PHILIPPE GELUCK (2)

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11 octobre 2013. 17h45. Paris 16e. 8e Ă©tage de la Maison de la Radio. Couloirs de France Info. Ça fait une bonne demie heure que je discute avec Philippe Geluck. De son Chat et de ce qui se cache derrière : son auteur, son histoire, son univers. En cette rentrĂ©e il est en effet pleine promo du 18e tome des aventures du Chat, sorti le 5 octobre chez Casterman, son Ă©diteur de toujours. Le terme d’ « aventure » n’est cette fois pas usurpĂ©. Glissant son Chat dans la peau de Dieu, avec La Bible selon le Chat, Geluck livre selon ses propres mots « sa première histoire longue ». On pourrait parler de mille autres choses. De la question de l’humour. De Pierre Desproges par exemple.

Geluck vient aussi de sortir Peut-on rire de tout ?, un livre dont le titre s’inspire de la cĂ©lèbre phrase de Desproges et oĂą, dixit son Ă©diteur JC LattĂ©s, entre « éclats de rires », « commentaires rĂ©voltĂ©s », « nuances » et « exemples personnels », le « crĂ©ateur du Chat » invite le lecteur Ă  rire (« …de Dieu, des riches, des vieux, des cathos, des homos, des Arabes, des Belges, de soi… ») et Ă  se mĂ©fier « du politiquement correct. » Le style y est peut-ĂŞtre savoureux mais bof, je prĂ©fère le ludisme du Chat. On reste donc lĂ -dessus, continue de prendre nos aises avec l’exercice promotionnel et Geluck ne Desproges pas Ă  la règle : il montre que l’humour est meilleur noir, avec de l’humain derrière.

 

 « SOUS DES AIRS DE BOULEVARD, JE RENOUE MODESTEMENT AVEC BOSCH »

 

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Philippe, en lisant cette Bible selon le Chat on voit que le succès vous pose question car Ă  un moment Dieu le Chat parle Ă  Geluck son Fils et vous lui faites dire : « Pour propager ma parole, tu publieras des albums de bande dessinĂ©e… et si on te propose de faire des posters, des mugs, des chocolats, des peluches, fais-le pour moi, fais-le pour tes frères humains, fais-le pour les protĂ©ger du mal » comme si c’Ă©tait un alibi gĂ©nial pour lĂ©gitimer l’argent que vous gagnez avec le Chat et soulager votre conscience.

Non, c’est quelque chose que j’ai tout Ă  fait rĂ©solu dans ma tĂŞte mais je ne comprends pas pourquoi je me fais allumer lĂ -dessus depuis des annĂ©es. Depuis le dĂ©but ! Enfin depuis que y’a des produits dĂ©rivĂ©s. Mais y’en a pas non plus des tonnes. Y’a eu des cartes d’anniversaire, ça c’Ă©tait le premier. J’ai permis Ă  un jeune mec de faire 12 cartes, après on en a fait d’autres et lĂ  maintenant il a montĂ© une boĂ®te d’Ă©dition de bouquins. Mais il a commencĂ© avec ça. Et puis y’a des chocolats, y’a du vin de Bordeaux, avec un mec formidable qui fait un vin dĂ©licieux. Donc voilĂ , Ă  chaque fois c’est des gens qui viennent me voir et qui me demandent une licence mais je n’ai jamais accordĂ© de licence sans m’impliquer totalement dans la crĂ©ation, donner mon avis sur le concept et la qualitĂ© du produit.

Vous avez donc refusé plusieurs propositions de produits dérivés ?

Oui, bien sĂ»r, Ă©normĂ©ment ! Et les personnages populaires de la bande dessinĂ©e ou du dessin animĂ© ont des milliers de produits dĂ©rivĂ©s, or moi j’en ai quelques-uns, quelques dizaines. Mais comme le Chat appartient Ă  tout le monde, qu’il est très visible et que les gens aiment ces trucs… VoilĂ , je me suis fait allumer. Moi, j’ai pas de problème avec ça. Mais pour me foutre de la gueule de ceux qui m’allument, je me suis dit : « Tiens, si c’Ă©tait Dieu lui-mĂŞme qui me confiait cette mission ? » 

Malin…

Tu sais, moi je viens d’une famille très modeste. Très immodeste sur le plan de la culture parce que mon père Ă©tait un passionnĂ© qui distribuait des films des pays de l’Est en Belgique. Il a dĂ©couvert avant la France Forman, Polanski, Tarkovski, tous ces gens-lĂ …

Du lourd !

