JEAN-LOUIS AUBERT : LES PARAGES DU VIDE (2)
7 mai 2014. 13h50. Paris 6e. Bistrot des Amis. « On va peut-ĂȘtre rentrer avant que ton truc prenne l’eau ? » Une demie heure qu’on parle avec Jean-Louis en terrasse, de Aubert chante Houellebecq – Les parages du vide, son dernier album sorti ce 14 avril, que j’aime beaucoup. Une demie heure qu’on parle d’Houellebecq, de mĂ©dias, de chansons, de poĂšmes, de Philippe Garrel, de Philippe ManĆuvre, de TĂ©lĂ©phone et de philosophie parce qu’initialement je suis lĂ pour Philosophie Magazine. Une demie heure et voilĂ , c’est pas fini ! mais il s’est mis Ă flotter alors on file Ă l’intĂ©rieur, lui, moi et mon « truc » : le petit Zoom H1 par le biais duquel je l’enregistre.
Aubert quoi ! Le mec de TĂ©lĂ©phone (1976 â 1986), un des premiers vrais groupes de rock français Ă succĂšs et Ă s’exporter. Cinq albums studios, 14 tubes, 470 concerts, des ouvertures pour TĂ©lĂ©vision, Iggy Pop, les Stones, et plus de 6 millions d’albums vendus, « compilations » comprises j’imagine. Et pas moins de 10 ont paru depuis le dernier album du groupe. Aubert, le mec d’« Hygiaphone », « MĂ©tro (c’est trop) », « Flipper », « Crache ton venin », « Fait divers », « La Bombe humaine », « Au cĆur de la nuit », « Argent trop cher », « Fleur de ma ville », « Ăa c’est vraiment toi », « Cendrillon », « New-York avec toi », « Un autre monde » et de « Le jour s’est levé ».
Aubert, le type de la radio, que j’ai Ă©coutĂ© ado. Je n’ai jamais volontairement Ă©coutĂ© TĂ©lĂ©phone mais je me rappelle que vers 16-17 ans, aux soirĂ©es dansantes du village vacances oĂč je passais mes Ă©tĂ©s on dansait comme des dĂ©ratĂ©s sur ça, « Hygiaphone », « Ăa (c’est vraiment toi) », « New York avec toi », comme on dansait sur les Rita, « Marcia baĂŻla », « C’est comme ça », « Les Histoires d’A. », comme on dansait sur Louise Attaque, REM ou Nirvana. C’Ă©tait la nouba. Mais je n’ai jamais eu aucun album de TĂ©lĂ©phone et d’Aubert. Tout ça Ă©manait de quelques Greatest Hits, comme le « Bohemian Rhapsody » de Queen (les fameux I et II). Souvenirs dĂ©formĂ©s. Best ofisĂ©s.
Aujourd’hui, Ă tout réécouter en faisant fi de toute mythologie, je m’aperçois que la discographie de TĂ©lĂ©phone n’est pas si super que l’idĂ©e que je m’en faisais. Il n’y a pas plus de trois tubes par disque et le reste est dispensable. Alors que certains albums « solo » d’Aubert tiennent sacrĂ©ment la route. PlĂątre et Ciment (87) et Bleu Blanc Vert (89) c’est encore un peu faible malgrĂ© quelques pĂ©pites. « Juste une illusion », « Les plages » et « Quand Paris s’Ă©teint » pour l’un. « VoilĂ , c’est fini » et « Univers » pour l’autre. Accuse-t-il sa trentaine ? Le fait de ne plus avoir Richard, Louis et Corine ? On sent que les annĂ©es 80 sont dures pour l’Enfant du rock. Mais pas les 90’s.
PonctuĂ© par les tubes « Entends-moi », « Toi que l’on n’homme pas », « Temps Ă nouveau â Ă l’eau » et « Moments », H (93) est presque top de A Ă Z et avec Stockholm (97) ça y est, on frĂŽle le « grand Ćuvre ». C’est plus sombre, tortueux, Ă©pais. Il y a dĂ©jĂ lĂ certains mariages orientaux rock trip hop pro-toolisĂ©s que Bashung proposera avec Fantaisie militaire, et mĂȘme certains textes jeu de mots qu’il aurait pu faire sien. AprĂšs Aubert donnera l’impression de dĂ©rouler avec Comme un accord, IdĂ©al standard et Roc Ă©clair, sommet de rengaines entĂȘtantes. Trois autres disques bien bĂątis, solides, oĂč isoler les tubes radiophoniques serait stupide. « Comme un mur dans un pré ».
