MARIANNE DISSARD

1. The Cat Not Me.

27 dĂ©cembre 2013. 17h48. Par mail. Entre Paris et Nantes : « Rien de prĂ©vu en France », m’informe Marianne Dissard avec qui je suis en contact depuis qu’elle assure elle-mĂŞme la promo de la sortie de son troisième album, The Cat. Not Me, prĂ©vue le 20 janvier chez Waterworks Recordings, le studio d’enregistrement du producteur et ingĂ©-son Jim Waters (The Married Monk, The Little Rabbits, Jon Spencer Blues Explosion…). Marianne avec qui j’Ă©change de plus en plus de mails depuis que j’ai Ă©coutĂ© son nouvel album quelques jours plus tĂ´t, et qu’elle est revenu de son pĂ©riple West Coast.

Au dĂ©part j’avais pas compris mais Marianne, nĂ©e Ă  Tarbes en 69 n’est plus Ă  Tucson, elle est de retour dans l’hexagone. D’oĂą le credo de son site : « Tucson chanteuse in Europe ». Je croyais que ça voulait dire que depuis lĂ -bas, l’Arizona, l’amazone Dissard sillonnait le vieux continent. Mais non, back in Panam et rien Ă  faire. Le cul par terre. « C’est un peu compliquĂ©, mon musicien du moment est de Seattle et tourne avec un groupe occupĂ© » a prĂ©cisĂ© celle qui avait par contre deux concerts fixĂ©s pour mars, un au festival South By Southwest Ă  Austin, Texas, et un Ă  Tucson. Bizarre. Bâtard.

Moi qui voulais l’interviewer de visu (elle m’avait l’air spĂ©ciale, diffĂ©rente, je voulais une vraie rencontre, un truc vivant), c’Ă©tait râpé : de mon cĂ´tĂ© je venais de quitter Paris. ExilĂ© Ă  Nantes, en quĂŞte d’un second souffle (pour ne pas dire plus), j’essayais de faire le point sur ma vie, mes envies. Depuis deux mois. Le cul par terre aussi. Marrant que Marianne et son disque dĂ©boulent Ă  ce moment. On aurait pu se voir au Lieu Unique mi dĂ©cembre. Elle passait Ă  Nantes mais je passais Ă  Paris. Encore manquĂ©. ChassĂ©-croisĂ©. Zut, il fallait qu’on se capte, parle. The Cat. Not Me m’avait foutu la berlue.

Ce que j’avais vu m’avait frappĂ©. Cette voix, c’Ă©tait comme un fauve Ă©voluant derrière les barreaux de cette musique. Cette musique comme les barreaux Ă©voluant derrière le fauve de cette voix. Un drĂ´le de jeu de cache-cache et de prĂ©dation marĂ©cage entre cette poĂ©sie francophone et ce mĂ©tissage musical from Tucson (Calexiconnection). Pas tous les jours qu’on entend une française nous renvoyer vraiment au Mustango de Murat. Qu’on entend une nana pratiquer ce rock europĂ©en que Bashung avait toute sa vie appelĂ© de ses vĹ“ux. Une nana ou un mec. Je lui dirai : no comment, but thanks.

Elle Ă©tait donc revenue au bercail la mĂ´me Marianne et ce disque, comme la fin d’un long parcours, d’une trilogie, en porte la trace. Jetlag. Stigmate. C’est bien connu, Ă©prouvé : on ne rentre jamais au pays, quand bien mĂŞme on y remet les pieds. Un aboutissement donc ce Cat. Not Me, au sens d’achèvement, de mue. Vertige de la mue. L’entretien a donc bel et bien eu lieu, mais par mails. « Envoie-moi une première question, j’y rĂ©pondrai, et tu pourras rebondir, m’a-t-elle dit. Si ça devient trop dur de tenir le rythme, je te dirai, on avisera. » Après une pause Saint-Sylvestre, en 12 Q&R, c’Ă©tait pliĂ© (bagage).

 « j’ai grillĂ© 2-3 vies Ă  tenter de faire comme on me demandait »

 