Oui, Ă©videmment (rires) ! En plus il Ă©tait militant communiste donc c’Ă©tait une enfance très spĂ©ciale. Quand on allait voir un spectacle c’Ă©tait Le Cirque de Moscou, Les ChĹ“urs de l’ArmĂ©e rouge,les Ballets MoĂŻsseĂŻev et je pouvais pas boire de Coca-Cola, pas voir de westerns ni de Walt Disney… C’Ă©tait comme ça. Mais c’Ă©tait des gens formidables, chaleureux, gĂ©nĂ©reux, magnifiques et qui m’ont apportĂ© tellement de choses en terme de curiositĂ©, de dĂ©couvertes… Je n’aurais jamais dĂ©veloppĂ© cet imaginaire si j’avais reçu une culture plus classique comme tous les copains.

C’est quoi la singularitĂ© de cet imaginaire ?

C’Ă©tait l’humour noir, très tĂ´t. Tu as ce rĂ©flexe de dire que Forman, Polanski et tout, c’Ă©tait du lourd, mais dans ces pays-lĂ , pendant les annĂ©es communistes, y’avait aussi un humour ravageur qui Ă©tait subversif, un humour de rĂ©sistant. Je me rappelle d’un film qui s’appelait L’IncinĂ©rateur de cadavres (tournĂ© en 1968-1969, Spalovac Mrtvol, son titre original, n’a Ă©tĂ© diffusĂ© en salle qu’en octobre 2000 – nda) et qui racontait l’histoire d’une famille de croque-morts. On y voyait le gars alterner entre repas de famille et cadavres Ă  embaumer. C’Ă©tait glauque, Six Feet Under 30 ou 40 ans avant l’heure. Donc voilĂ , d’un cĂ´tĂ© il y avait très tĂ´t la conscience des injustices sociales, le discours communiste traditionnel et d’un autre il y avait cette gĂ©nĂ©rositĂ© culturelle magnifique. Mon père a simplement Ă©tĂ© aveuglĂ©, il a pas vu que le projet allait complètement dans le fossĂ©, il a pas vu les monstruositĂ©s qui se dĂ©roulaient lĂ -bas. Il voyait l’idĂ©al… Bref, du coup moi j’ai eu beaucoup de problèmes avec l’argent. J’ai toujours considĂ©rĂ© que c’Ă©tait quelque chose de mal, sale. Donc quand j’ai commencĂ© Ă  gagner des sous, le premier rĂ©flexe que j’ai eu c’est d’aider mes parents qui avaient une petite retraite et puis un jour ma femme et moi on a achetĂ© un bâtiment Ă  Bruxelles. Parce que j’avais eu des gros droits d’auteur. On se disait : « Ce sera un bon placement pour nos vieux jours, etc. » C’Ă©tait en 2003, j’avais donc 49 ans et j’ai pas osĂ© le dire Ă  mes parents.

Comme un gosse qui fume en cachette !

Exactement. Et j’ai pas osĂ© parce que je me disais : « Ils vont pas comprendre, ça va ĂŞtre compliquĂ©, la propriĂ©tĂ© c’est le vol… » Ça a durĂ© un moment et Ă  un moment je me suis dit : « Mais c’est trop con, c’est trop con… » J’ai pris ma bagnole, je suis allĂ© les voir et je leur ai fait mon coming-out : « Papa, maman, je dois vous avouer quelque chose : nous avons achetĂ©. » (rires) Et ils ont dit : «Bah formidable, c’est gĂ©nial ! » Dans ma tĂŞte, c’Ă©tait pas un problème, mais voilĂ , fallait que j’ose rĂ©gler ça avec eux. LĂ -dessus, un jour Olivier de Kersauson (navigateur, chroniqueur et Ă©crivain français – nda) m’a bien aidĂ©. Il m’a dit : « Les droits d’auteur, c’est l’argent le plus noble dont tu puisses rĂŞver. Tu voles personne. » C’est ça : j’ai jamais exploitĂ© personne, j’ai jamais volĂ©, jamais rien pris Ă  personne, je suis parti et j’ai fait mon truc, mes dessins et il se trouve que ça a formidablement marchĂ©. En plus, maintenant, ce dont je suis assez fier – et mes enfants qui apprĂ©cient mon boulot me disent que c’est ce qui les rend peut-ĂŞtre le plus fiers – c’est que j’ai créé des emplois. J’ai montĂ© une structure parce qu’il faut bien gĂ©rer le site internet, l’appli, le graphisme, les droits Ă©trangers, des trucs comme ça. Et donc j’ai engagĂ© du monde et oĂą est le problème ?

