MENDELSON (2)

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24 avril 2013. 21h45. Paris 20e, bar Le Bouillon St Stef. « Moi, une quatrième, je vais pas y arriver ! » estime Pascal quand je lui propose « la même ». Ça fait trois quart d’heure qu’on parle de Mendelson, le 5e album (triple) de son groupe, Mendelson, qui réuni autour de lui, sa gratte, ses textes, son stream, Pierre-Yves Louis (guitare), Charlie O (claviers), Sylvain Joasson (batterie) et Jean-Michel Pirès (idem), une vraie matière musicale, comme en témoignera leur concert du 23 mai au Cabaret Sauvage (entre les Doors et Godspeed, s’il fallait vraiment situer). Trois quart d’heure qu’on roule, roule, et on n’est pas rendu.

On a encore de la route, assis dans l’arrière salle déserte et baignée de rouge du Bouillon. Encore des choses à dérouler seul à seul au sommet de cette table surélevée par une petite estrade, genre red room à l’abri des regards. J’ai dans mon sac quelques babioles en guise de balises GPS, au cas où : La Solitude (Ferré), Matrice (Manset), L’Imprudence (Bashung), La Route (Cormac McCarthy) et le Libé du 2 avril où Houellebecq, sale gosse gueule cassée fait la Une pour la sortie de son 3e recueil de poèmes, Configuration du dernier rivage, et lâche, roublard, que « Le monde n’est plus digne de la poésie… ») Je garde ça sous cape.

On avance, on avance, mais on est qu’à mi-chemin alors Pascal, dans un réflexe jésuitique (Manséen ?), Pascal qui n’est pas le leader des National (se définissant volontiers comme « un mauvais conducteur qui emprunterait des heures et des heures durant la mauvaise direction sans jamais l’admettre » comme il l’a dit à Lyonel du magazine Magic), Pascal, qui est un mec carré, un mec qui file droit tant qu’il peut, décline le « refill » pour mieux gérer l’essence. Il veut « rester conscient jusqu’au bout ». (« Prends-moi un verre d’eau, on dira que c’est de la vodka. ») Oui, c’est mieux. Surtout que c’est l’heure du « shoot ».

Johanne vient d’arriver et c’est mon atout photo sur cette interview. On s’est jamais vu. On est entré en contact y’a peu via Facebook. Johanne c’est une journaliste d’aujourd’hui. Une journaliste qui fait plein de choses dans le monde du rock indé, d’autres choses avant celle d’écrire. Elle a crée un site, Brutalize Me, où elle fait du live report et des photos de concerts, mais elle est surtout tour manageuse de groupes plutôt punk rock. Oui, elle est dans le camion avec eux, « embedded », s’occupe de l’hôtel, du merchandising… Et Pascal ça l’intéresse. Parce qu’elle est jolie sans doute. Et que lui aussi s’occupe de tels groupes.

Il bosse une partie de l’année sur la prog du Festival BBmix, qui se tient chaque automne depuis 2005 à Boulogne-Billancourt. Un festival en marge à tous points de vues (temporel, géographique, musical), puisque par exemple l’édition 2012 avait Spain, Ty Segall et Beak en guise de têtes d’affiches. Mais c’est bien beau la musique quand elle est pure, radicale, en marge (on en parlera encore tous trois après l’interview, s’en fumant une sur le trottoir, de celle des autres, Bowie, Pavement, Bill Callahan, etc.), c’est bien beau, mais ça nourrit pas son homme. Alors le restant de l’année Monsieur Bouaziz Pascal a un taf alimentaire.

« Ça me prend forcément beaucoup de temps et d’énergie, confiera-t-il, sans le nommer, à ce cher Lyonel Sasso de la revue pop Magic, mais je ne saurais pas dire si cette situation altère ma création. A une époque je pouvais être mentalement disponible pour la musique pendant des journées entières. Ce n’est plus le cas. Mais je mange à ma faim et je nourris ma famille, c’est déjà pas mal. Et dans le monde du travail, tu rencontres des parcours et tu recueilles des témoignages. C’est brut et essentiel. J’ai raconté tout ça dans « Pinto » (ndlr. un morceau extrait de l’album Quelque Part, 2000), un type qui existe vraiment. »