 2. Marianne dissard kitchen

Bonjour Marianne. Ma première question va peut-ĂŞtre te paraĂ®tre un peu technico-technique, mais tu es peu connue alors pour commencer Ă  te situer j’aimerais savoir pourquoi, arrivĂ©e Ă  ton sixième album, The Cat. Not Me (six : dĂ©jĂ  !), tu te retrouves Ă  dĂ©marcher les journalistes par toi-mĂŞme. Tu es allergique aux attachĂ©s de presse ?
C’est pas technico-technique ta question, enfin pas plus qu’une question sur le placement des micros contre l’ampli Fender ou sur mes inspirations dans l’Ă©criture du texte de « Am Letzen », par exemple. Tout n’est que technique ou tout n’est que vie. C’est mĂŞme relativement bien au cĹ“ur de beaucoup de choses, ta question car c’est la base d’une rencontre et d’un Ă©change que de savoir ce que l’on fait ensemble et ce que l’on attend l’un de l’autre et de soi-mĂŞme. Donc, je te remercie de cette question des relations de cet album (mon sixième ?!) au monde et, Ă  l’intĂ©rieur de ce monde, aux journalistes aussi bien sĂ»r. Et pour te rĂ©pondre, si tu permets, je vais filer la mĂ©taphore du titre de l’album, The Cat. Not Me. Le chat, c’est moi, malgrĂ© l’affirmation contenue dans le titre. S’il y a quelque chose d’Ă©trange, de bizarre ou d’inattendu dans ma musique ou dans la manière dont je la porte avant, durant et depuis sa fabrication, il faut en faire porter la responsabilitĂ© au chat. Pas Ă  moi. Je suis le chat. Je n’aime pas obĂ©ir. Je n’aime pas ĂŞtre enfermĂ©e. Pourtant, je suis heureuse avec juste un rayon de soleil Ă  travers une vitre, un filet de sardine et de l’eau fraĂ®che. Il se trouve que pour cet album, je n’ai pas envie de et je peux me permettre de ne pas me forcer Ă  quoi que ce soit. On n’oblige un chat Ă  rien. On peut le forcer Ă  rentrer dans sa cage, Ă  avaler une pilule amère ou lui glisser de force une puce magnĂ©tique sous la peau mais on ne retient pas un chat. Les seules dĂ©cisions intĂ©ressantes que j’ai prises sur cet album ont Ă©tĂ© du domaine de l’instinctif. Ça faisait partie du jeu. J’ai eu un label pour mes deux premiers albums (Le label allemand, le Pop Musik – nda). Ils m’ont demandĂ©, puis exigĂ© que je refasse le premier, qu’ils avaient beaucoup apprĂ©ciĂ© et qui finira par trouver son (petit) public. Je m’en suis trouvĂ©e incapable. Je n’ai pas cette intelligence. Je ne connais pas de chat qui se prĂ©cipite vers le bâton qu’on lance au loin, et qu’on relance et relance encore. Imagine la tĂŞte du chat et ce qu’il en penserait. J’ai eu un tourneur pour mes deux premiers albums. Et un attachĂ© de presse. Et je peux m’attacher encore. Comme le chat, il suffit d’ĂŞtre gentil avec moi et j’oublie mes anciens maĂ®tres. Je n’en ai pas trouvĂ© de nouveaux, cependant et je m’en trouve fort aise. Sans tourneur, lors de la sortie de l’album prĂ©cĂ©dent en France, j’avais dĂ©cidĂ© de tourner Ă  pied, avec un âne, dans les PyrĂ©nĂ©es. Ce fut la seule tournĂ©e sur cet album en France. Un des plus beaux souvenirs de ma vie. VoilĂ  pourquoi j’ai acceptĂ© de te rĂ©pondre. Un attachĂ© de presse t’aurait peut-ĂŞtre zappĂ©. Moi, j’essaie de rester dans un prĂ©sent simple. J’ai dĂ©jĂ  grillĂ© deux ou trois vies Ă  tenter de faire comme on me le demandait ou plutĂ´t comme je pensais devoir faire. Alors, je ne rĂ©flĂ©chis plus. Comme le chat.