C’est une façon de partager les richesses.

Oui, et en plus pour un coffret comme celui-lĂ  (il dĂ©signe le nouvel album du Chat – nda), j’ai insistĂ© auprès de mon Ă©diteur pour qu’on le fasse en France. Eux voulaient le faire en Chine – je les accuse pas hein, ils se sont juste dit qu’ils le feraient lĂ -bas parce que vu l’objet particulier qu’on voulait ce serait trop cher ici – mais on a cherchĂ© et on a trouvĂ©. Donc le truc a Ă©tĂ© fait en France et je suis vachement content parce qu’on manque de boulot ici…

Vous faites donc coĂŻncider votre succès avec les valeurs hĂ©ritĂ©es de votre enfance…

Oui, voilĂ …

toto par geluck

Mais dites moi, dans tout ça comment le jeune Philippe en est venu au dessin ? Parce que voilĂ , je prĂ©pare cette interview, je me documente sur vous, je vois que vous avez une formation de comĂ©dien et paf, le dessin. Vous n’avez pas suivi de formation de dessinateur ?

Non, pas du tout. Mais mon père avait Ă©tĂ© dessinateur caricaturiste avant d’ĂŞtre distributeur de films. Avant ma naissance, il publiait pour Le Drapeau Rouge, Ă©quivalent de L’HumanitĂ©, et aussi pour un hebdomadaire qui s’appelait Pourquoi pas ? Et mon frère, qui a 7 ans de plus, est devenu graphiste et je l’ai toujours un petit peu admirĂ© et suivi… Donc voilĂ , il y avait ce climat. Et donc Ă  la maison moi je faisais des dessins que je dĂ©coupais et que je reliais pour en faire des petites aventures Ă  la con, comme le font beaucoup de mĂ´mes, et un jour j’ai commencĂ© Ă  faire un dessin d’humour et puis un deuxième et ça a fait rire mes parents et mon frère. Ils l’ont montrĂ© Ă  d’autres. J’ai vu le pouvoir que ça reprĂ©sentait. Je me suis donc lancĂ© lĂ -dedans, j’avais 12 ans. J’ai publiĂ© mes premiers dessins Ă  16 ans, un peu par hasard, et puis j’ai jamais cessĂ© de dessiner, j’ai commencĂ© Ă  faire des expositions dans des galeries, des trucs assez importants, et c’est en voyant mes dessins lĂ  qu’un journaliste du Soir m’a un jour appelĂ© pour me dire qu’ils cherchaient un type pour crĂ©er un personnage destinĂ© Ă  illustrer un supplĂ©ment hebdomadaire. Ils avaient demandĂ© Ă  quatre dessinateurs.

Qui étaient les trois autres ?

Je sais qu’il y avait Jannin, qui fait Germain et nous, un mec qui s’appelle Willy Daems, mais qui est devenu directeur d’une agence de pub et le troisième je ne sais pas. Et c’est une Ă©poque oĂą je faisais beaucoup de choses, je jouais au théâtre, je commençais Ă  faire de la tĂ©lĂ© et j’avais pas le temps de m’atteler Ă  ça. Et le type me rappelle et me dit : « Écoute, faut vraiment le faire, ça peut ĂŞtre bien parce que tes expos c’est bien, elles sont vues par quelques milliers de personnes mais la presse c’est des centaines de mille… » Il me rappelle un autre jour, il me dit : « Écoute, demain y’a la rĂ©union donc soit tu le fais soit tu me dis merde et tu le fais pas. » Je me dis : « Merde… » On venait d’avoir un bĂ©bĂ©, on Ă©tait un peu crevĂ© mais bon allez je commence Ă  dessiner et hop, je fais ce chat que j’avais dessinĂ© sur mon carton de mariage sous une autre forme trois ans plus tĂ´t. C’Ă©tait pas encore le Chat, c’Ă©tait un chat. Un couple de chats. Tu ouvrais l’enveloppe et sur la carte y’avait une madame chat avec un grand sourire et quand tu ouvrais la carte tu avais un monsieur chat qui Ă©tait en train de la sauter avec un grand sourire aussi. C’Ă©tait un chat dessinĂ© au trait, très fin, pas du tout le Chat. Et lĂ , j’ai fait ce truc : un chat, des lunettes, un manteau et je lui ai fait dire : « Un strip : l’humour en 20 leçons : pif, paf, pouf, c’est un bon dĂ©but. »

