possible.
Mais ce trip n’a-t-il pas eu une redescente ?
Si, si. Parce que professionnellement toute cette période de studio ça nous a super rapproché Edith et moi, et ça nous a d’autant plus rapproché que dans nos vies respectives, sentimentalement, et que le hasard a fait que nos pères sont morts pendant l’enregistrement de cet album. Ils sont tous les deux eu un cancer du colon. Ils n’avaient pas le même âge. Son père est d’abord mort le premier, le mien juste après. Donc c’était une période super difficile et en fait pour nous cet album a formé comme une bulle qui nous a protégé du fait que nos propres vies n’étaient pas très rigolotes. Et moi c’est bizarre car ça a beau être une période très difficile de ma vie, c’est aussi l’une des plus belles périodes de ma vie. Je garde un souvenir ému de ces 8 mois de studio. On se marrait ! Alain aussi n’allait pas bien. Il était en plein divorce. Les histoires d’avocat, tout ça, il n’en pouvait plus. Alcoolique abstinent jusque-là, il s’est remis à boire, à picoler. Mais quand on était ensemble – et on était tous les jours ensemble – on s’éclatait à écouter de la musique ensemble, à en faire et à parler de tout ça pendant des heures avec Alain. Moi ça me donnait envie de me lever le matin. C’est pour ça que j’ai un peu de mal à écouter cet album… J’adore l’album, je peux écouter 3 titres, comme ça, avec plaisir, mais du début à la fin ça me plonge dans un état trop bizarre. Qui n’est donc pas lié à la musique mais au fait que pour moi ce disque est clairement une Madeleine de Proust. Le moindre titre, la moindre note, quand on l’a enregistré, comment on l’a enregistré, j’en ai un souvenir très précis.
Pas déçu de ne pas avoir été de nouveau sollicité pour L’Imprudence qui a suivi ?
Alors, non. Parce qu’on savait dès le départ que par définition on ne le serait pas. Alain nous l’avait pas dit « Je ne vous rappellerai plus » parce qu’en un sens, comme il nous l’a dit à la fin de Fantaisie militaire, il aurait aimé qu’on refasse de la musique ensemble, mais parce que pendant qu’on l’enregistrait il n’avait pas cessé de nous dire que son obsession était de ne jamais faire deux fois le même album. Il voulait à chaque fois aller plus loin il fallait donc qu’il choisisse d’autres gens. Et ça on l’avait très rapidement compris donc on n’a pas été vexé. De la même manière on s’était dit qu’on refuserait de l’accompagner en tournée sur ce disque si jamais il nous le demandait. Ce qu’il n’a pas fait puisqu’il n’a pas tourné avec Fantaisie militaire. Et il a bien fait de faire ce qu’il a fait car au final L’Imprudence se distingue de Fantaisie militaire, même si on peut voir que Fantaisie militaire a ouvert un peu la voie à L’Imprudence.
C’est vrai. Que penses-tu de L’Imprudence, en tant que pur auditeur ?
(Silence.) Pour moi ça a été très difficile d’écouter L’Imprudence. J’ai dû mettre 10 mois avant de pouvoir vraiment l’écouter.
Pourquoi ça ?
(Silence.) Je sais pas, d’un coup c’est comme si tu rentrais dans une aventure à laquelle tu n’avais pas été convié. Que tu regardais les images du voyage que quelqu’un qui t’es cher avait fait avec quelqu’un d’autre que toi. Ce n’est pas de la jalousie mais c’est déstabilisant.
Et verdict finalement ?
L’album est magnifique. Je le trouve juste un peu trop dans le détail. Fantaisie militaire était un peu plus spontané, plus brut.
Après avoir travaillé sur un tel album, digne de rivaliser en inventivité et en qualité avec les anglo-saxons, n’as-tu pas eu envie de bosser avec…
Des artistes anglais ? Pour ça faudrait qu’ils m’appellent !
Tu ne te verrais pas faire les démarches par toi-même ?
Décrocher mon téléphone pour appeler Bowie et lui dire « J’aimerais bien bosser avec vous ? »
Par exemple !
Le pauvre, il est très malade… Mais non, non, c’est pas mon genre. Comme je te le disais tout à l’heure j’ai trop l’impression d’être dans l’imposture pour pouvoir faire ça. Et le fait que Bashung puis Miossec m’aient appelé pour travailler avec eux ne change rien à l’affaire. Je suis toujours ce mec qui à ce moment-là s’est dit « Mais ils se trompent sur moi, je suis pas à la hauteur du truc. »
Mais ces gars-là doivent sans doute se considérer eux-mêmes comme des imposteurs.
Ah oui, je pense. Voilà, avec l’expérience je me suis rendu compte qu’on est tous plus ou moins des imposteurs.