Pour lui, « la valeur travail » n’est donc pas une entrave : « Par exemple Pessoa a travaillé consciencieusement toute sa vie, ce qui ne l’a pas empêché d’être extrêmement prolifique et de créer des doubles de lui-même. Et d’un autre côté Springsteen a signé les plus belles chansons sur le travail, la misère sociale et le chômage sans avoir jamais vraiment bossé en parallèle. De toute façon, on fait toujours des procès ridicules. Cendrars, on l’accusait de décrire des endroits dans lesquels il n’était jamais allé. Moi, je ne suis jamais allé en Amazonie par exemple mais je connais l’endroit grâce à Manset et Claude Lévi-Strauss. » 

Tout est là : « Comment un homme peut-il se réjouir d’être réveillé à 6h30 du matin par une alarme, bondir hors de son lit, avaler sans plaisir une tartine, chier, pisser, se brosser les dents et les cheveux et se débattre dans le trafic, se faire chier à se trouve une place de parking pour un job où il produit essentiellement du fric pour un autre type qui en plus lui demande d’être reconnaissant d’avoir cette opportunité ? » disait Bukowski. Il peut pas. « Il faut apporter sa propre lumière dans les ténèbres. Personne ne le fera pour nous » dira Pascal, citant lui-même le poète, sur son précédent disque. Allez, retournons à la mine.

« Qu’ils viennent, je sais me battre »

 

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Bon je sais, c’est un peu con de formuler ça comme ça mais le dernier album à avoir fait avancer le schmilblick de la chanson en France, musicalement, textuellement, c’était L’Imprudence (il acquiesce – nda), parce qu’après, artistiquement, Bashung a rétrogradé avec Bleu Pétrole. Et en écoutant ton album, en tant que journaliste et passionné de chanson rock, j’ai titlé, et je me suis dit : « C’est comme s’ils faisaient l’album crescendo que Bashung n’avait pas pu faire après L’Imprudence, dans la noirceur, dans le texte et dans le spectre musical. »

(Il acquiesce à nouveau d’un petit signe de tête – nda) Alors ce qu’est rigolo c’est que L’Imprudence je l’ai pas écouté à l’époque. Je l’ai écouté que la semaine dernière. Il a été tellement encensé au moment où il est sorti que, je sais pas pourquoi… Mais je suis tellement snob aussi que des fois ça me joue des tours. Mais quand je l’ai écouté, j’ai senti ce que tu dis, j’ai senti que…

Ce disque avait imposé un tel respect…

Il avait une telle liberté ce mec-là… J’ai été très triste quand il est mort parce que je l’ai jamais croisé et que – j’aime pas dire du mal des gens – mais qu’il est fini son album avec…

Gaëtan Roussel…

Ouais. Je trouvais ça triste. Bon, pas forcément pour lui ni Gaëtan Roussel, pour eux c’était peut-être super, mais pour moi, pour moi, je me disais : « Mais merde, putain, pourquoi j’ai pas fait, pourquoi pas fait la démarche, pourquoi j’ai pas exprimé clairement… »

Y’aurait peut-être eu un truc à faire…

Oui, ou ne serait-ce que le rencontrer, ne serait-ce que lui dire… Donc… J’ai été très triste quand il est mort. Mais à la limite il aurait pas eu besoin de faire L’Imprudence pour que je fasse cet album. Déjà, Play Blessures, déjà Novice, les deux me suffisent à faire cet album. Par exemple les textes de mes deux premiers albums, je les écrivais en écoutant Novice en boucle. Je pouvais pas écouter autre chose et ça m’aidait tout simplement à… J’écrivais les textes en écoutant sa musique. Donc il avait pas besoin de faire L’Imprudence. Mais je l’ai écouté et ça ma scotché un peu quand même. C’est peut-être lié aussi au moment où j’en suis dans ma vie, à des trucs, des histoires très personnelles, mais y’a là des chansons qui ont un écho, une force. C’est une puissance très particulière. Et puis il a un phrasé, une liberté dans le phrasé…

Qui est fort, oui. Mais sur certains de tes nouveaux morceaux j’ai trouvé que ton phrasé se rapprochait parfois de celui qu’il a sur L’Imprudence, que tu y as aussi trouvé ta manière de dire les choses en avançant dans le vide, un fantomatisme, notamment sur « Une Seconde vie », je crois que là j’ai pensé à « Faisons envie »

Écoute, oui, c’est marrant parce que « Faisons envie » c’est une de celles sur lesquelles je suis resté accroché. Mais ma préférée c’est la dernière de l’album, qui est la reprise de la première…

« L’Imprudence » finale qui reprend à l’harmonica le « Tel » inaugural, genre Dead Man titubant sous les astres…

Oui, là il fait un truc qui n’a pas été fait : c’est Talk Talk avec un texte en français.