« Pif, paf, pouf, c’est un bon dĂ©but », c’est la phrase que Dieu le Chat souffle comme premier gag Ă  propager sur Terre Ă  Geluck son Fils Ă  la fin de ce nouveau tome…

Oui, c’est le premier strip publiĂ© du Chat (le 23 mars 1983 – nda), parce que quand je me suis pointĂ© Ă  la rĂ©union du journal avec ça, ça les a fait marrer et c’est comme ça que ça a commencĂ©. Et d’ailleurs, quand j’ai quittĂ© la presse en 2013, en mars de cette annĂ©e après 30 ans de strip, j’ai fait dire au Chat : « Poum, Poum, tagada, tsouin tsouin, c’est une bonne fin, non ? »

C’est une belle façon de boucler la boucle. D’ailleurs Ă  propos de boucle bouclĂ©e c’est marrant parce que j’ai toujours trouvĂ© que vous utilisiez votre Chat comme un miroir ou un anneau de Möbius. Il y a souvent un dialogue entre la crĂ©ature et son crĂ©ateur. Du coup j’ai l’impression que c’est comme si le Chat devait jouer le rĂ´le de Dieu, que c’Ă©tait dès le dĂ©part inscrit en lui, qu’il avait toujours Ă©tĂ© ça.

(Air de rĂ©vĂ©lation) Ah, peut-ĂŞtre ! Et je le savais pas et j’en ai eu la rĂ©vĂ©lation.

C’est ça (rires) !

Ouais, c’est l’œuf et la poule, je regarde ce que je dessine et ce que je dessine me regarde, mais je te rassure, y’a pas de schizophrĂ©nie lĂ -dedans hein. En fait, on est dans les fondamentaux, c’est plutĂ´t : « C’est celui qui dit qui y est. » ou « Toto mange sa soupe ».

Vous faites d’ailleurs une rĂ©fĂ©rence Ă  Toto dans ce nouvel album du Chat : quand Dieu le Chat et le mouton cherchent un nom pour le premier homme, Dieu le Chat propose d’abord Toto…

Oui, c’est vrai… Toto c’est quelque chose… J’avais fait trois pages sur lui dans un prĂ©cĂ©dent tome du Chat (le 13e : Le Chat a encore frappĂ© – nda). Le Chat allait retrouver Toto. Il le retrouve, il est dans une maison de retraite, c’est un vieux monsieur et il lui dit : « C’est fabuleux, il y a plein d’histoires sur vous, vous ĂŞtes un mythe et personne vous connaĂ®t, on vous a jamais vu. » Alors Toto raconte et le Chat est fascinĂ©. C’est un moment assez Ă©mouvant, assez fort et je sais plus prĂ©cisĂ©ment comment ça se termine mais Ă  la fin on se rend compte qu’en racontant sa vie Toto a embarquĂ© le Chat dans une blague Ă  Toto.

Toto… Logique !

Oui, c’est un piège diabolique !

A cette occasion en avez-vous personnellement profitĂ© pour chercher Ă  savoir comment et d’oĂą Ă©tait nĂ© ce personnage de Toto ?

Non, non, non, ça doit rester de l’ordre du merveilleux ! C’est du merveilleux !

toto par geluck

C’est vrai. Le Chat est donc nĂ© en Belgique en 1983. En Belgique, cette annĂ©e-lĂ  naĂ®t un autre chat cĂ©lèbre, avec des airs de marionnettes, un humour froid et un goĂ»t pour l’absurde, c’est celui de TĂ©lĂ©chat

Oui, ils sont nĂ©s en mĂŞme temps et TĂ©lĂ©chat je l’ai vĂ©cu en direct parce qu’Ă  ce moment-lĂ , j’animais Lollipop (sur la RTBF – nda), l’Ă©mission pour enfants qui a passé TĂ©lĂ©chat avant la France. Je connaissais Roland Topor et j’apprĂ©ciais son travail. Mais TĂ©lĂ©chat c’Ă©tait diffĂ©rent de ce qu’il faisait parce que c’Ă©tait pas que son travail, c’Ă©tait aussi celui d’Henri Xhonneux. Mais non, je me suis pas senti vraiment en cousinage avec eux. Comme c’Ă©tait deux chats et que je faisais aussi de la tĂ©lĂ©, plein de gens ont fait la connexion et il y a sans doute des prĂ©occupations communes, rentrer dans les objets, des choses comme ça, c’est sĂ»r, mais pour moi rien d’Ă©tabli, rien de conscient.