Là Edith et toi venez de réaliser le dernier album de Thiéfaine, Supplément de mensonge, Thiéfaine qui est de la même génération que Bashung. Y avez-vous retrouvé un peu de la folle créativité qui a présidé aux séances d’enregistrement de Fantaisie militaire ?
Rien à voir. Le seul point commun, je dirai, c’est l’allure. On a enregistré en grande partie cet album aux studios Gang, qui comportent une cour intérieure, et de temps en temps quand on voyait Thiéfaine la traverser pour aller aux toilettes avec Edith on se disait « Mince, c’est troublant, j’ai l’impression de voir l’Alain d’il y a 10 ans ». Avec ses Ray Ban – Alain avait tout le temps des Ray Ban – sa coiffure et l’espèce de démarche comme ça, il y avait vraiment une ressemblance physique mais ça s’arrêtait là hein. Ah non, l’autre point commun c’est que Thiéfaine est un auteur. C’est-à-dire que là aussi les textes étaient déjà terminés.
Ils étaient de lui ?
Oui. Thiéfaine le texte c’est vraiment son truc, il est pointilleux là-dessus, plus qu’Alain. Il passait son temps à les corriger, à vérifier le sens d’un mot sur Internet. Après musicalement, comme Bashung il déléguait, il laissait faire les gens, mais sans vraiment superviser le truc avec une idée précise en tête.
Il n’a pas ce côté architecte sonore qu’avait Bashung ?
Non, musicalement il faisait plus confiance, il était moins investi qu’Alain, moins technicien. Enfin Alain n’y connaissait pas grand-chose en technique mais il savait les possibilités offertes. Thiéfaine c’est étonnant parce qu’il a fait beaucoup d’albums mais je ne suis pas sûr qu’il sache comment un disque s’enregistre aujourd’hui. Pour lui c’est la méthode traditionnelle : tu prends un bassiste, un guitariste, un batteur, tu les fais jouer ensemble, t’enregistres et voilà.
Actuellement en France j’ai le sentiment que le seul à être encore animé d’une soif d’expérimentation comparable dans le cadre de la chanson c’est Christophe.
Christophe on l’a justement rencontré après Fantaisie militaire. Il avait été question qu’on travaille avec ensemble. On s’est donc rencontré une nuit, pas pour travailler, mais pour discuter, tout ça et ce fut assez surréaliste…
Pourquoi ?
Je l’ai trouvé complètement givré, mais positivement. C’était pas « Quel con ! » plutôt « Quel mec incroyable ! » Et oui, je pense qu’il avait des points communs. Déjà ils se connaissaient très bien et quand on a parlé musique je me rappelle que Christophe parlait aussi de son obsession de défricher, de faire ce qui ne s’est pas encore fait. Donc oui, y’a de ça.
Tu as travaillé avec Daniel Darc peu après la fin de Taxi Girl. En 2004 après des années de silence il a sorti Crèvecœur, un super disque réalisé par Frédéric Lo. N’es-tu pas déçu de ne pas avoir été appelé pour en être le maître d’œuvre ?
Oui, dans l’idée j’aurais bien aimé le faire, mais non, je suis pas déçu parce que je trouve le disque superbe et qu’en plus j’aime bien Fred Lo. Lui et moi on n’a jamais travaillé ensemble en studio, mais on a tous les deux travaillé sur le premier album de Ludéal dont je te parlais tout à l’heure. Il y avait réalisé 3 titres. Daniel Darc, j’ai travaillé avec lui en studio mais c’était des broutilles. A l’époque Daho le produisait et il m’avait juste appelé pour venir faire un ou deux pianos (sur le single « La ville », nda). Je suis passé un après-midi et voilà. On ne peut donc pas dire qu’on ait vraiment travaillé ensemble. Il ne doit certainement pas savoir qui je suis. Ou alors il a dû oublier vu l’état dans lequel il était déjà à l’époque !
Il n’avait donc aucune raison de penser à toi pour Crèvecœur ?
Oui. Mais c’est un mec que j’ai toujours bien aimé hein. En plus j’adorais Taxi Girl donc j’ai toujours un à priori très sympathique pour lui. Et puis je trouve le mec attachant.
As-tu une wishlist des français avec qui tu voudrais bosser ?
Oui, mais elle va rester secrète (rires) ! Elle n’est pas très longue parce qu’en France y’a peu de gens que j’admire, mais y’en a quelques-uns. J’ai eu la chance de travailler avec certains… et j’en découvre de nouveaux, comme Bertrand Soulier.
Sur cette petite wishlist y’aurait plutôt des jeunes ou des vieux ?