C’est exactement ça. Jean-Louis Piérot qui a travaillé sur Fantaisie Militaire m’a dit que c’est ce qu’il avait en tête dès Fantaisie Militaire : partir dans la direction de Spirit of Eden

Bah il a réussi. Il a réussi vraiment d’une manière… Mais il était… Oui, donc effectivement quand je fais des albums c’est à eux que je parle, c’est à Bashung, c’est à Ferré, c’est à Brigitte Fontaine, à Barbara, à Dylan, à Leonard Cohen. C’est très prétentieux mais en tous cas c’est à eux que je parle, c’est pas – avec tout le respect que j’ai pour Dominique et même Katerine dont j’ai adoré Robot après tout – c’est pas à eux que je parle, c’est aux aînés.

Je vois. Ça va peut-être t’étonner mais quand j’ai écouté ton album, je n’ai pas pensé qu’à Bashung ou à ces aînés, j’ai aussi pensé à Sébastien Tellier. Il y a quelques temps, je crois que c’était durant la promo de Sexuality, il disait qu’il voulait faire un album sur la morosité et la standardisation presque sectaire que lui inspire les lotissements des villes nouvelles. Il n’a jamais fait cet album et une nouvelle fois je me suis dit : « Bah voilà, cet album c’est Mendelson qui l’a fait. » Vois-tu ton album ainsi, comme un projet sur la dépression de ces gens, de cette France-là…

Oui, la résignation.

Vu sa musique et son orientation freak depuis Politics, je ne vois pas trop comment Tellier aurait fait ça, surtout qu’à mon avis, comme on l’a vu, c’était moins une question de musique que de texte et de stream of consciouness…

Peut-être, je sais pas, j’ai toujours du mal à parler des autres parce que je les écoute très peu, c’est navrant. Mais le peu que j’ai entendu me rend curieux de ce qu’il pourrait faire là-dessus… Hier ou avant hier, un mec me parlait de Houellebecq et de son album avec Burgalat…

Ah oui, Présence Humaine, tu l’avais écouté à l’époque ?

J’avais écouté un ou deux morceaux et dans un premier temps je me disais : « C’est quand même dommage que Houellebecq soit allé voir Burgalat et qu’il ne soit pas venu nous voir nous. » Et en même temps je pense que ce côté easy listening c’est précisément ce qu’il cherchait pour que ce soit encore plus pervers, tordu. Comme de la musique d’ascenseur pour des gens qui vivent isolés dans des ascenseurs. Donc Tellier pourquoi pas, ouais. Mais… c’est quand même bizarre que quelqu’un d’aussi talentueux aille faire l’Eurovision. Je me dis : « T’as pas autre chose à foutre ? » Parce que le mec il a l’air d’avoir du talent. J’ai vu un extrait sur scène : il a beaucoup d’humour, de décalage, il a l’air très fort…

Oui, mais justement son talent c’est aussi son personnage, sa façon d’être donc il a besoin des médias de l’image pour le faire valoir, ça fait partie de sa musique, de son univers, de sa démarche, donc cette télé, il pouvait pas refuser…

Oui, mais pourquoi cette image ? En fait voilà : j’attends l’album dépressif de Tellier.

Bah il l’a fait.

Ah bon (rires) ?

Oui, son premier album, L’Incroyable Vérité, était très noir, instrumental, perché. Il parlait de deuil, d’enfance, de filiation, de la famille…

Ah ouais ? Bon bah faut que je revienne en arrière. (Silence.) Mais c’est pour ça que l’album Robot après tout est très très fort, parce que là il arrive à combiner les deux (l’humour de la forme et la noirceur du fond – nda) d’une manière complètement dingue. C’est un album qui m’a fait énormément de bien.

Oui, je me souviens que tu m’en avais parlé à l’époque de Personne ne le fera pour nous. Y a-t-il a nouveau des choses qui t’ont plu et stimulé à ce point quand tu faisais ce nouvel album ?

Alors euh… J’ai énormément écouté Wilco mais je pense pas que ça ait eu plus que ça un impact sur moi. Je vois beaucoup de concerts mais j’en ai vu qu’un seul qui m’a vraiment retourné c’est le concert des Swans

Les Swans ? C’est pas un groupe un peu post rock ça ?

