Jean-Jacques Beineix : Drôle d’oiseau (2)

4 juillet 2013. 12h50. Musée des Années 30. Boulogne-Billancourt. Cabinet Mortal transfert. Réunis pour une interview dite « philo » à l’occasion de son exposition Studio Beineix, je suis encore en train de discuter avec celui qu’on a vite catalogué, enfin l’époque, comme le cinéaste de 37°2 le matin alors que lui, sans doute à juste titre, se pense plutôt comme le cinéaste de IP5 – L’Ile aux pachydermes. Il considère que c’est son meilleur film.

Les raisons du succès de « 37°2 » ? Nul besoin d’être un grand cinéphile et critique de cinéma pour les avancer : parce que la beauté plastique du film, parce que l’attraction du duo Béatrice Dalle/Jean-Luc Anglade, parce que le thème de l’histoire d’amour (dont j’entendrai quelqu’un pertinemment dire qu’elle n’a rien d’aimable ni de désirable parce qu’elle relève surtout d’une pure « relation toxique ») et que tout cela semblait jeune, joli, solvable dans la machine à com’.

Trente-cinq plus tard, Leos Carax, son dit « camarade de promo des années 80 » reprendra plus frontalement ce thème de la relation toxique dans son film Annette avec le duo d’acteurs Marion Cotillard/Adam Driver. Et avec le résultat qu’on sait : tout d’abord, beaucoup de spectateurs n’y ont pas vu un film aimable, ensuite, beaucoup y ont vu qu’un film sur la « masculinité toxique » parce que c’est l’homme qui frappe et que donc ça frappe les esprits. L’arbre qui cache la forêt ?

Des trois francs-tireurs de cette génération de cinéastes qui furent qualifiés de clinquants ou pub, Carax reste perçu comme le génie et Besson comme le traître. Un peu plus inclassable et peut-être surtout trop critique et indépendant, Beineix est lui progressivement sorti des radars de l’industrie cinématographique après Mortel transfert en 2001, se consacrant dès lors à la production de documentaires.

Il est décédé à son domicile parisien le 13 janvier 2022, à 75 ans des suites d’une longue maladie. Cinéma, peinture, musique, technologie, société, philosophie, médecine, obsessions, violence… L’entretien durera 45 minutes et à relire ses propos près de 10 ans plus tard je trouve qu’ils restent d’une brûlante actualité.

« SI Y’AVAIT EU UNE GUERRE, FORT A PARIER QUE J’Y SERAIS ALLE »

Quel est le combat dont vous êtes le plus fier ?

(Silence.) Alors ça pourrait être anecdotique ou historique à l’intérieur de mon propre parcours mais c’est peut-être la satisfaction de finir quelque chose après avoir vraiment longtemps douté d’y parvenir et d’avoir surmonté ce sentiment qui très souvent me prend de considérer que c’est raté, que c’est mauvais. Ça c’est un démon majeur, peut-être même pire que le sexe au fond, c’est celui de l’impuissance…

De la perfection ?

Oui, de la difficulté à accepter d’être imparfait donc l’orgueil…

De l’œuvre !

Donc films, tableaux, livres ! Oui, c’est pour ça que cette exposition c’est la somme géométrique à la fois de mes victoires et aussi de mes défaites parce que tout est raté.

C’est la somme de vos démons finalement…

Ouais, ouais, mais c’est pas le musée imaginaire, parce que celui-là est réel. Le musée imaginaire, il est idéal. Or non, celui est réel mais si on pousse les choses un peu plus loin tout musée est infernal parce que vient la question de : « Pourquoi cette œuvre et pas celle-là ? » C’est l’insatisfaction à tous les coups.

Oui, et là c’est des choses qui se sont faites et qui ont été choisies.

Oui… Je ne sais pas s’il y a une cohérence là-dedans, je ne sais pas qu’est-ce qui apparait là, moi rien ne m’apparait sinon que…

Ça vous replonge dans votre tête !

Oui, ça fait des trucs, y’a des trucs… C’est toutes ces places vides qu’il faut remplir… La peinture me tente énormément. La peinture m’a vraiment apporté un certain plaisir…

Vous y êtes venu quand ?

Bah j’ai commencé assez tôt mais ça a recommencé à me prendre dans les années 90…

Pourquoi ?

Pour replonger dans quelque chose d’archaïque.

Et ça vous repose par rapport à tout ce qu’implique la réalisation d’un film ?

Trois découvertes : la peinture, le piano et l’écriture. A cette différence près que le piano c’est beaucoup d’insatisfaction et donc que c’est lui aussi un démon.