En quoi ont consistĂ©, si ce n’est pas trop indiscret, ces 2-3 vies dĂ©jĂ  grillĂ©es dont tu parles ? Parce que moi, en gros, prĂ©sentement, tout ce que je sais de toi, c’est que tu as sorti ton premier album fin 2008 (L’Entredeux, que j’avais reçu Ă  l’Ă©poque par un attachĂ© de presse qui, loin de me zapper, aurait Ă©tĂ© ravi que je t’interviewe) et, en lisant le communiquĂ© de ton nouvel album, que tu as aussi sorti Dedicated To Your Walls, May They Keep Blooming (2006), Paris One Takes (2010), L’Abandon (2011) et Berlin Two Takes (2012). Avec The Cat. Not Me, ça fait bel et bien six…
Six disques contre deux ou trois vies, je m’en tire pas si mal. En fait, je faisais rĂ©fĂ©rence aux vies que j’ai grillĂ©es Ă  refaire mes deux premiers disques en studio mais surtout en tournĂ©es depuis la sortie du premier album, L’Entredeux. L’album zĂ©ro, c’est Dedicated…, qui est la dĂ©mo de L’Entredeux, c’est-Ă -dire un enregistrement acoustique fait en petit comitĂ© Ă  la maison. A son Ă©coute, John Parish m’a demandĂ© pourquoi je tenais Ă  le refaire « en vrai » alors que l’album existait dĂ©jĂ . Je l’ai refait, en studio, avec Joey Burns aux commandes et c’est peut-ĂŞtre lĂ  que j’ai commencĂ© Ă  griller de la vie. Paris One Takes et Berlin Two Takes, ce sont deux albums intermĂ©diaires, albums de tournĂ©es et non pas tour CD comme on l’entend d’habitude. Ce sont des disques enregistrĂ©s pendant les tournĂ©es, dans des villes oĂą nous avions le loisir d’un rare jour « off ». Ils rendent compte de l’Ă©volution des albums studios, L’Entredeux et L’Abandon, au contact du public et d’un backing band qui n’est pas celui des enregistrements studio. Le troisième album de cette sĂ©rie, Beijing Three Takes, est en travaux mais il est très diffĂ©rent des deux autres, le reflet peut-ĂŞtre de dĂ©sirs musicaux qui Ă©voluaient alors dĂ©jĂ  vers plus d’expĂ©rimentation Ă  base de samples. J’espère le finir en 2014. VoilĂ , tu sais tout. The Cat. Not Me est donc le rĂ©sultat d’un rythme assez rapide de sorties et de tournĂ©es depuis 2008. Finalement, Ă©puisĂ©e d’avoir dĂ» tenir la route dans des conditions souvent difficiles, je me suis retrouvĂ©e chez moi, Ă  Tucson, dĂ©boussolĂ©e, avec un sentiment de fin de course et l’obligation de faire face aux consĂ©quences de mes propres choix de vie. The Cat. Not Me est donc, pour reprendre Ă  nouveau ce terme, l’album de l’Ă©puisement, oui, l’album de la dĂ©sillusion et de la dĂ©sincarnation.

3. Marianne dissard âne

Tu parles de Joey Burns, John Parish et Tucson comme si c’Ă©tait normal alors que pour la plupart des amateurs (musiciens ou non) de rock indĂ© de France, ça Ă©voque Calexico, PJ Harvey, tout ce qu’on ne sera jamais. Mais oui, pour toi c’Ă©tait normal car tu vivais lĂ -bas. Pourquoi as-tu quittĂ© la France pour Tucson ? Est-ce justement pour la musique, pour que la tienne soit diffĂ©rente de la musique française, pour faire vraiment de la musique ?
J’ai vĂ©cu 20 ans Ă  Tucson après avoir vĂ©cu 8 ans Ă  Los Angeles et Ă  Phoenix. J’y ai collaborĂ© avec des gens extraordinaires avec qui j’ai partagĂ© durant toutes ces annĂ©es, comme tu le notes bien, mon ordinaire, mon quotidien. Joey, Howe, NaĂŻm, Thomas au dĂ©but et puis Sergio, Brian, Gabe, Andrew… Ma famille, mes voisins, mes amis. Mais petit-Ă -petit, je me suis Ă©loignĂ©e comme on s’Ă©loigne un jour de chez soi pour se trouver et s’affirmer. Les choses lĂ -bas, Ă  Tucson, se sont faites instinctivement pour moi, sans chercher Ă  me dĂ©marquer, Ă  peine Ă  m’exposer, en composant avec mes racines, avec l’influence des musiques de mon enfance (la chanson française et mĂŞme bĂ©arnaise), de mon adolescence (la new wave, l’industrial, les anglais beaucoup) et en m’imprĂ©gnant ensuite de musiques autres et nouvelles pour moi, comme Giant Sand d’abord, X et HĂĽsker DĂĽ, Johnny Cash puis les amĂ©ricains des annĂ©es 20 Ă  70, Harry Nilsson, Hazelwood, la musique de la frontière aussi avec Linda Rondstadt, le mariachi, Vicente Fernandez… Finalement, alors que je venais d’enregistrer un premier album avec Joey Burns, un mĂ©lange de chanson et d’americana, j’ai commencĂ© Ă  Ă©couter ailleurs, autrement, vers le hip-hop, vers Minneapolis, d’abord grâce Ă  la rencontre de BK-One, un producteur du label Rhymesayers. Il m’a fait Ă©couter Gonjasufi, rencontrer Budo. J’en suis lĂ  maintenant, revenue en Europe avec de nouveaux dĂ©sirs Ă  assouvir auprès de musiciens amĂ©ricains, pour une musique encore amĂ©ricaine.