Oh, non, non, c’est du rock très lourd, très bruyant, très gothique, avec un truc très désagréable pour moi parce que ça ne tient absolument pas compte du spectateur mais dans la radicalité, dans la liberté qu’ils s’octroient, c’est très libérateur. Tu vois, je suis toujours entre les deux moi. Les mecs qui prennent énormément de liberté, je trouve que c’est très très agréable, et en même temps y’a toujours un côté un peu je-m’en-foutiste qui m’énerve.

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Justement, comment gères-tu ça dans ta propre musique ? Parce que chez toi, c’est pareil, il y a cette liberté radicale. Quand j’ai écouté ton album, je me suis demandé : « Mais il a conscience qu’il va vraiment miner le moral des gens là ? » Parce qu’on n’est pas dans la mélancolie là, le spleen, on est dans le cafard d’un ici-bas fermé à double tour ! La tartine de merde. Te demandes-tu comment tout ça va être reçu, la place que ça pourra prendre dans la vie des gens ? Moi j’ai écouté ton album deux fois mais voilà, moi je bosse dessus, c’est différent…

Ouais. Moi personnellement je peux lire Faulkner et Faulkner ça me fait un bien fou. Je peux regarder Dodes’kaden (film d’Akira Kurosawa sorti en 70 qui raconte la vie de marginaux autour d’un bidonville – nda), le revoir et le revoir et moi ça me plait. Les œuvres noires me font du bien. Parce que j’ai l’impression qu’elles correspondent à ce que je ressens. Et du monde tel qu’il est, j’ai l’impression qu’elles ne font pas l’impasse. Moi ce que je ne supporte pas, et ce qui me mine, c’est quand je tombe sur des livres ou des disques qui font l’impasse. Là, des fois, ça me met même en colère. A une époque je parlais beaucoup des nouveaux chanteurs français et – ça se trouve je te l’ai déjà dit la première fois qu’on s’est vu – je disais que c’était Maurice Chevalier sous l’occupation quoi. Vraiment, j’ai cette sensation-là très souvent et je me dis (il tape du poing sur la table – nda) : « Mais merde quoi ! »

« Qu’est-ce que tu apportes, pourquoi tu t’exposes ? »

Et puis surtout : « Tu collabores avec l’ennemi quoi ! » Je veux dire, en faisant de la ritournelle – pour reprendre un titre de Tellier mais sans parler de Tellier hein – tu collabores avec l’ennemi ! Tu participes à l’anesthésie générale et à l’euthanasie générale en ne parlant pas des choses qui se passent réellement donc voilà, c’est juste du temps de cerveau disponible et toi tu participes à la petite piqûre quotidienne qui fait que bon bah tout va bien. Comme la télé, les jeux vidéo, la radio…

En gros tu es en train de dire que dans le monde dans lequel on vit la pop, ou ce qu’on appelle la pop, c’est devenu un truc de collabo.

Pourtant la pop ça a été un mouvement de révolution.

Mais maintenant ?

Mais maintenant c’est pour vendre du Kiri. A une époque c’était pas ça. Les Beatles c’était de la grande pop musique mais ils véhiculaient autre chose, ne serait-ce que par leur allure, et la manière de chanter de Lennon, révolutionnaire, très violente. Moi, c’est ça que je préfère écouter, donc je vais pas me mettre à faire autre chose que ce que j’aime moi, tu vois ? (Silence.) Mais comment je vis ce que je fais ? En sachant que c’est assez douloureux mais que ça me fait aussi un effet. Peut-être aussi qu’à force, avec les albums, je deviens un petit peu drogué et qu’il faut que j’augmente à chaque fois la dose.

Oui.

Peut-être que c’est ça.

Le précédent était déjà noir mais celui-là l’est tellement qu’à la réécoute, à côté, Personne ne le fera pour nous c’est de la rigolade, « Le Petit bonhomme en mousse » quoi. Jusqu’où vas-tu aller ? Je veux dire, là c’est serré. D’ailleurs cet album n’a même plus de titre, il s’appelle juste Mendelson, comme si ça y est, la boucle était bouclée. Est-ce le cas, est-ce la fin d’un parcours ?

C’était conçu pour. Ça fait 5 albums, comme les 5 doigts de la main et comme la fin de quelque chose, oui. Pour moi, la dernière chanson – enfin une interprétation qui pourrait être la mienne – c’est que le mec il meurt quoi. Il disparaît.