Le piano ?

Ah oui.

Parce qu’il ne tolère pas l’erreur ?

C’est un truc de maniaque, d’obsessionnel.

Il y a une pulsion de pureté ?

Ah oui, oui, oui. Alors bon, il y a des surdoués, dont je ne fais évidemment pas partie, mais au fait que je ne sois pas un surdoué s’ajoute celui que j’ai commencé à 50 ans donc j’ai accumulé toutes les fautes, toutes les erreurs, mais confronté à une obstination hors du commun…

Pour rattraper le temps perdu ?

Je travaille une heure ou deux heures par jour tous les jours, avec professeur, etc., etc.

Belle discipline !

Ah oui, discipline, et j’améliore ma façon de travailler, mon exigence, c’est-à-dire que je cherche la perfection d’un morceau qu’évidemment je n’atteins pas. Alors oui, la peinture m’a apporté une certaine paix, une certaine satisfaction et plus récemment je suis revenu au dessin au crayon, au dégradé, très simple, des petites choses, des photos, des gens…

Alors que vos peintures sont assez futuristes…

Oui, oui, oui…

A les voir tout à l’heure ça me faisait presque penser à des choses de Philippe Druillet…

Oui, mais il y en a quand même une, Le Livre des morts, qui est figurative, et il se peut que je me tourne vers ça parce que au fond je suis un autodidacte qui s’est promené dans divers domaines et qui a plus ou moins entraperçu voire étudié mais qui sait rien en fait, je sais un peu de tout mais… J’ai été dans l’action quand même, j’ai été en haute mer, j’ai été marin de façon assez sérieuse, j’ai été alpiniste de façon assez sérieuse… S’il y avait eu une guerre il y a fort à parier que j’aurais été dans une guerre. C’est facile de dire ça aujourd’hui mais je le sens, parce que j’ai toujours été dans l’action et je l’ai remplacée par la course automobile, par l’alpinisme, par la moto, des choses comme ça donc le goût du risque…

Le côté tête brûlée ?

Oui, et aussi un certain sens de la morale, de la révolte contre l’injustice, la tyrannie, des choses comme ça. C’est pas pour rien si des personnages comme Jean Moulin sont vraiment des gens qui m’inspirent, parce qu’alors là c’est encore autre chose, c’est quelque chose d’encore plus fort, c’est le sens du devoir, le devoir, l’Etat et la politique. La peinture m’apporte donc de grandes satisfactions mais le piano me fait beaucoup souffrir. Je crois que c’est vraiment un instrument fait par le démon. C’est pas un démon c’est le démon. Dans la peinture on peut être un autodidacte mais le piano non, il ne pardonne pas, tout s’entend. Et plus vous progressez, plus vous entendez. Donc j’ai énormément progressé dans mon écoute et dans mon jeu…

En tant qu’autodidacte, que retenez-vous de votre éducation ?

Le sentiment d’avoir touché à beaucoup de choses et d’avoir envie de retourner à l’école, ce qui fait que je suis avec intérêt les balbutiements de ma fille. Je me remets au calcul des décimales, des fractions, aux dictées…

Des choses que vous avez survolées à l’époque ?

Des choses que j’ai survolées en rase-motte, en passant d’une case à l’autre, au bord du crash. J’étais un cancre. Mais j’ai quand même fait trois ans de médecine, ça m’a donné une propédeutique…

Une quoi ?

Une propédeutique en mathématique, physique, biochimie, ce qui correspond au certificat préparatoire aux études médicales… Maintenant je continue à lire, en ce moment je suis penché sur les œuvres de Murakami…

J’ai découvert il n’y a pas si longtemps…

Moi je le connais depuis longtemps mais Murakami, ça y est j’ai décidé de tout lire. Justement là, je commence à m’intéresser aux œuvres complètes. Il y a un livre de lui qu’il faut lire, ce n’est pas un roman mais un livre particulier, une sorte d’esquisse journalistique sur la secte Aum…

D’accord. Moi j’ai lu La Ballade de l’impossible et Chronique de l’oiseau à ressort

Je les ai pas lu ceux-là, j’ai pas encore tout, pas encore tout lu…

Il est productif et ces bouquins ne font pas que 300 pages…

Non, non, non…

A chaque fois ça me sidère : comment peut-on répéter cette somme de travail avec cette qualité à chaque fois ?