Mais pourquoi Ă©tais-tu en AmĂ©rique ? Faisais-tu dĂ©jĂ  de la musique avant d’y ĂŞtre ? Comment as-tu dĂ©couvert la chose, via tes parents ?
Je m’y suis expatriĂ©e en famille, Ă  l’âge de 16 ans, car mon père bossait pour une boĂ®te amĂ©ricaine. Rien Ă  voir avec la musique. Ni du cĂ´tĂ© de ma mère. A l’Ă©poque je ne faisais pas de musique. En arrivant, j’Ă©tais parolière et rĂ©alisatrice. J’ai commencĂ© par la poĂ©sie, puis le cinĂ©ma. Si j’ai ensuite gagnĂ© Los Angeles, c’Ă©tait pour y faire du cinĂ©ma mais il s’est passĂ© un truc la veille de mon dĂ©part pour Hollywood, Ă  l’âge de 18 ans : j’ai rencontrĂ© Howe Gelb lors d’un de ses concerts Ă  Phoenix. Nous sommes devenus colocataires Ă  Hollywood et j’ai dĂ©couvert sa musique, cĂ´toyĂ© de près pour la première fois des artistes. Ça a orientĂ© beaucoup de choses par la suite : mon arrivĂ©e Ă  Tucson quelques temps plus tard, le film que j’ai fait sur son groupe, la famille musicale avec qui j’ai par la suite travaillĂ©. Oser prendre la parole sur scène, c’est venu après y avoir goĂ»tĂ© au dĂ©but des annĂ©es 90 par des performances de danse contemporaine en France. C’Ă©tait avant que Calexico n’existe. J’ai donc fait mes classes en cĂ´toyant Howe Gelb, je me suis retrouvĂ©e sur scène pour la première fois au Palais de Tokyo, mais c’est Joey Burns qui m’a poussĂ©e finalement Ă  chanter. Il fait partie de ces gens Ă  qui on ne dit pas non. J’avais aussi la chance d’ĂŞtre Ă©paulĂ©e par NaĂŻm Amor, mon mari Ă  l’Ă©poque (musicien et compositeur français qui a quittĂ© Paris pour Tucson en 1997 et a sorti des albums en collaborations avec Joey Burns et John Convertino de Calexico, Giant Sand et John Parish – nda).

C’est « marrant », la musique, ta musique, est donc arrivĂ©e un peu par « hasard » et « accident » dans ta vie… Mais bon, la poĂ©sie, enfin le poème, n’est-ce pas dĂ©jĂ  de la musique, en un sens ? J’ai d’ailleurs remarquĂ© que tu portais une grande attention aux textes de tes chansons. La musique est assez amĂ©ricaine mais tes textes sont en français. Penses-tu qu’avoir vĂ©cu Ă  l’Ă©tranger t’a permis de dĂ©franciser le français pour en faire autre chose qui soit ta langue, ta poĂ©sie ? Et quel est le regard de tes musiciens amĂ©ricains sur tes textes, ta francophonie ?
C’est très important, les accidents et les hasards qui n’en sont jamais. Howe Gelb appelle ce phĂ©nomène « happenstance ». Tu lui demanderas un jour qu’il t’en parle. La poĂ©sie de la musique ? Je ne sais pas. Disons que, pour moi, c’est du rythme, mais rarement, voire jamais de la mĂ©lodie. J’ai commencĂ© Ă  Ă©crire des paroles de chanson quand j’ai rencontrĂ© NaĂŻm Amor. Cette collaboration a « mis en forme » ma poĂ©sie, qui est devenue pour le bien de la cause – un homme Ă  conquĂ©rir – des paroles pour un chanteur en devenir. Toujours des rencontres rĂ©vĂ©latrices. J’ai Ă©crit pour lui et Amor Belhom Duo (groupe formĂ© en 97 par NaĂŻm Amor et le batteur Thomas Belhom et qui sortira deux albums dits d’ « experimental avant pop » chez Carrot Top Records – nda) pendant plusieurs annĂ©es. Et puis un jour, j’avais, moi, des choses Ă  dire que personne d’autre ne pouvait incarner. Je les ai Ă©crites en français comme une Ă©vidence, car c’est la langue de l’Ă©motion, de l’intimitĂ© pour moi qui a grandi en France. Je pouvais d’ailleurs me dĂ©voiler tout en continuant Ă  me protĂ©ger car personne, vraiment, Ă  Tucson ne pouvait comprendre les paroles. C’est vrai qu’en chantant en français Ă  l’Ă©tranger d’abord – et si peu en France – j’ai dĂ» apprendre Ă  traiter la langue française comme un instrument de musique, sans trop me soucier de la comprĂ©hension qu’on pouvait avoir de chaque mot, chaque phrase. C’est libĂ©rateur pour quelqu’un comme moi qui vient de l’Ă©crit. Howe Gelb a d’ailleurs enregistrĂ© un texte que je lui avais Ă©crit en français et il ne parle pas un mot de français. Ça ne lui a pas fait peur. Au final, c’est pratiquement incomprĂ©hensible mais lui a aimĂ© aborder ces sonoritĂ©s autres, comme un musicien le ferait d’une guitare nouvelle, d’un instrument pas encore abordĂ©. Ça m’a libĂ©rĂ©e, oui, d’une certaine obligation par rapport Ă  la langue française. J’en ai fait quelque chose d’assez percussif. Rien Ă  faire si j’y roule les « r » comme une fille du sud ou que j’Ă©clate les consonnes comme une allemande. Ce qu’en pense mes musiciens amĂ©ricains ? Je ne sais pas trop. J’aborde des sujets qu’ils n’abordent pas dans leurs propres textes. C’est beaucoup plus personnel, intime, cru. Sans oublier que ce sont tous des hommes, des garçons souvent. Alors « Fugu » sur l’avortement, « Un Gros Chat » sur un amoureux de vingt ans de moins que moi, « Salamandre » sur la dĂ©pression clinique, « Neige Romaine » et son extrait de Pasolini, « Am Letzen » sur le suicide : j’imagine que ça doit leur sembler assez bizarre. Je me souviens qu’ils rigolaient toujours quand, dans « La Peau du Lait », je doublais la syllabe « choc » dans l’expression « choc des mots ». « Choc choc » : ça les faisait rire.