Oui, mort qui s’éternise avec un certain faste comme dans « A mon enterrement » de Ferré, mais en plus drôle là, avec un sens de l’absurde, de la poupée qui se détraque, pathétique…

Oui, oui, voilà et il sera plus là après. J’espère… Dans la bio du disque, Stan Cuesta, le journaliste qui l’a écrit, dit : « On voit pas bien où il pourrait aller après à moins qu’il se condamne à la lumière ». Et j’aimerais bien…

La lumière ? Ça me fait penser au dernier album de Dominique A, qui en parle dans plusieurs morceaux, à commencer par le single…

Oui, « Rendez-nous la lumière »… Là on est quand même pas loin de Jean-Louis Aubert, de Bénabar ou de Sinclair, non ?

C’est un chouilla pop démago… La lumière, pour toi, ce serait quoi ?

Faire des haïkus par exemple.

Partir carrément à l’opposé.

Oui, dans le très très court, et dans ce qui essaie de faire entrer un peu de lumière. Mais y’a encore des textes là (il se tapent sur la tête – nda)…

T’as pas fini cette vidange ?

Oui, y’a encore des textes et des personnages qui sont là à demander…

A sortir…

Ouais.

Et donc tu ne voulais de titre pour cet album ?

J’ai hésité. Au départ chaque disque avait un titre et puis ça m’a semblé un peu vain, j’avais pas envie que les gens disent : « Ah bah moi je préfère tel album et tel album ou j’isole l’un de l’autre. » Donc non : Mendelson, 1, 2, 3.

Je t’avouerai que j’isole le CD2 et sa chanson de 54’25 » parce que c’est dur de se dire qu’on va lancer un truc qui va durer tout ce temps non stop. J’aime le format album, mais cette chanson fait peur parce qu’il y a cette idée du « pas de pause », presque du « pas de fin ».

On m’a déjà fait cette remarque mais je pense que tout le monde va décrocher si je fais une pause au bout de 20 minutes. Si y’a une chance pour que les gens restent jusqu’au bout, faut pas que ça s’arrête (rires) !

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Et après, comment vois-tu la vie de cet album ? Des concerts sont-ils encore envisageables ? Te propose-t-on des dates ?

Oui, là on va faire la Villette Sonique. Et je pense qu’il y aura des dates à la rentrée. On en a trois d’ici là. De toute façon, ça a toujours été très dur de trouver des concerts.

T’en fais combien généralement en un an, après la sortie d’un disque ? Tu sais ?

Une petite vingtaine. Comparer à des groupes qui tournent, c’est rien. Avec ça, tu ne fais pas une intermittence.

Tu ne vis pas de ta musique ?

Non, mais longtemps j’ai essayé.

Quand as-tu arrêté d’essayer ?

Depuis… 2005. Donc c’est récent.

Tu penses que c’est ce qui fait aussi ta force ?

Pfff j’aimerais croire que j’ai pas besoin d’avoir un boulot pour être libre dans ma pratique, j’aimerais le croire. Mais probablement que si… Là, j’ai pas de contraintes commerciales, j’ai pas un directeur artistique qui me dit ce que je devrais faire ou pas… Tu sais, un des morceaux les plus longs et les plus beaux de Dylan c’est « Highlands » (qui dure 16’32 » – nda), sur un des ses albums d’il y a 10 ans (Time Out of Mind sorti en 97 – nda). Dylan, il avait 65 ans (en fait 56 – nda), et y’a quand même un DA qui lui a dit : « Ah, « Highlands », elle est super : tu l’aurais en version courte ? » A Dylan, ils sont encore en train de lui demander ça.

Faut oser.

Donc effectivement, moi je n’ai strictement aucune contrainte si ce n’est la contrainte que le morceau me transmet. Mais malgré tout, Stéphane Grégoire, le patron d’Ici d’ailleurs, qui m’a signé avant que l’album soit fini et à qui je l’ai envoyé le premier parce qu’il avait collaboré à la sortie physique du précédent, lui il prend le truc et il dit : « Ok, je le prends en entier, c’est fort comme ça. » Il dit pas : « Écoute, la chanson d’une heure on va la mettre en streaming gratuit sur le net. » Non, non, et je pense que c’est pas de la philanthropie de sa part, je pense que ça lui fait de l’effet et qu’il se dit – parce que malgré tout il vend des disques, c’est son métier – « Là, il y a quelque chose qui peut trouver son public. » Donc moi après je lui fais confiance, mais je me fais aussi confiance parce que l’album est à disposition. Plein de gens me disent : « J’arrive qu’à la moitié » ou « Je l’ai écouté une fois, je le réécouterai jamais, c’est vraiment trop dur » mais il est à disposition, il est là, voilà.