Du coup c’est bizarre et cool d’avoir ce type devant moi. Aubert, passivement, il fait tellement partie de ma vie, de mon dĂ©cor, qu’une nuit j’ai rĂȘvĂ© qu’on discutait et qu’on fumait un joint ensemble. LĂ , on Ă©tait en train de parler de ce point de bascule souvent galvaudĂ© oĂč l’intime confine Ă l’universel, et je parle de galvaudage car je trouve toujours assez gonflĂ© que l’homme puisse se prĂ©valoir d’une quelconque universalitĂ©. Y’aurait pas un problĂšme d’Ă©chelle ? L’homme c’est l’homme et l’univers c’est l’univers. Ne mĂ©langeons pas l’infini et les caniches. On est lancĂ©, dans le « truc ». Il a dĂ©jĂ fumĂ© quatre clopes. Et si on se rentrait pour attaquer le vif du sujet ? Oui, inside Jean-Louis.
« Lou Reed me disait toujours : TĂ©lĂ©phone ? That’s hippy stuff ! »
Jean-Louis, parlons plus prĂ©cisĂ©ment de philosophie. Tu disais que les ĂȘtres passionnĂ©s, qu’ils soient Ă©crivain, peintre, chanteur, menuisier ou je ne sais quoi d’autre, sont souvent dans des « stratĂ©gies enfantines » ou « rĂ©gressives ». Penses-tu que ça s’applique aussi aux philosophes ?
Oui, parce que quand tu regardes Nietzsche, qui est le philosophe que je connais le plus, tu vois que tout ce qu’il a fait ressemble aussi Ă un phĂ©nomĂšne rĂ©gressif, assez personnel, c’est l’envie de refaire le monde depuis sa chambre d’Ă©tudiant quoi. On a aussi dit ça de Che Guevara aussi, qui a Ă©tĂ© Ă©levĂ© en universitĂ© avant de voyager et d’arriver dans un pays oĂč il a pu appliquer ses rĂȘves d’utopies. Il a pu le faire en vrai parce que le pays Ă©tait sens dessus dessous. Et il l’a fait avec des rĂȘves qu’il avait forgĂ© dans sa piaule d’Ă©tudiant, voilĂ . On peut donc voir ces deux-lĂ comme de grands tyrans hein, parce que Hitler a aussi eu une pĂ©riode Beaux-Arts, oĂč il Ă©tait rejetĂ©, solitaire, pas trĂšs tournĂ© vers les autres. Tout ça c’est beaucoup le fruit d’une construction personnelle.
Du coup ça peut ĂȘtre violent quand les rĂȘves de chambres d’ado dĂ©barquent dans la rĂ©alitĂ©…
Ah oui, oui, oui. Et pour moi quelque fois ces gens c’est juste des catalyseurs en fait. Parce que pour devenir ce qu’ils sont il faut encore qu’ils soient reçu par les autres. Des Hitler y’en a rĂ©guliĂšrement qui montent sur les tables des cafĂ©s mais ils ont moins de succĂšs que celui-lĂ Ă cette pĂ©riode-lĂ .
Oui, c’est ça : qu’est-ce qui fait qu’Ă un moment donnĂ© un type donnĂ© trouve un tel Ă©cho…
C’est l’adhĂ©sion des autres. En fait, des Hitler y’en a tout le temps. Bah c’est comme une maladie (petits rires) qui est toujours lĂ , tout le temps, et puis quelque fois elle se dĂ©veloppe parce que psychologiquement…
Y’a un terrain propice…
Oui, voilĂ , t’es dans une impasse et finalement t’es un peu prĂȘt Ă accueillir le truc. Parce que regarde, les mĂšres qui ont 8-10 enfants, elles ont pas souvent la grippe, curieusement (rires) ! Leur terrain est pas propice (le serveur arrive, on passe commande, « petit cheeseburger Ă point avec frites salade » pour lui, confit de canard pour moi, et eau du robinet pour tous â nda).
Tu parlais de Nietzsche. Quels sont les penseurs qui t’accompagnent ?
Y’en a quelques-uns. Mais le problĂšme, comme je le dis dans mon Ă©change de mails avec Michel, c’est que ma culture est pas trĂšs profonde quoi. Elle reste au stade de curiositĂ©…
Tu picores quoi.