TĂ©lĂ©chat flirtait avec une ambiance louche, paranormale, inquiĂ©tante. Par exemple LĂ©guman m’effrayait. Vous, quel regard portiez-vous sur cette Ă©mission ?

J’avoue que j’ai pas trop suivi parce que ça passait pendant qu’on se prĂ©parait Ă  l’enregistrement de la connerie suivante pour Lollipop et j’avais pas la tĂ©lĂ© chez moi Ă  l’Ă©poque, mais j’aimais bien et je sais que c’Ă©tait plutĂ´t de la belle tĂ©lĂ©.

A l’Ă©poque – je le sais d’une amie belge – vous aviez vous aussi un personnage qui faisait peur aux enfants, c’Ă©tait la sorcière Malvira, marionnette avec qui vous animiez quelques histoires dans Lollipop. C’est Ă©tonnant parce que Ă  cette Ă©poque les Ă©missions pour enfants n’avaient pas peur – inconsciemment ou pas – de faire peur aux enfants en proposant des choses bizarres, des choses pas forcĂ©ment naĂŻves, sucrĂ©es et rondouillardes.

Absolument, mais Ă  mon avis c’Ă©taient des choses qui fascinaient plus qu’elles n’effrayaient. Mais ça c’Ă©tait la tĂ©lĂ©vision belge. Parce qu’Ă  la tĂ©lĂ© française, c’Ă©tait très rose et très loukoum hein. C’Ă©tait L’île aux enfants et ces trucs-lĂ , non ?

Non, pas que, car dans les annĂ©es 80 je me souviens par exemple du dessin animé ClĂ©mentine, qui Ă©tait français et qui Ă©tait aussi assez dĂ©rangeant avec son hĂ©roĂŻne en fauteuil roulant, son mĂ©chant qui Ă©tait un nuage cyclope avec une grosse voix et ses petits diables de sbires qu’on aurait cru sortis d’une toile de JĂ©rĂ´me Bosch…

Ah, peut-ĂŞtre, je ne connais pas ce dessin animĂ© lĂ . Mais moi ce que je sais c’est que quand des gens de tĂ©lĂ© française venaient nous voir – genre DorothĂ©e – ils Ă©taient hallucinĂ©s par la libertĂ© de la tĂ©lĂ© belge. On Ă©tait parfois Ă  l’antenne sans avoir remis de scĂ©nario ni quoi que ce soit, en totale libertĂ©. Les gens qui nous envoyaient des courriers de protestation, on les insultait Ă  l’antenne. Tellement qu’ils osaient plus nous Ă©crire. A un moment l’Ă©mission a failli ĂŞtre interdite et il y a eu une manifestation dans Bruxelles pour la maintenir. C’Ă©tait quelque chose, oui.

A propos d’effroi, je repense Ă  un personnage de ce nouveau tome du Chat, c’est Jacqueline la Mort. Comment est-il nĂ© ? Vous n’avez pas l’air d’ĂŞtre quelqu’un d’angoissĂ© et vous me disiez tout Ă  l’heure qu’en effet vous ne l’ĂŞtes pas. Pourtant on sent qu’il y a une rĂ©elle angoisse Ă  la base de ce personnage.

C’est que j’ai Ă©tĂ© très angoissĂ©, par la mort. De l’âge oĂą on commence Ă  y rĂ©flĂ©chir – je sais pas, vers 8-10 ans – jusqu’Ă  mes 30 ans, j’ai Ă©tĂ© très angoissĂ© par la mort, des angoisses qui me prenaient lĂ  (il montre son ventre – nda), des angoisses liĂ©es Ă  l’idĂ©e de ma propre disparition qui serait suivie par proufff (il imite le bruit d’une vague – nda) des milliards de milliards d’annĂ©es, en me disant : « Putain, c’est pas que ça va ĂŞtre long mais c’est fini pour toujours quoi ». D’oĂą un jour ce strip du Chat qui dit : « Plus longtemps tu seras en vie et moins longtemps tu seras mort. » Mais cette angoisse m’a quittĂ© Ă  la naissance de mon premier enfant. Au moment oĂą le bĂ©bĂ© est nĂ© et a criĂ©, schtouf, c’est parti, et je me suis dit : « Mais oui, Ă©videmment, si y’a un mĂ´me qui arrive c’est que y’a un vieux croĂ»ton qui doit partir de l’autre cĂ´tĂ©… La vie n’a de sens que comme ça. »

Oui… Euh rien Ă  voir, quoi que, mais dans La Bible selon le Chat la mort arrive juste après que Dieu le Chat se soit tapĂ© Pascal le mouton !