4. Marianne Dissard stud with zikos

Dans le communiquĂ© de The Cat. Not Me tu laisses entendre que ce disque est nĂ© par l’Ă©criture des textes d’abord, des paroles. Est-ce toujours comme ça que tu dĂ©butes tes disques, en couchant des textes sur du papier ? Si oui, comment ça se passe ensuite, pour les compos, les musiques ?
Au dĂ©part, oui, les textes. C’est toujours comme ça pour moi. C’est l’impulsion initiale. Je ne compose pas mes musiques, sauf, et c’est la première fois, pour cet album. J’ai Ă©bauchĂ© quelques-unes des mĂ©lodies Ă  la guitare, pour les morceaux « Am Letzen », « Election », « Heureusement sans Heurt » et « Mouton Bercail ». Pour The Cat. Not Me, le compositeur est Sergio Mendoza, qui a Ă©tĂ© mon batteur et pianiste sur nos tournĂ©es europĂ©ennes de 2009 Ă  2012. Il fait partie du groupe Calexico mais il mĂŞne aussi son propre big-band de speed mambo, Y La Orkesta. J’ai d’ailleurs rĂ©alisĂ© une de leurs vidĂ©os. Une fois les textes très largement Ă©bauchĂ©s, pratiquement finis, Sergio et moi nous sommes retrouvĂ©s chez moi tous les matins pendant une grosse semaine pour enregistrer les dĂ©mos dans le salon. Il se mettait au piano, j’avais mes textes devant moi, il Ă©bauchait des mĂ©lodies, je l’Ă©coutais et puis je prenais un texte parmi ceux qui Ă©taient lĂ , Ă©talĂ©s sur la table basse, le texte qui semblait coller Ă  la musique. Ou alors je lui proposais un texte en lui expliquant le sens, la direction que je voulais donner au morceau, en lui traduisant en anglais et il se mettait Ă  jouer. Versets, couplets : ça tombait vite en place. Je tends Ă  Ă©crire assez classiquement, des couplets et refrains assez rĂ©guliers dans leur mĂ©trique. J’ai peut-ĂŞtre appris cette retenue quand j’Ă©crivais des scĂ©narios qui sont, avant tout, le moyen de communiquer avec les autres intervenants de la crĂ©ation, un langage Ă  part entière. Pour L’Abandon, le deuxième album, composĂ© par l’italien Christian Ravaglioli, j’avais uniquement des bribes de textes, des fragments et c’est en Ă©tant Ă  ses cĂ´tĂ©s, jour après jour dans son studio, alors qu’il Ă©laborait ses mĂ©lodies note par note, que les mots se lovaient dans les phrases musicales, syllabe par syllabe. C’Ă©tait un travail d’orfèvre, beaucoup plus compliquĂ© qu’avec Sergio qui compose, lui, très rapidement, avec des phrases entières, des morceaux avec leurs A et leurs B et leurs C. Du coup, Ă  raison de deux heures tous les matins, nous avons assemblĂ© l’album assez vite. Nous avons enregistrĂ© en une prise, Ă  la fin de chaque matinĂ©e, les dĂ©mos piano et voix en posant un enregistreur Zoom portable devant le clavier. Pour ce troisième album, Sergio avait l’idĂ©e de composer quelque chose qui soit Ă  mi-chemin entre le premier, composĂ© par Joey Burns et le deuxième, soit un album entre americana Ă  la Calexico et ce que pouvait composer un pianiste italien de formation classique faisant partie de l’orchestre de la Scala de Milan. Moi, j’avais d’autres rĂ©fĂ©rences en tĂŞte. PJ Harvey avec White Chalk, les deux derniers Bashung, le How Animals Move de John Parish. Pour la suite, en studio, j’ai menĂ© les arrangements, donc rĂ©alisĂ© et produit la musique que Sergio avait composĂ©e pour mes textes. Nous avons commencĂ© par enregistrer Sergio au piano sur tous les titres. Puis Sergio est passĂ© Ă  la batterie et, avec Thøger Lund Ă  la basse ou contrebasse, ils ont jouĂ© avec les bases de piano. Ensuite, c’Ă©tait au tour des overdubs de trompette, guitares, trombone, accordĂ©on, harmonica, mĂ©lodica, piano trafiquĂ©, saxos, chĹ“urs, etc. et les voix. Puis, jusqu’au dernier moment du mix, Ă  Minneapolis cette fois, j’ai trafiquĂ© les samples sur « Doll Circa », les Ă©dits de voix et d’instruments et j’ai fait quelques choix de montage pour qu’on y voit clair dans ce foisonnement d’instruments.