Oui, et j’imagine que c’est déjà quelque chose pour toi de te dire que cet album existe et qu’il est à disposition des gens.

Oui, oui, oui. Par exemple, récemment j’ai reçu un message sur Facebook – je comprends absolument pas comment ça fonctionne mais on m’a transmis le message. C’était une fille qui était dans sa voiture, elle avait entendu un morceau de l’album sur Jet Fm, une radio de Nantes. Elle s’était arrêté, elle l’avait écouté jusqu’au bout, elle était bouleversé. Donc il y a beaucoup de gens qui vont dire : « Non, pas moi. » Et y’a des gens qui vont dire : « C’était mon morceau. »

Je crois que c’est ce qui s’est notamment passé avec « 1983 » sur Personne ne le fera pour nous. Il a tellement touché les gens que c’est devenu un morceau un peu à part de ton répertoire. Le morceau « chouchou ».

Ouais, ouais. Mais je pense qu’il y aura moins de retours de ce genre pour celui-là…

Quand j’ai découvert « 1983 » à la sortie digitale du disque, j’étais encore pas mal dans le dernier album de Dominique A, L’Horizon, sorti un an plus tôt. Et « 1983 » me rappelait un des morceaux de son disque, « Rue des marais ». C’était aussi un long stream of consciousness sur le thème de l’enfance vu par l’homme qu’on est devenu. Comme un retour brumeux sur les lieux du crime. Je le trouvais très beau (je lirai plus tard sur le site de Voxpop que Dominique A considère que c’est là son meilleur texte) mais dans le même genre ton morceau allait plus loin, à tous les niveaux.

Je connais pas ce morceau, faudrait que je l’écoute (je lui enverrai quelques jours plus tard, il me dira que « ça faisait longtemps » qu’il n’en avait « pas entendu une belle de lui » et qu’à l’avenir il faudra qu’il « fasse plus attention » – nda)

C’est comme un paysage, un film qui s’ouvre sur le souvenir presque reconstruit, fantasmé, songeur, d’un homme qui se revoit évolué enfant, comme s’il enquêtait sur ses origines, la véracité de sa mémoire, de ses souvenirs. Mais voilà, là où Dominique A reste sous la barre des 7 minutes, toi tu outrepasses les 11…

Dominique… il a toujours voulu tout contraindre. Je pense qu’il a un souhait profond de faire de la musique pour les gens et en même temps il a un truc qui le retient et ça l’empêche d’être aussi fort que ce qu’il pourrait être.

Ah oui, tu penses ?

Ouais.

Et toi, qu’est-ce qui te prémunirait de ça ? De cette envie de plaire un minimum ?

Bah je pense que ce qui me prémunit de ça c’est que contrairement à lui moi j’ai pas de maison de disques, je tourne pas beaucoup, j’ai pas une entreprise Dominique A à faire tourner…

Je sais pas si tu avais lu ça mais ce que tu dis là me rappelle l’article qu’avait fait le magazine Voxpop sur le business de Dominique A au moment des 20 ans de La Fossette et de la sortie de Vers les lueurs (« Dans les poches de Dominique A », Voxpop de janvier 2012). Ils avaient parlé argent avec lui, décryptant ce que ça génère quand il sort un album entre les ventes d’albums, les concerts, etc. Je me souviens qu’une fois j’en avais discuté avec une amie musicienne (Agnès Gayraud de La Féline), elle avait lu l’article et elle m’avait dit en gros qu’elle était étonné qu’il ne se serve pas de l’argent qu’il gagne pour monter une structure et produire d’autres artistes. Ça m’avait fait un peu cogiter cette histoire. Devrait-il le faire ? Non. Mais en même temps s’il ne le fait pas, qu’est-ce que ça dit de lui ?