C’est vrai ! Ah, ça c’est le travail des exĂ©gètes… ! Pourquoi j’ai pensĂ© ça ? Encore une fois, c’est pas rĂ©flĂ©chi, c’est venu comme ça. Alors lĂ  j’ai juste un petit regret, c’est d’avoir donnĂ© ce mauvais rĂ´le de la mort Ă  une femme. Et en mĂŞme temps c’est très ironique car c’est la femme qui donne la vie, dans la vie. Et en mĂŞme temps qu’elle donne la vie, elle donne la mort. Jacqueline devient donc la compagne de Dieu et dans le couple c’est lui qui donne la vie et c’est elle qui la reprend. Elle fait donc un dĂ©ni de grossesse et congèle leur enfant, Adam, qui va ĂŞtre ressuscitĂ© suite Ă  la suggestion de Pascal le mouton. Parce que Dieu n’y aurait pas pensĂ©, Ă  la rĂ©surrection.

La Mort s’aperçoit donc que le gosse qu’elle avait cachĂ© dans le congĂ©lo a Ă©tĂ© ramenĂ© Ă  la vie et elle le maudit avant qu’il n’arrive sur Terre, elle maudit la naissance du premier Homme.

Oui, et je suis effrayĂ© moi aussi, ce personnage c’est la fĂ©e Carabosse, une vraie saloperie. Et lĂ , sous des airs de théâtre de Boulevard, très modestement, je renoue avec la peinture de JĂ©rĂ´me Bosch, la peinture espagnole, les danses macabres… Tu vois qui est Michel de Ghelderode ?

Non.

C’est un auteur de théâtre belge qui a une oeuvre absolument Ă©poustouflante, notamment une pièce qui s’appelle La Balade du grand macabre oĂą il traite toute cette thĂ©matique Ă  travers le prisme de l’invasion espagnole en Belgique. Elle a eu lieu sous Philippe II mais on en sent encore les traces, c’est restĂ© dans notre folklore, dans notre culture, notre imaginaire et c’est quelque chose qu’il me plaĂ®t de manipuler…

Quand on voit votre travail on ne pense pas forcément que vous soyez un amateur de Bosch.

Oui, mais ça, ça fait aussi partie de ce que mon père m’a appris, c’est-Ă -dire Ă  aimer la peinture, Ă  regarder des tableaux, car lui Ă©tait fascinĂ© par Brueghel, Ă©videmment, mais surtout par Bosch, Le Greco, Goya, etc.

Et ça vous frustre qu’on ne voit pas ça dans ce que vous faites, qu’on ne vous en parle jamais ?

Non, parce que je suis pas dans l’Ă©talage, lĂ  je t’en parle parce qu’on relève une scène bien prĂ©cise qui peut faire penser Ă  Bosch… En mĂŞme temps, comment dire, je pense que Bosch est le premier peintre surrĂ©aliste. J’en vois pas d’autres. Et c’est pas Ă©tonnant qu’il vienne des Pays-Bas, un peu mon pays… D’ailleurs, pour moi, le plus grand surrĂ©aliste moderne c’est Magritte : un belge. Magritte qui est aussi un des seuls peintres narratifs qu’on n’ait jamais eu.

Oui, j’ai mĂŞme lu dans un rĂ©cent numĂ©ro de TĂ©lĂ©rama que pour vous il racontait des histoires de l’ordre du « cartoon ».

Oui, absolument. Et donc voilĂ , on est les enfants de ceux qui ont prĂ©cĂ©dĂ© et moi très modestement je sens cette filiation, je sens ces grands ancĂŞtres au-dessus de moi… HonnĂŞtement, jamais j’aurais parlĂ© de JĂ©rĂ´me Bosch si tu ne m’avais pas parlĂ© de Jacqueline (il feuillette la BD – nda). Mais regarde, ici elle est quand mĂŞme vachement bien dessinĂ©e !

« Bosch : du travail de pro ! »

(rires) Euh, tu dis ça parce que tu penses au personnage de Noé dans la BD ?

Oui, c’est aussi un clin d’œil adressĂ©e Ă  votre manière de le prĂ©senter en applicateur de la première « solution finale » dans cette Bible selon le Chat. Ce qui est, comment dire, pas faux en un sens…

Oui, parce que le dĂ©luge – j’allais dire la noyade – c’est quand mĂŞme le premier grand gĂ©nocide.