Tu dis t’intĂ©resser au rap, ce qui ne s’entend pas dans tes musiques. Te plairait-il surtout vocalement, verbalement ? Te sens-tu l’âme d’une rappeuse ?
PlutĂ´t râpeuse. Non, sĂ©rieusement, quand tu me vois, tu comprends bien que j’ai peu Ă  voir avec le rap, mais il se trouve que les albums que j’ai le plus Ă©coutĂ©s cette annĂ©e sont les albums de Kanye West, les productions de Harry Fraud et de ces musiciens qui gravitent autour du Low End Theory de Los Angeles (boĂ®te de nuit qui semble tirer son nom du cĂ©lèbre deuxième album, sorti en 91, du groupe de hip-hop A Tribe Called Quest – nda), Gonjasufi, Aesop Rock. Je m’intĂ©resse surtout Ă  des choses qui m’Ă©tonnent, qui m’intriguent, qui me soulèvent, Ă  ces musiques qui me donnent envie d’aller habiter Ă  Los Angeles pour me trouver au cĹ“ur de cette Ă©mulation, lĂ  oĂą les concerts sont remplis de gens qui prennent des notes dans leur tĂŞte en Ă©coutant la musique, ceux qui rentrent chez eux après le concert en se jetant sur leurs instruments, leurs cahiers, leurs ordinateurs.
Les producteurs dont je me sens proche sont des gens de Minneapolis comme BK-One et Budo dont je te parlais tout Ă  l’heure. Ils ont une immense curiositĂ© musicale. Par exemple, Budo participe autant Ă  des projets de hip-hop qu’Ă  des albums de pop orchestrale planante. Je prends toujours une claque quand je me retrouve Ă  un live de Low End Theory. Ils passent du hip-hop instrumental d’une glorieuse inventivitĂ©. Si tout ça ne s’entend pas dans ma musique, c’est peut-ĂŞtre juste une question de temps. Je l’espère en tout cas. Je ne sais jamais qui sera le prochain collaborateur sur le prochain album. Ça se dĂ©cide assez spontanĂ©ment, toujours sur un coup de tĂŞte ou de cĹ“ur. Mais je continue Ă  ĂŞtre attirĂ©e vers ces zones frontières oĂą plusieurs genres se chauffent, se mĂ©langent. Et voilĂ , ça se trouve dans le hip-hop instrumental en ce moment. C’est pareil pour les textes, je pense sincèrement que c’est aussi lĂ  que se passent les choses les plus novatrices. Des textes d’une grande souplesse, inventivitĂ©, humour et prĂ©cision alliĂ©s Ă  une « mise en bouche » et une « mise en son » passionnantes avec au final de vrais personnages. Depuis que je suis arrivĂ©e Ă  Paris, j’ai pu voir les lives de Danny Brown, Brother Ali… J’en ai loupĂ© pas mal d’autres… Thundercat, Lil’ Wayne. Je suis tout le temps fourrĂ©e sur Youtube ou alors j’Ă©coute LLP sur France Inter (le Laura Leishman Project – nda) ou les podcasts de Rhymesayers ou Gilles Peterson. Il se trouve que ma famille musicale de Tucson n’est pas très rap. PlutĂ´t folk, rock indĂ©, mariachi, americana. Ce sont des gens qui jouent tous de tout depuis qu’ils sont mĂ´mes, qui n’ont donc jamais eu besoin de sampler quoi que ce soit. Ils m’en ont foutu, des complexes ! J’ai jamais pu apprendre la guitare ni le piano en vivant avec eux. Mais moi, par contre, et c’est peut-ĂŞtre dĂ» Ă  mon expĂ©rience de cinĂ©ma et de montage vidĂ©o, j’en comprends la nĂ©cessitĂ© et la logique. Du coup, quand je me suis retrouvĂ©e l’an dernier Ă  jouer avec Budo, qui vient de la configuration scĂ©nique « classique » du hip-hop avec un MC au micro et un DJ accompagnĂ© de son bardas d’ordinateurs et d’instruments, on n’Ă©tait ni l’un ni l’autre très dĂ©paysĂ©s.