Beaucoup.
Quels penseurs as-tu donc picoré le plus ?
(Rires.) Eh bien c’est sĂ»rement Nietzsche que je connais le mieux.
Il est assez populaire chez les musiciens « rock » !
Oui, parce que c’est assez poĂ©tique et que c’est souvent une construction assez brĂšve, par fragments, curieuse. On a du mal Ă penser que c’est un philosophe et pas un chanteur curieusement.
Nietzsche est presque autant un poĂšte qu’un philosophe en fait.
Oui. Alors aprĂšs certains tirent une vraie construction Ă partir de ses Ă©crits et effectivement on peut le faire mais moi ça me paraĂźt plutĂŽt ĂȘtre de l’ordre du Mikado ce qu’il faisait, un Mikado avec des choses trĂšs trĂšs antagonistes. D’ailleurs une de mes phrases prĂ©fĂ©rĂ©es de lui c’est sur la maturitĂ© ou de l’immaturitĂ© de l’homme, c’est : « Faire les choses avec le sĂ©rieux d’un enfant qui joue », ce qui rejoint un peu (sourire) ce que je disais tout Ă l’heure sur les stratĂ©gies enfantines. Tellement qu’on dirait pas une phrase de Nietzsche ! J’aime aussi : « Sans musique la vie serait une erreur », c’est une phrase trĂšs rĂȘveuse, je trouve. Enfin pas tellement Ă©tayĂ©e (rires) !
Oui, c’est comme un aphorisme poĂ©tique, ouvert Ă l’interprĂ©tation.
Et je suis aussi un grand fan de quelqu’un qui se rĂ©pĂšte beaucoup et qui doit pas ĂȘtre extrĂȘmement bien vu, c’est Krishnamurti (prĂ©nommĂ© Jiddu, ce philosophe d’origine indienne est nĂ© en 1895 et mort en 1986 en Californie et il promu une Ă©ducation alternative visant Ă transformer ce qu’il appelait le « vieux cerveau conditionnĂ© de l’homme » afin d’accĂ©der Ă la libertĂ© â nda)
Qui est-ce ?
C’est un philosophe mystique qui a une drĂŽle d’histoire. Il faut bien le connaĂźtre pour savoir ça parce qu’il n’est pas connu pour ça. Au dĂ©but du XXe siĂšcle, Ă©poque assez spiritualiste, y’a eu une espĂšce de congrĂ©gation qui s’appelait l’Ă©glise thĂ©osophique, qui regroupait un peu toutes les religions qui venaient de Russie, des courants de pensĂ©e sans doute influencĂ©s de Gurdjieff (penseur d’origine armĂ©nienne nĂ© en 1877 et mort en 1949 qui fut en effet, dixit Wikipedia, une « cĂ©lĂšbre figure de l’Ă©sotĂ©risme de la premiĂšre moitiĂ© du 20e siĂšcle » â nda), des mecs comme ça. On est donc un peu dans l’Ă©sotĂ©risme. Et cette congrĂ©gation attendait un messie et ils ont Ă©levĂ© un enfant, qui Ă©tait Krishnamurti, dans la connaissance et tout. Et il devait faire sa dĂ©claration de messie vers 18 ans ou 21 ans (sourire).
Allez, paie ta déclaration de messie !
HĂ©hĂ©, c’Ă©tait des gens assez renseignĂ©s mais un petit peu versĂ©s dans la magie aussi. Oui, Gurdjieff doit aussi ĂȘtre issu de ce mouvement un peu curieux qui est Ă©voquĂ© dans Le Matin des Magiciens (livre de Louis Pauwels et Jacques Bergier publiĂ© en 1960 qui est une « introduction au rĂ©alisme fantastique », et Ă©galement titre d’une chanson d’Aubert qui figure sur l’album Roc Ă©clair â nda), tout ça. Et quand Krishnamurti a fait sa dĂ©claration, je crois que c’Ă©tait en Hollande, il a dit que y’avait pas de religions et pas de messie en fait, donc ça a semĂ© la consternation chez les siens (rires) !
C’Ă©tait une anti-dĂ©claration de messie.