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Pour en revenir Ă  vos dessins, n’avez-vous pas l’impression qu’on vous parle plus de vos mots d’esprit que de vos dessins justement ? N’ĂŞtes-vous pas plus vu comme une sorte d’aphoriste que comme un dessinateur ?

Sans doute. Mais moi je sais ce que je fais (petit rire).

Ça veut dire quoi : « Je sais ce que je fais » ?

Bah ça veut dire, pour ceux qui aiment mes aphorismes, que je sais que je les tiens par l’importance du dessin. Que je sais qu’un aphorisme ne passerait pas du tout de la mĂŞme façon s’il n’Ă©tait pas dit par le Chat. MĂŞme si le dessin ressemble Ă  un dessin que j’ai dĂ©jĂ  fait, y’a un plus, un supplĂ©ment d’âme et de personnalitĂ© qui vient du dessin. Et puis dans le Chat, y’a pas que le Chat, y’a aussi d’autres personnages comme dans ce dernier tome du Chat oĂą je m’en suis donnĂ© Ă  cĹ“ur joie, comme dans mes bouquins habituels du Chat oĂą je m’amuse aussi avec mes gravures dĂ©tournĂ©es. Et je dessine pas que le Chat, je fais aussi des dessins pour SinĂ©, je dessine plein d’autres choses, mĂŞme parfois des personnages politiques. Mais je suis effectivement repĂ©rĂ© grâce au Chat. On me le dit dans la rue : « T’as vu le Chat ? Comment va le Chat ? Le Chat, le Chat, le Chat… » Je pourrais en concevoir un certain agacement mais je me dis : « Quelle chance j’ai ! » Parce qu’on fait toujours ça pour pouvoir partager avec un maximum de monde…

Ce Chat c’est un peu votre casque de Daft Punk, il vous autorise une forme d’anonymat, une aura d’homme ordinaire. C’est pas vous qui ĂŞtes cĂ©lèbre, c’est le Chat…

Exactement. Sauf que j’ai diffĂ©rentes casquettes, dont la tĂ©lĂ©, et ça ça casse l’anonymat.

Le succès via le dessin vous aurait-il suffi ou le succès via la télé et la radio était important ?

Non ! D’ailleurs c’est une des raisons pour lesquelles j’ai quittĂ© la tĂ©lĂ© si facilement, c’est que je ne fais pas partie de ces gens qui doivent ĂŞtre absolument en reprĂ©sentation. MĂŞme si j’ai adorĂ© faire de la tĂ©lĂ© et de la radio comme j’ai adorĂ© ĂŞtre sur scène.

C’est l’ancien comĂ©dien en vous qui a aimĂ© la radio et la tĂ©lé ?

J’ai revu des choses – j’aime pas me voir – et j’Ă©tais pas un bon comĂ©dien, mais lĂ  en tĂ©lĂ© j’ai rĂ©ussi Ă  trouver le ton et le personnage. Et plus encore en radio d’ailleurs. En Belgique, avec Le Docteur G (Ă©mission de radio qu’il a tenu initialement Ă  partir de 88 sur les ondes de la RTBF – nda), tout ça, j’ai vraiment pris mon pied mais j’ai aussi arrĂŞtĂ© parce que y’a tellement de choses Ă  faire qu’Ă  un moment faut choisir. Mais je quitte facilement. Quand j’ai quittĂ© Drucker tout le monde m’a dit : « Mais tu es fou ! On ne quitte pas Drucker. On se fait virer par Drucker mais on ne quitte pas Drucker. » Je suis parti après 7 ans, en bons termes, mais voilĂ , j’ai dit : «  Moi j’arrĂŞte. »

Et vous avez aussi quitté Ruquier.

Oui, bien sûr.

« Geluck, l’homme qui a quittĂ© Drucker et Ruquier ! »

Et « L’homme qui a fait rire Juppé » comme l’a Ă©crit un jour Le Monde. Ça c’est mon titre de gloire.

Vous en avez des titres de gloires : en Belgique il y a même une école qui porte votre nom !

Oui, et que va-t-on retenir, « L’homme qui a fait rire Juppé » ? Non. Parce que je l’ai pas fait rire Ă  se rouler par terre (il est pas tombĂ© du cĂ©lèbre canapĂ© rouge de Vivement Dimanche – nda), mais suffisamment pour Ă©mouvoir la France.

Et si de vous on retient surtout le Chat, ça vous va ?

Oui. Alors je n’ai pas Ă  m’afficher comme ĂŞtre humain ou comme citoyen, parce que ça c’est ma vie privĂ©e, mais j’aimerais aussi qu’on dise que j’ai tentĂ© d’ĂŞtre un honnĂŞte homme.