Il m’épate. C’est un sérieux. Et Underground, qui est son livre sur la secte Aum, est passionnant ! Parce que justement il a un aspect philosophique. A la fin il s’interroge sur ce qui fait que des gens brillants parfois même altruistes se sont retrouvés là-dedans à déposer des poches de qu’ils ont crevé à coups de parapluies pour tuer des gens ! Qu’est-ce qui les a amenés à ça ? Et lui il répond en disant : « Ils ne sont pas très différents de vous et moi, comme vous et moi ils en ont marre de vivre dans une société qui ne leur apporte ni satisfaction ni élévation morale et y’en aura d’autres comme eux. » Je pense qu’il a complètement raison.

Sur cette vision très noire de l’Homme, quel est l’animal que vous préférez à l’homme ?

Oh bah c’est le chien, avec des périodes pour le chat.

Vous alternez chien/chat ?

Non, j’aime les chiens mais les chiens c’est le deuil. Les chiens ne vivent pas assez vieux. Donc c’est déjà accepter le chagrin d’un deuil. Et ma fille voudrait absolument un chien. Elle me tanne ! En plus elle connaît tous les chiens, c’est une vraie passion. Et c’est quand même intrigant parce que c’est sa première passion de jeune adolescente et elle ne s’en départi pas donc ça commence à me questionner, je me dis : « Qu’est-ce que je vais faire ? » Parce que je ne veux pas prendre un chien à Paris… Mais récemment j’ai eu quand même une apparition que j’ai mise dans un scénario que j’ai écrit, c’est les oiseaux ! Les oiseaux m’intéressent de plus en plus. Sur le tard.

C’est marrant, j’y pensais tout à l’heure aux oiseaux en lisant dans Philomag l’article de Yannick Haenel sur Saint François !

Hé bien figurez-vous que… Je le comprends. Parce que je me mets à les observer comme j’habite en haut d’un immeuble. Et il nous est arrivé une aventure extraordinaire avec ma fille, c’est qu’un jour on a vu apparaître un oiseau jaune sur la terrasse.

Un petit ?

Oui, un serin. Il est venu et il resté six mois. On l’avait complètement apprivoisé. Et j’avais envie d’écrire une histoire…

C’était l’oiseau à ressort du livre de Murakami !

Ah ouais ?! Ah je l’ai pas lu, il faut que je le lise.

Je veux dire, sur la couverture du livre je crois bien qu’il s’agit d’un petit oiseau jaune…

Hé bien cet oiseau m’a fait penser à écrire une histoire sur justement un père et sa fille jusqu’au jour où cet oiseau disparait et qu’il faut alors accepter la réalité et le chagrin. Quand l’oiseau est parti de notre terrasse, j’ai dit à ma fille : « Tu sais, c’est un miracle, parce que là il est en danger, il y a plein de corbeaux… » Comme on habite au-dessus du cimetière Montmartre il y a des gangs de corbeaux.

En tant qu’animal, ce n’est donc pas logique qu’il reste là…

Oui, alors : « D’où vient-il ? Qui est-il ? Quelle est son histoire ? » Il s’est probablement échappé d’une cage. Après je me suis renseigné en me disant : « Va-t-il va survivre à l’hiver ? » On avait acheté une petite cabane dans laquelle il n’a jamais été, il dormait derrière un volet, et un jour on ne l’a plus jamais revu, quelle tristesse.

Mortel transfert.

Oh la la !

Quelle est la chose la plus grotesque que vous avez faite par amour ?

Oh, j’ai traversé la France en vélo pour retrouver une fille qui ne m’aimait pas, je sais pas si c’est grotesque, je dois pouvoir trouver autre chose, je ne suis pas à une connerie près. Mais quand je dis « traverser la France » c’est vraiment traverser la France.

De où à où ?

De Paris à la Trinité-sur-Mer, ça fait 500 bornes.

Quelle est la chose dont vous n’avez pas encore accouchée ?

Mon premier roman. Je n’ai écrit qu’une biographie de 835 pages donc elle est certes copieuse…

Et ce n’est, si j’ai bien compris, que le premier tome d’un projet en trois tomes…

Oui, elle n’est pas finie, mais je crois que c’est un roman qui me manque et ça, ça vient. Je me verrais bien dans une histoire avec une verticalité, c’est-à-dire le jardin, la table, le chat, le chien, la maison, la paix, les plantes et l’écriture. La retraite. J’ai l’âge.

Une devise ?

Tout est vain, inutile.

Un mot favori ?

Un mot néerlandais.

Pourquoi ?

Pourquoi pas ? C’est une langue horrible.            

Quel sera donc le mot néerlandais de la fin ?

Godverdomme (nom de Dieu, putain, bordel – nda).