Alors s’il le fait pas, je sais pourquoi. C’est lié à sa position auprès de notre génération et plus encore auprès de celles qui ont suivi. Je suis arrivé 3 ans après lui, sur le label (Lithium – nda), et déjà c’était un aîné. Moi je l’ai vu à son premier concert parisien et là aussi, ça a été un personnage très libérateur. Donc moi je suis arrivé dans une position où il était déjà à abattre. Presque, presque (rires) ! Et j’avais beaucoup d’amour pour lui mais quand même, c’était à lui qu’il fallait se confronter. Et je pense qu’il en a beaucoup souffert parce que lui il avait pas l’impression d’être un aîné, lui il avait l’impression qu’il galérait comme moi. Mais y’a pas que moi, tout le monde était après lui !

Oui, mais ça c’est aussi lié au fait que la presse musicale de l’époque, Inrocks en tête, le dressait en nouvelle égérie du rock littéraire.

Oui ! Donc pourquoi il ne produit pas, pourquoi il aide pas les groupes ? Je pense que c’est tout simplement parce qu’il en a marre de se prendre des groupes plein la gueule. Il en a marre d’être considéré comme le boss. Il a envie d’être peinard.

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Et toi, est-ce que tu ne pourrais pas devenir un jour l’homme à abattre ? Suite à je ne sais quel engouement miracle, à je ne sais quel magazine – Télérama ? – qui t’aurait mis en avant comme nouvelle égérie du rock littéraire, tout ça faisant boule de neige, on ne sait jamais, ça pourrait arriver…

Qu’ils viennent.

Comment ?

Qu’ils viennent (rires) ! Je sais me battre (rires) ! Nan, mais par exemple là on va faire la première partie d’un groupe qui a un lien très fort avec ses fans, Fauve

Ah oui ? C’est marrant ça parce que la première fois que je les ai écoutés je me souviens de m’être dit qu’ils me faisaient l’effet de Diabologum ou de Mendelson de la génération Y, tu vois ?

Oui. Et on m’a aussi parlé d’un autre groupe qui s’appelle je sais plus comment, genre l’Usine ou l’Entreprise (peut-être pense-t-il à Blind Digital Citizen – nda) et un ami m’a dit : « Hé, il faut que tu sortes ton album parce que là y’a des mecs qui sont en train de marcher sur tes plate-bandes ! »

Oui, ils te concurrencent sur ton créneau si on peut dire que tu as un créneau… !

C’est ça, c’est comme si j’avais une boutique (rires) ! Donc il fallait que je sorte mon produit. Mais bon, j’ai encore jamais écouté un truc où je me disais…

Que tu serais obsolète si tu sortais après.

Oui, et pourtant quand j’ai écouté un titre de Fauve, honnêtement – et ça met en colère mes fans – j’ai trouvé ça 1000 fois mieux que dix milliards de trucs que j’écoute en ce moment toute la journée…

Ils disent des choses émouvantes et fortes, sur leur génération, sur l’époque…

Et puis le mec il pose sa voix sans affectation, c’est touchant, moi j’aime ça, bien sûr. Et puis tout le monde dit : « C’est scandaleux que vous fassiez leur première partie ! » mais s’ils étaient pas là, je pense pas qu’on aurait eu ce concert. Parce qu’ils attirent plus de monde que nous.

Oui, j’avais voulu les voir sur scène début janvier à L’International, c’était une de leurs premières vraies dates, attendues, et y’avait tellement de monde que c’était invivable, absurde, à devenir agoraphobe. Vive le buzz !

Ouais. Mais qu’ils viennent, moi ça me dérange pas. Et puis honnêtement, je pense pas être si imitable que ça. Et si je suis imitable c’est peut-être comme Diabologum qui a été beaucoup imité dans ses défauts mais pas dans le truc vraiment révolutionnaire qu’ils ont eu. Des gens ont retenu les gimmick, oui, les trucs un peu ridicule qu’ils pouvaient avoir, et ça, ça tient jamais, ça tient jamais. Regardes, dernièrement un truc m’a frappé : je suis retombé sur un vieil article sur nous dans un très vieux journal qui s’appelait L’Indic. Je l’ai relu et aucun des artistes dont ils parlaient n’est encore en activité.

Ils n’ont pas eu un grand flair.

Oui, et ce que je veux dire c’est que ce qui est beau pour moi avec Michel (Cloup, ex membre du duo Diabologum – nda), au-delà de notre relation d’amitié et de travail en commun, et c’est que voilà, on dure. Bon gré mal gré, on sait pas pourquoi mais on est toujours là.

Oui, le temps fait son œuvre et à partir d’un moment, les gens qui sont encore là, on se rend compte qu’ils n’y sont pas pour rien. C’est les plus fort, et passionnés, parce qu’ils ont tenu, évolué. Michel Cloup, je l’ai vu en concert il n’y a pas si longtemps…

En duo ?