Mais il avait quand mĂȘme un aspect multi-religieux, une spiritualitĂ© trĂšs forte basĂ©e sur l’attention plutĂŽt que sur la concentration, quelque chose de trĂšs ouvert avec un vrai travail sur soi-mĂȘme et un refus de tous les maĂźtres. Donc on a beaucoup retranscrit ses discours dans des livres et c’est quelque chose qui tient bien debout quand t’es un petit peu anar et qu’en mĂȘme temps t’as un peu besoin d’un compagnon. Je pense qu’il doit y avoir des failles, c’est pas comme un systĂšme mathĂ©matique de pensĂ©e, mais je l’aime beaucoup. En plus il y met pas mal de bouddhisme et j’aime beaucoup le bouddhisme Ă©videmment…
Pourquoi « évidemment » ?
Bah parce que y’a rien de mieux (rires) ! A mon avis. Comme Krishnamurti j’aime pas les religions, cet aspect grĂ©gaire qui dĂ©forme la parole. Quand je vois comment mes interviews sont dĂ©formĂ©es, j’imagine ce que ça doit ĂȘtre pour la retranscription de la parole des prophĂštes. C’est compliquĂ© parce que quand t’exprimes quelque chose d’assez compliquĂ© 1) dĂ©jĂ tu l’exprimes peut-ĂȘtre mal et 2) ton interlocuteur est peut-ĂȘtre pas dans le truc donc voilĂ … !
Il y a un problÚme de scribe, de média !
Oui, surtout pour le bouddhisme parce qu’en gĂ©nĂ©ral le bouddhisme c’est pas une question de savoir, c’est quelque chose qui se vit. Donc si le gars te dit : « J’ai vu Dieu » et que tu ne l’as pas vu, ça rend la description compliquĂ©e. Tu vas peut-ĂȘtre imaginer un mec barbu parce que toi t’as besoin d’un pĂšre mais c’est peut-ĂȘtre pas du tout ce que le gars a voulu dire (rires) ! Et quand tu vois que certaines paroles ont Ă©tĂ© retranscrites plus de 300 ans aprĂšs leur prononciation et que t’imagines un peu le nombre d’intermĂ©diaires qu’il y a eu… C’Ă©tait sans doute des intermĂ©diaires qui n’avaient pas bien compris le message, ou qui n’avait pas voulu le retranscrire correctement. Parce que souvent ces grands prophĂštes Ă©taient des rĂ©volutionnaires, ils ont tous un peu agitĂ© leurs pays. Ils Ă©taient aussi des philosophes, leur message avait quelque chose de politique donc… voilĂ .
Toi, tu dirais donc que tu n’as ni Dieu ni maĂźtre ?
Bah comme Dieu n’est justement pas personnifiĂ© et que lĂ je suis Ă peu prĂšs certain de mon propos, que je sais qu’il y a pas un mec qui a créé quelque chose (rires) ! Donc non, pas de maĂźtre.
Musicalement, est-ce pareil pour toi qui a vĂ©cu un certain « ùge d’or » de la musique rock ?
AprĂšs des anges qui jouent de la musique et qui se sont incarnĂ©s, qui ont Ă©tĂ© vivants, oui, oui, bien sĂ»r. Il y a eu des fulgurances comme Jimi Hendrix. Mais il faut pas forcĂ©ment mourir jeune parce qu’il y a aussi eu des gens comme Jimmy Page, des groupes comme Les Beatles…
Tu les vois plus comme des anges que comme des dieux ?
Bah oui, parce qu’ils sont habitĂ©s par la grĂące Ă un moment donnĂ©. Et aprĂšs y’a une construction, y’a une espĂšce de roue qui se met Ă tourner. Quand je regarde la façon de travailler des Beatles, j’y vois encore une stratĂ©gie enfantine : les gars se retrouvent dans un pavillon de banlieue et en chemin si l’un des gars a pris le taxi et qu’il a discutĂ© avec lui il va dire : « Tiens, essayons de partir de cette phrase… », ce que font tous les groupes. Et c’est ça qui est assez curieux, c’est que c’est toujours quatre mecs qui sont Ă l’Ă©cole, quatre mecs qui sont a priori pas plus intelligents que les autres mais qui vont le devenir et devenir de grands influenceurs Ă force de jouer ensemble. Leur esprit s’ouvre parce qu’ils ont accĂšs Ă des rencontres, des choses comme ça, et tu finis par avoir Lennon qui dit quand mĂȘme des choses trĂšs intĂ©ressantes alors que c’est juste un fils de prolo. Donc voilĂ , on est toujours dans l’idĂ©e de rĂ©cipient, et ça c’est dĂ©jĂ un peu parler de Dieu. Disons que c’est pas les gens qui se font eux-mĂȘmes, c’est aussi l’environnement, le regard des autres… Quelqu’un qui Ă©tait laid peut par exemple devenir beau grĂące au regard des autres…
Les choses se transforment.