Des pas si vieux que ça (rires) ! Disons que y’en a surtout un mais… je peux pas dire que j’aimerais travailler avec lui parce que je le trouve tellement génial que je vois pas ce que je pourrais lui apporter. J’ai plus l’impression que c’est lui qui m’apporterait quelque chose. En fait depuis la mort d’Alain je considère que c’est le seul mec qui pourrait prétendre reprendre le flambeau de l’artiste qui remue la chanson…
Il a autant de cheveux que toi ?
Je ne répondrai pas à cette question (rires) !
Ok !
Un mec génial hein. Je l’ai rencontré 2-3 fois et je le trouve en plus humainement adorable. Très humble.
Oui.
Et je l’ai encore vu en concert 2-3 fois l’année dernière. Formidable.
Je suis totalement d’accord avec toi. J’ai même écrit un article pour dire qu’à mon sens ce mec était le mieux doté pour succéder à Bashung dans le rôle du grand rockeur de la chanson française. Mais les rares fois où j’ai exposé ce point de vue on m’a dit « Non, c’est pas lui, c’est Biolay ». Qu’en penses-tu ?
Biolay ? J’y crois pas trop.
Un des arguments c’était qu’il aurait pu prendre la suite de Bashung mais qu’il avait loupé le coche en 95 quand il avait renié le devenir tubesque de son « Twenty-two bar ». Alors que de son côté Biolay n’avait jamais caché son désir de faire de la variété…
Oui mais non. Parce que Bashung c’était un malin. Je pense qu’il n’avait aucune envie de faire de la variété mais qu’il était juste assez malin pour sortir le single qui allait lui permettre de continuer à tracer sa voix. Le truc suffisamment classieux pour qu’on ne dise pas « C’est de la merde ! » et suffisamment accessible pour toucher le grand public. Mais il en sortait même pas un par album. Sur Bleu pétrole y’en a peut-être mais c’est pas lui qu’a écrit les chansons, sur L’Imprudence y’en a pas et sur Fantaisie Militaire il y a « La nuit je mens » mais c’était involontaire, initialement le morceau ne devait pas figurer sur l’album.
Ah bon ?!
Oui, pendant les 4 mois de pré-prod on n’a pas travaillé sur ce titre. On ne l’avait pas. Tout s’est joué au dernier moment. On était dans le studio dont je te parlais tout à l’heure, où on nous reconduisait in extremis semaine après semaine. Les pré-prod allaient se terminer dans une semaine donc on savait que tout le monde allait s’arrêter mais comme il restait une semaine de studio bookée Alain nous a dit « Bon bah c’est bien, je suis très content de ce qu’on a fait mais comme il nous reste une semaine de studio on va pas rester là à rien faire ». De sa valise pleine de DAT il nous en sort un. « Je sais pas trop quoi en penser mais c’est un titre que j’avais. Si vous avez des idées, allez-y ». Et c’était « La nuit je mens » en version voix a capella + pattern de batterie. Donc tu vois, si on n’avait pas eu une semaine d’avance sur les pré-prod cette chanson n’aurait pas être jamais vu le jour. Enfin, il l’aurait sûrement sorti pour L’Imprudence mais elle aurait alors été différente.
C’est dingue, ça tient à pas grand-chose !
Ah non, pas grand-chose ! C’est pour ça que maintenant en studio je dis souvent aux artistes de ne pas s’arrêter de composer. « Si t’as des idées, notes-les, t’es pas à l’abri d’une bonne idée de dernière minute qui peut changer la face de ton album ! »
Oui et puis cette idée aussi qu’un grand disque est rarement le fruit d’un seul homme…
Oui mais t’en as quand même certains qui font tout tout seul. Va en parler à Prince ! Lui dans son studio y’a que lui qui compose, enregistre, produit. Y’a même pas un ingénieur du son !
Oui et on voit aujourd’hui les limites d’une telle méthode !
Oui, mais au départ il faisait déjà ça et c’était bien. Donc voilà ce qui est bien aussi dans ce métier c’est qu’il me permet de rencontrer des musiciens étonnants. Y’a des grands nuls aussi, enfin quand je dis « gros nuls » c’est pas nécessairement des mauvais musiciens mais des gros cons qui pensent avoir tout compris. C’est peut-être un lieu commun de dire ça mais souvent les très très bons ils se la pètent pas quoi.
Myspace Jean-Louis Piérot
Géniale interview Sylvain, bravo !
Merci Jean-Seb 😉
Très Très intéressant, ça me rappelle une histoire …
Je ne peux pas ne pas y avoir pensé… !
Mec , on se connaît pas mais trop bon cet interview, une tuerie. viens écouter studio paradise à l’occaz.
+++++++
Salut Peluche Aspiral, euh pardon, salut mec !
Écoute, merci de ton commentaire qui n’y va pas avec le dos de la cuillère.
Je vais aller découvrir ton groupe.
A+