Oui, avec son batteur (Patrice Cartier) au Batofar, et ce concert m’a euphorisé parce que déjà, ça jouait vraiment, ils construisaient le morceau à deux sur le fil du rasoir, sous nos yeux, avec juste une guitare, une batterie et quelques pédales de samples. Ça disait des choses et même si c’était des choses noires, pas jojo, de les voir combattre, faire tenir le truc devant nous, ah ! c’était jubilatoire.

Bien sûr, bien sûr.

Et pour moi y’a pas beaucoup de chanteurs qui, comme lui, disent des choses qui soulagent (je pense à des morceaux comme « Le Cercle parfait », « Cette colère »et « Plusieurs fois cet après-midi » sur Notre Silence, son dernier album, sorti en 2011), qui soulagent parce qu’elles vont chercher loin en nous, tu sais, comme le papillon quand on jouait à Docteur Maboul ?

Oui (rires) !

Et ça, ce soulagement et ce sentiment de combat et de fraternité retrouvée est assez spécifique à cette chanson rock, on ne peut pas l’avoir si fort dans les livres parce qu’il n’y a pas cette co-présence de la voix et/ou de scène…

Oui, et y’en a peu qui font ça et donc moi ça me fait beaucoup de bien qu’il existe Michel. On a eu tous deux un peu de succès avec nos derniers albums mais lui il a aussi beaucoup tourné, alors tu te dis : « Ah, c’est encore possible ? » même si on ne tournera jamais autant que lui, parce que lui il a vraiment enchainé, enchainé. Il remplit les salles, les gens reviennent, et c’est bien ce qui fait, alors tu dis : « Ah merci ! »

Et donc, quel comportement adopterais-tu face aux médias si jamais ils en venaient à te voir comme le nouveau big guy de la chanson française ? Face au vide actuel de nouvelles grandes figures dans la chanson rock ça peut arriver, surtout que tu as aussi un physique à la fois sobre et marquant. Quand je t’avais vu en concert au Divan du Monde en 2008, je m’étais dit ça : « Ah ouais, Pascal Bouaziz il a une belle stature Gaullienne… »

Gaullienne ?

Ouais, grand. Et ténébreux ausssi, un peu Jim Morrison.

Ah ouais, d’accord (rires) !

C’est important !

Le jour où Michel Drucker m’invitera (rires) !

Oui, mais je crois qu’en fait c’est fondamental, que y’a un truc inconscient qui se joue là, fait écran. Bashung, lui, avait une stature Mitterrandienne. Je crois que j’ai toujours fait l’analogie. Que je l’ai toujours vu comme ça. Pour incarner son époque, un chanteur rock doit donc aussi avoir un certain corps, un certaine gueule. C’est, in fine, ce qui le rend vraiment présidentiable. Et voilà, toi, à mes eux en tous cas, tu as ce côté Gaullien, et tes chansons parlent de la France moyenne, qu’en chie, c’est ton : « Je vous ai compris » !

Faudrait donc que je fasse gaffe à pas me choper l’attentat du Petit-Clamart… Nan, mais je ne rêve plus à ce genre de choses, c’est quelque chose qui m’a beaucoup aidé à dormir, l’imagination du succès…

Mais plus maintenant ?

Oui, encore moins dans le monde dans lequel on vit. Ce serait vraiment aberrant. En même temps, tout le monde a adoré le Robot après tout de Katerine alors qu’il est très noir donc bon… Je suis pas anti succès hein, si le succès arrive avec beaucoup d’argent, beaucoup d’amour, je saurai prendre sur moi.

Et les remercier dans la foulée avec un album épanoui, Bisounours ?

Oh non, oh non, je commencerai juste « à vendre mon désespoir comme du savon à barbe » comme disait Léo Ferré.

Merci Pascal.

De rien, un plaisir.

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Photos par Johanne Chabal du site Brutalize Me.

5 réponses
  1. Aline Nicolas
    Aline Nicolas dit :

    J’y entends une connexion avec l’auvergnat de mon coeur. (on ne se refait pas). C’est très beau. Mais je préfère les photos. Hé, ton fameux carnet !!

  2. Aline Nicolas
    Aline Nicolas dit :

    Il aime pas les gens mais il aime la mer, la Belgique, Springsteen. Et il aime qu’on l’aime.
    D’accord.

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