Oui, les choses se transforment. Parce que sinon Ă la base y’a aucune raison que des petits gars de Liverpool soient plus douĂ©s que d’autres. Mais voilĂ , y’a eu la rencontre avec Brian Epstein (leur manager de 1961 Ă son dĂ©cĂšs en 1967 â nda), George Martin (leur producteur de 1962 Ă 1969 â nda), l’Ă©poque et tout d’un coup la drogue donc ils ont eu un outil extraordinaire, ils ont eu les moyens, en commençant comme un boys band, d’arriver Ă quelque chose d’Ă©norme (rires) !
TrĂšs vite d’ailleurs.
Oui, c’est 7 ans la carriĂšre des Beatles. Et Jimi Hendrix 3 ans.
On a tendance Ă l’oublier cette briĂšvetĂ©. Avec les annĂ©es 80 on a Ă©tĂ© habituĂ© Ă ce qu’un groupe puissent durer 20 ou 30 ans, je pense Ă U2, REM, Depeche Mode, The Cure, par exemple, et maintenant un groupe sort un album tous les 2-3 ans mais avant c’Ă©tait plutĂŽt tous les ans voire tous les six mois…
Mais ça arrive souvent que les gens s’essoufflent, Ă moins de grands changements dans leur vie. Regarde, mĂȘme Led Zeppelin…
Un groupe c’est une alchimie particuliĂšre entre plusieurs musiciens, ça ne dure qu’un temps…
Oui. J’imagine que c’est pareil avec les femmes. Il faut toujours un peu se remettre en danger, c’est peut-ĂȘtre aussi un peu le sens de cet album…
T’avais besoin de te remettre en danger ? Tu sentais que c’Ă©tait le moment ?
J’ai pas trop rĂ©flĂ©chi à ça mais peut-ĂȘtre que les choses qui viennent Ă moi parlent pour moi. En plus y’a vraiment eu des Ă©vĂ©nements dans ma vie qui montrent ça. Je veux dire, c’est bizarre, parfois tout d’un coup tu prends une dĂ©cision, tu te dis : « Nan, je vais pas rester lĂ , je vais changer de vie » et cette dĂ©cision on dirait que tout le monde la lit sur ton front quand tu sors dans la rue. C’est pareil quand tu te dis : « Je vais me chercher une femme », on dirait qu’elles le voient (rires), que c’est Ă©crit. Et quand c’est pas Ă©crit, elles sentent que c’est pas pareil.
Ouais, on dĂ©gage ce qu’on pense.
Alors est-ce les phĂ©romones ? Ăa peut ĂȘtre beaucoup de choses…
On ne communique pas que par la parole, heureusement.
Un espĂšce de regard, une maniĂšre insistante d’ĂȘtre…
Une Ă©nergie, oui. Tout Ă l’heure tu disais que Houellebecq Ă©tait la plus grande rencontre que tu avais faite ces dix derniĂšres annĂ©es. Tu en as fait d’autres des grandes rencontres, tu as rencontrĂ© des Ă©crivains, des musiciens, des chanteurs, des poĂštes… Quelles sont, avant Houellebecq, tes autres grandes rencontres comme ça ?
Bah pour moi une autre grande personne c’Ă©tait Barbara (ils se sont rencontrĂ©s en 96 Ă l’occasion de Barbara, son dernier album rĂ©alisĂ© aprĂšs 16 ans de silence discographique oĂč il lui a Ă©crit un texte, « Vivant PoĂšme », qu’il chante aussi sur son album Stockholm oĂč elle lui a Ă©crit un texte, « Le jour se lĂšve encore » â nda). Parce que de la mĂȘme maniĂšre on est devenu assez joueurs tous les deux, comme des enfants, et puis on Ă©tait un peu dans la sĂ©duction, quelque chose de trĂšs rigolo…
Oui, dans ce genre d’amitiĂ© il y a de la sĂ©duction. Il faut de la sĂ©duction.