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Niveau voix, sans ĂŞtre du tout une gueularde, tu ne minaudes pas. Ton chant est particulier. Il y a un timbre, quelque chose. Dirais-tu que tu l’as trouvĂ©e, ta voix ?
J’en ai un, de morceau gueulard comme tu dis ! C’est « Écrivain Public » qui figure dans le deuxième album (Ă  la fin du morceau elle vitupère en effet comme Brigitte Fontaine pourrait le faire – nda). Pour The Cat. Not Me, j’ai essayĂ© de trouver la voix qui correspondait aux textes. J’ai essayĂ© de diminuer les reliefs et de faire le plus dĂ©licat possible, tout en retenue, ce qui ne veut pas dire fragile. En live, c’est beaucoup plus sauvage, lâchĂ©. Enfin, je ne sais pas, c’est assez contradictoire. Il y a des moments sur le disque oĂą c’est assez théâtral aussi. Je ne pense donc pas que j’ai encore trouvĂ© ma voix. Mais ce que je sais c’est que sur cet album je me suis beaucoup amusĂ©e Ă  faire des voix diffĂ©rentes. Sur « Heureusement Sans Heurt », le bonus track, j’y ai fait une voix toute en respiration, assez effrayante. Il y a aussi des voix fantĂ´mes, sur « Am Letzen » et « Doll Circa » par exemple. Sur « Doll Circa », j’ai mĂŞme fait des voix en me gargarisant, le cou levĂ© pour chanter Ă  travers l’eau.

Toi qui explore et a explorĂ© un peu toutes les formes d’expressions artistiques, quels sont, pour chaque champ, les Ĺ“uvres ou artistes qui ont vraiment comptĂ© dans ton cheminement ?
En ordre plus ou moins chronologique et sans nommer de films, livres ou disques prĂ©cis car j’ai plutĂ´t tendance Ă  voir tout d’un auteur que j’aime, en cinĂ©ma je dirai Buñuel, Kubrick, Pasolini et parmi les vivants, Jon Jost, Gregg Araki, Alex Cox, Lodge Kerrigan et Robert Kramer avec qui j’ai eu la chance de collaborer et dont j’ai beaucoup appris (notamment une certaine intransigeance artistique) ; en théâtre/danse, Pina Bausch, Robert Wilson et surtout Ami Garmon avec qui je collabore depuis un bon moment et qui est, je le rĂ©alise maintenant, la rare femme de cette liste ; en poĂ©sie/littĂ©rature, Pasolini, Ernesto Cardenal, Richard Siken, la sĂ©rie Poems for the Millenium, Pierre Guyotat ; en musique, les Beatles, Brel, Marc Seberg, Opposition, Cabaret Voltaire, Nick Cave et Ă  partir du dĂ©but des annĂ©es 90 Giant Sand, Johnny Cash, le golden age des songwriters de Broadway (Porter, Irving Berlin, etc..), Jean Fauque, John Parish, Will Oldham, Al Foul et toute la scène de Tucson, Dominique A., Katerine, Bashung, Gonjasufi, Gaslamp Killer, Budo. Et aussi le yoga, la mĂ©ditation.

Suis-tu des auteurs-compositeurs-interprètes français particuliers ?
A part les grands auteurs « corps » comme Bashung, Catherine Ringer et Bertrand Cantat et l’ancienne garde de la chanson, les classiques indĂ©trĂ´nables, j’aime Kenny Arkana et j’aime bien aussi Inspector Cluzo. Ils ont quelque chose des showmen amĂ©ricains. Et puis un français avec la voix de Curtis Mayfield, c’est rare !