Ça c’est le retour des valeurs communistes de votre enfance !

Peut-ĂŞtre. Peut-ĂŞtre. Mais j’ai trop conscience des autres et je m’aperçois que j’ai rĂ©solu mes propres envies artistiques. Mon ego, c’est quelque chose qui passe vraiment après le souci des autres.

A quel moment avez-vous résolu tout ça ?

Très tĂ´t. Très tĂ´t. Je pense que ça s’est rĂ©solu quand j’ai eu des enfants. Quand j’ai commencĂ© Ă  avoir des enfants, je me suis dit : « Mais c’est ça ma prioritĂ© absolue. » Et ça s’est peut-ĂŞtre mĂŞme rĂ©solu encore avant quand je suis tombĂ© amoureux de ma femme. Je lui ai prouvĂ© plein de fois. A chaque fois qu’elle avait besoin de moi, boum, j’arrĂŞtais le truc et j’arrivais. Parce que moi, c’est le vivant qui me porte.

Donc si le Chat est aussi zen c’est que tout ça finalement, c’est cadeau, bonus ?

Oui, et je me suis toujours dit : « Tout peut s’arrĂŞter, tout est fragile, aussi bien dans la vie que dans la crĂ©ation » donc faut ĂŞtre prĂŞt Ă  ça. Et j’ai plutĂ´t tendance Ă  me dire : « Bon Dieu, tout ce que j’ai dĂ©jĂ  eu ! Si tout devait s’arrĂŞter, si je devais mourir maintenant, putain, quelle chouette existence, j’aurais dĂ©jĂ  eu ! » C’est dĂ©jĂ  tellement formidable d’avoir Ă©tĂ© amoureux, d’avoir eu des enfants magnifiques, d’avoir pu nourrir sa famille avec son mĂ©tier…

Et d’avoir pu rencontrer plein de gens intĂ©ressants et diffĂ©rents comme Roland Topor, Jean Giraud, Laurent Ruquier, Michel Drucker, Pierre Richard…

Oui, bien sûr.

Et les gens vous aiment. On le voit lĂ  : on est posĂ© dans les couloirs de la Maison de la Radio et chaque journaliste qui passe s’arrĂŞte pour vous saluer avec une sympathie non feinte…

Oui, voilà ! Tout ça c’est des rencontres enrichissantes mais c’est la fidĂ©litĂ© en amitiĂ© qui m’apporte. J’ai un très grand ami qui est mort il y a 4 ans et je ne me remets toujours pas de sa perte. J’en reviens toujours Ă  l’humain parce que c’est mes fondations et je suis super heureux de les aimer et d’ĂŞtre aimĂ© par eux… Après, y’a tout le reste, mais s’il ne fallait garder qu’une chose, voilĂ , c’est la bande, le noyau, la famille, les ĂŞtres chers. Je pense depuis longtemps Ă  cette facultĂ© qu’on a Ă  se faire du bien Ă  soi. En tous cas, c’est comme ça que j’ai essayĂ© de fonctionner, en me faisant du bien Ă  moi – parce que voilĂ , on est seul dans sa tĂŞte – puis de faire du bien Ă  l’autre et aux autres et de rayonner comme ça, d’apporter de la lumière, de la chaleur. Et rayonner tant que le cĹ“ur reste chaud – car il faut pas non plus se perdre en donnant. VoilĂ , on est capable de se soucier des autres et moi Ă  travers les mĂ©dias et le dessin, j’ai eu la chance de pouvoir m’Ă©tendre et de prospĂ©rer en donnant le pouvoir que j’ai dĂ©couvert avec mon premier dessin d’humour quand j’Ă©tais mĂ´me. Donc je me dis toujours : « Si j’ai ce pouvoir auprès de millions de lecteurs, c’est trop bien, ça va leur apporter du bonheur » – car le rire c’est du vrai bonheur. Et si j’ai cette facultĂ© d’ĂŞtre une fabrique de ça c’est vraiment bien, ça me rend heureux.

On retombe sur nos pattes : vous touchez au divin !

Oui ! D’ailleurs l’AbbĂ© de La Morandais il est pas lĂ  pour rien (il a rendez-vous pour une interview avec lui dans les locaux de France Info – nda) ! On s’est dĂ©jĂ  rencontrĂ© Ă  d’autres occasions et je sais que c’est un lecteur très ouvert donc ça va ĂŞtre drĂ´le. 

geluck son filsÂ