Oui, oui, et elle peut ĂȘtre intellectuelle ou mĂȘme se traduire par un rapprochement physique, mĂȘme entre hommes hein. Quand par exemple on aime bien se toucher l’Ă©paule. Alors avec Houellebecq c’Ă©tait un peu : « Putain, il est bizarre ce mec, il a une drĂŽle de gueule ! » Puis : « Ah bah non en fait, j’aime bien ». Autour de moi la gente fĂ©minine le craignait aussi Ă©normĂ©ment et puis petit Ă petit y’a un charme qui opĂšre. Il est agrĂ©able aussi, il est un peu effrayant mais comme dans les contes de fĂ©e si tu t’approches mieux du monstre tu dĂ©couvres un pouvoir magique (rires) !
Je vois. Mais c’est vrai que physiquement il dĂ©range. Sans l’avoir rencontrĂ© on peut juger cela en regardant les photos dans la presse, on a l’impression qu’il n’a jamais la mĂȘme tĂȘte quoi.
Oui, oui. Et on sait pas s’il est costaud ou freluquet.
A propos de photo, il y en a une assez particuliĂšre dans le livre qui accompagne votre album : on vous voit tous les deux assis sur une chaise avec un champ trĂšs automnal derriĂšre vous et vous ĂȘtes tellement diffĂ©rents physiquement qu’on a du mal Ă croire que vous avez le mĂȘme Ăąge (58 ans). Toi tu dĂ©gages encore tenue et vigueur, une belle corpulence, alors que lui dĂ©gages quelque chose de trĂšs hivernal, dur, vieux…
Mais j’adore, parce qu’on dirait qu’on fait tous les deux une croisiĂšre dans le rien ! Et on a l’air ravi. On est ravi d’ĂȘtre dans le rien et de se rencontrer.
Oui, Les Parages du vide…
(Silence.)
En lisant votre correspondance par mails dans le livre de ce disque on apprend que vous avez pas mal parlĂ© de chanson ensemble. Lire ça m’a fait repenser Ă ce qu’a dit Miossec lors de la promo de son nouvel album, Ici bas, Ici mĂȘme. Il avançait que : « Les bonnes chansons sont de trĂšs mauvaises poĂ©sies ».
Oui…
Cette phrase m’est revenue en tĂȘte quand j’ai dĂ©couvert ton nouvel album, parce qu’Ă l’aune de son jugement je me disais : « Ok, du coup soit Houellebecq est un trĂšs mauvais poĂšte soit c’est un trĂšs bon chansonnier soit la vraie poĂ©sie a basculĂ© du cĂŽtĂ© de la chanson… »
C’est-Ă -dire qu’en chanson on laisse passer des choses qu’on laisserait sĂ»rement pas passer en poĂ©sie. Mais, grĂące Ă Dieu, Houellebecq Ă©crit souvent en alexandrins avec des rimes riches donc si les mots sont d’aujourd’hui ou si leurs tonalitĂ©s est d’aujourd’hui, la facture, elle, elle est un peu 19e siĂšcle, et le 19e siĂšcle c’est l’Ă©poque oĂč les poĂšmes Ă©taient faits pour ĂȘtre dits donc, du fait qu’ils Ă©taient faits pour ĂȘtre dits, ils Ă©taient dĂ©jĂ musicaux en soi. C’Ă©tait des poĂšmes qu’on lisait Ă voix haute, alors qu’Ă partir du surrĂ©alisme on a commencĂ© Ă Ă©crire en prose, Ă libĂ©rer l’inconscient, et lĂ on a commencĂ© Ă avoir des poĂšmes compliquĂ©s Ă chanter, des poĂšmes sans aucune structure…
On a eu des poĂšmes qui sculptait le blanc de la page, comme Les Calligrammes d’Apollinaire…
Ou le cadavre exquis. Bowie en a fait beaucoup. Mais il les a faits pour la musique…
Oui. Tiens, pour revenir aux grandes rencontres artistiques de ta vie, Bowie c’est quelqu’un que tu as pu rencontrer ?
Moi je dirai que je l’ai rencontrĂ© mais je pense pas que lui dirait ça (rires) ! Non, je l’ai juste croisĂ©.