Quel est ton rapport avec le public français ? As-tu envie de te lancer Ă  son assaut maintenant que tu es de retour en France ? Car je sais pas ailleurs mais ici j’ai un peu l’impression que tes deux premiers albums ont fait plouf…
Le premier album est sorti en France fin 2008, j’y ai fait quelques concerts, un peu de radio, il y a eu des articles mais je ne pense pas, avec le recul, que j’Ă©tait prĂŞte. Les gens Ă©taient curieux – une petite française produite par Joey Burns ! – mais je commençais Ă  peine la scène, j’ai tout de suite Ă©tĂ© propulsĂ©e dans des Ă©missions de radio dans lesquelles je n’ai pas donnĂ© le meilleur. C’Ă©tait la première tournĂ©e, mes musiciens Ă©taient très jeunes, on a peut-ĂŞtre pas autant assurĂ© qu’on aurait pu. Ça a Ă©tĂ© une dĂ©ception pour le label. Ils pensaient avoir trouvĂ© un filon avec cette histoire de « chansons françaises produites par Calexico », mais ça n’a pas Ă©tĂ© aussi facile que ça. Du coup, le second album, d’une facture plus « raide » pour ajouter Ă  la difficultĂ©, est passĂ© inaperçu. Pas de tournĂ©e (sauf, comme je te le disais, des concerts dans les PyrĂ©nĂ©es, Ă  pied, avec mon âne, un vĂ©ritable retour au pays). Des journalistes diffĂ©rents, qui n’avait pas accrochĂ© sur le premier, ont accrochĂ© sur le deuxième. Mais je n’ai pratiquement rien vendu du deuxième album en France. Je ne sais pas. Je ne m’inquiète plus de conquĂ©rir quoi que ce soit. J’ai tournĂ© aux quatre coins du monde et ce que je fais est parfois accueilli comme de la chanson française, parfois comme du rock amĂ©ricain, parfois comme du folk fĂ©minin ou alors, comme en Chine, comme une musique d’extra-terrestre sous l’influence d’essences psychĂ©dĂ©liques. Moi, je ne crois pas faire de chanson française. Je chante en français, certes, mais c’est une musique amĂ©ricaine, je pense. Enfin, tu me diras. Et si je suis de retour en France, c’est un peu un hasard et c’est une parenthèse car je suis surtout de retour en Europe. Que je sois Ă  Paris, Ă  Berlin, Palerme ou ailleurs, pour moi, c’est vraiment important d’ĂŞtre ailleurs qu’Ă  Tucson en ce moment pour reprendre mon souffle et faire le point sur mes dĂ©sirs de musique, d’Ă©criture et de chant.

Merci Marianne. D’oĂą m’Ă©crivais-tu en France ?
Du canapĂ© monochrome, avec vue sur cour intĂ©rieure calme et son immense pin qui monte jusqu’au dernier Ă©tage. Au-dessus de ma tĂŞte, les voisins piĂ©tinent le parquet, leurs gamins pleurent et se font engueuler. A 8 heures ce matin, les cloches de l’Ă©glise de la place Jules Joffrin (Paris 18e – nda) ont sonnĂ©. La concierge glisse des lettres administratives et Le Monde sous la porte. Je vais sortir chercher du pain en bas de l’immeuble. Je suis bel et bien de retour en France.

6. Marianne dissard drapeau américain

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2 réponses
  1. Perruchi-Delage
    Perruchi-Delage dit :

    Bon je t’avoue suis pas fan du tout. La guitare oui elle tournoie gracieusement elle mais tu vois j’achèterais pas le disque.DĂ©solĂ©e mais tu peux pas comparer ça Ă  Gaingsbourg y a pas une once de poĂ©sie lĂ  dedans c’est un bric Ă  brac de plusieurs pĂ©riodes et je les connais bien car elle a Ă  peu près mon âge cette Marianne ! Par exemple « je ne comprends pas le silence du ciel » en 2014 c’est juste trop lourdingue dix mille fois entendu, les sons ne se rĂ©pondent pas sa voix n’est ni sensuelle ni mystĂ©rieuse, elle n’a mĂŞme pas choisi sa langue. Pour finir par une note positive la musique par contre oui on sent le texas avec l’harmonica quoique Noir DĂ©sir l’avait dĂ©jĂ  remis au gout du jour dans leur dernier album. Non c tout fake j’te dis ça manque de rĂ©elle violence ça manque de burns, ça manque de densitĂ© lyrique, tout fake, que d’chis, dĂ©solĂ©e mais en fait Ă  45 ans tu peux pas chanter ça comme si t’en avais 30, faut juste grandir, c’est ça grandir sinon tu passes pas la rampe, et lĂ  ça le fait pas. No way ! mais encore une fois ce n’est que mon humble avis.

  2. Sylvain Fesson
    Sylvain Fesson dit :

    C’est vrai que « je ne comprends pas le silence du ciel » en tant que phrase poĂ©tique, je m’Ă©tais aussi dit que c’Ă©tait limite (tiens ça me rappelle une phrase de Yves Adrien : « Sky is the limit, ne pas dĂ©passer la dose prescrite »), mais en mĂŞme temps lĂ  on est dans la phrase chantĂ©e, mise en musique, on n’est pas dans le texte devant se suffire Ă  lui-mĂŞme, dans le ciel de la page et des « idĂ©es ». Après, Ă  mon humble avis, pas la peine d’en faire tout un western ou alors si par chanson/musique interposĂ©e plutĂ´t que par commentaire !

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