Par contre si j’en crois mes sources tu as vraiment rencontrĂ© Lou Reed. A un moment vous avez travaillĂ© ensemble sur une version export d’un disque de TĂ©lĂ©phone…
Oui, c’est vieux, c’Ă©tait Ă l’Ă©poque de Dure Limite (sorti en 1982 et signĂ© chez Virgin, le label de Richard Bronson, parce qu’aprĂšs trois albums chez Emi le groupe souhaitait tenter de percer aux Etats-Unis, ce quatriĂšme et avant dernier album de TĂ©lĂ©phone a bĂ©nĂ©ficiĂ© de la production du rĂ©alisateur de The Wall, Bob Ezrin, et Lou Reed a bel et bien tentĂ© d’adapter six morceaux de l’album en anglais pour sa version internationale, mais le rĂ©sultat n’a pas convaincu â nda)
Et ce disque n’est pas sorti parce que tu n’avais pas aimĂ© ses adaptations…
Oui, on n’y arrivait pas trop. Il me disait toujours : « That’s hippie stuff » (rires) ! Mais il me disait toujours : « C’est bien en français, c’est mieux en français ». C’est un fou de langue française donc ces adaptations ça l’Ă©nervait (mais Ă l’Ă©poque il avait sĂ»rement besoin d’argent parce qu’il venait de sortir Rock and Roll Heart, Street Hassle et The Blue Mask, trois disques qui, sans ĂȘtre le suicide commercial de Metal Machine Music, se rĂ©vĂ©lĂšrent assez dĂ©routants, comme en quĂȘte de repĂšres â nda). Mais nous on espĂ©rait faire un peu notre trou aux Etats-Unis…
Ăa t’a frustrĂ© de pas le faire ?
Non, pas du tout. En plus quand je chantais en anglais, surtout des adaptations comme ça, on aurait dit de l’allemand.
Ah ouais ?
Ouais, une histoire d’accent tonique. Alors que quand je reprends des chansons des Stones, je vois Ă peu prĂšs comment ça doit ĂȘtre chantĂ©. Quand je vivais aux Etats-Unis au moment de faire ce disque, des idĂ©es commençaient Ă me venir en anglais, des chansons commençaient Ă s’Ă©crire en anglais… J’ai une thĂ©orie lĂ -dessus. Je suis pas du tout un dĂ©fenseur de la langue française mais je crois qu’il vaut mieux Ă©crire ce genre de choses dans la langue dans laquelle on rĂȘve parce que dans les mots et dans leur son ou dans l’endroit oĂč tu les as entendus y’a des tenants et des aboutissants qui indiquent une musique et qui indiquent des choses qui vont ĂȘtre trĂšs personnelles, et qui t’Ă©chappent aussi ! Par exemple, « Crache ton venin » â c’est une anecdote, j’en ai des centaines comme ça â est venu d’un truc comme ça. En fait ma petite sĆur avait un poisson rouge et un chat et le chat avait bouffĂ© le poisson rouge donc y’avait la queue qui dĂ©passait de la bouche et ma petite sĆur lui courait aprĂšs en disant : « Crache, crache ! » Et en fait la chanson et la musique sont calquĂ©es sur ce cri d’amour pour deux ĂȘtres autant aimĂ©s l’un que l’autre oĂč fallait que l’un crache l’autre (rires) ! Et lĂ -dedans, dans cette maniĂšre de le dire, y’avait quelque chose qui venait du ventre, quelque chose qui Ă©tait plein de dĂ©sespoir et plein de volontĂ©, que je trouvais magnifique. Enfin ça c’est une analyse un peu a posteriori mais j’avais trouvĂ© Ă©vident que ce mot « crache » contenait l’acte en lui-mĂȘme puisque si tu dis trĂšs fort « crache » bah tu vas cracher quelque chose. Ce qui est gĂ©nial dans les mots c’est ça, c’est que leur musique Ă©voque leur sens. Ou pas. Quelque fois c’est l’inverse. Tu vas avoir un mot Ă la sonoritĂ© trĂšs douce qui va Ă©voquer quelque chose de trĂšs dur.
Oui. Justement, quel est ton mot préféré ?
(Silence.) J’aime bien « mĂ©sange ». Ouais. C’est un mot qui prĂȘte pas vraiment Ă consĂ©quence, qui veut vouloir dire « moitiĂ© ange » et qui dĂ©signe des petits animaux qui passent l’hiver tout nu Ă cĂŽtĂ© de nous, donc tu leur donnes des petites boules de graisse si t’as le temps. C’est assez courageux. Eux, ils migrent pas. Il reste en France, Monsieur (rires) ! Et quand ils ont le ventre bleu et une petite crĂȘte sur la tĂȘte, avec le nom, c’est trĂšs trĂšs joli. Ils vont se planquer dans un trou dans le mur, c’est trĂšs joli. Il me semble que j’avais un autre mot rĂ©cemment. Mais je m’en souviens plus. (Silence.) Les mots ça rĂ©sonne vachement, et souvent c’est grĂące Ă leurs mĂ©lodies qu’on a rĂ©ussit un peu Ă faire du rock en français. C’est un peu comme le rap, c’est en pompant les mĂ©lodies de la vie quoi, la mĂ©lodie colĂ©rique, la mĂ©lodie prĂ©cipitĂ©e de l’ado qui dĂ©blatĂšre plein de mots parce qu’il en a ras-le-cul. D’un coup y’a des rythmes, des intonations… Par exemple : « VoilĂ Ă Ă , c’est fini » (il le dit en prenant la mĂȘme voix chagrin qui a fait le succĂšs du fameux refrain de « VoilĂ , c’est fini » â nda). Si on l’avait chantĂ© comme un prof de chant aurait dit de le chanter, on aurait fait un « a » ouvert mais cette phrase exprime une petite dĂ©ception donc tu peux pas chanter : « VoilĂ Ă Ă Â ! » (il fait un « a » ouvert, presque triomphal â nda), t’es obligĂ© de fermer le « a » (il reprend la voix chagrin, qui courbe l’Ă©chine), de dire : « VoilĂ Ă Ă … ». C’est (timbre apitoyĂ© â nda) : « Ohhh… ohhh… ». Y’a du « o » dans dans ce « a ». Donc voilĂ c’est en se calant sur la vraie vie qui fait que la mĂ©lodie peut tenir la route.
Oui, parce que du coup y’a un effet de rĂ©el, c’est humain, incarnĂ©. Pour en revenir Ă l’Ă©criture de Houellebecq, beaucoup de gens â j’en ai rencontrĂ© â trouvent qu’il Ă©crit mal, qu’il n’a pas de style… Et c’est marrant d’ailleurs parce que lorsqu’il a sorti son recueil Configuration du dernier rivage, je me rappelle que Le Petit Journal de Canal+ avait rĂ©alisĂ© un micro-trottoir pour en soumettre des extraits Ă des jeunes beaucoup avaient cru que c’Ă©tait du Booba…
C’est vrai…
Parce qu’il a un art de la punchline aussi, un cĂŽtĂ© provoc qui caricature son Ă©poque…
Oui, mais je trouve pas que ça soit mal Ă©crit… En fait je le vois comme un chansonnier au sens oĂč il se laisse transpercer par des envies de dire, par l’harmonie qu’il trouve dans la phrase, plutĂŽt que par l’envie de te serrer la main en se prĂ©sentant comme poĂšte.
Oui, et puis c’est assez horrible de se dire ouvertement poĂšte.
Ăa c’est horrible. Et quand les mots bousculent ta pensĂ©e, ça complique beaucoup de choses hein. C’est compliquĂ© les mots. Regarder le mot « dieu », on est trĂšs embĂȘtĂ© avec le mot « dieu », avec le mot « amour » aussi. Parce que le verbe « aimer » se conjugue pratiquement Ă toutes les personnes et Ă toutes les choses… En poĂ©sie, ces grands mots sont souvent convoquĂ©s, c’est pour ça que c’est dur de faire de la poĂ©sie.
C’est le dĂ©fi : comment dire quelque chose d’encore substantiel avec des « mots valises »… ?
C’est pareil pour le verbe « croire », parce qu’il signifie Ă la fois la foi la plus aveugle que l’hĂ©sitation, le : « – T’es sĂ»r ? – Non, je crois » Ăa fait large pour un mot.
(A SUIVRE.)
Un marchand de disques m’a dit un jour que Jean-Louis Aubert Ă©tait le Mick Jagger du pauvre.
Cette considĂ©ration stupide ne m’a bizarrement jamais quittĂ©.
En tout cas cette interview est trĂšs intĂ©ressante, si ce n’est parce que la collaboration JLA/MH intrigue les braves gens, au moins parce que une icone de la culture populaire dit des choses au sujet de notre manie de barbouiller le rĂ©el de nos expectatives intĂ©rieures.
J’aime pas trop ce genre de remarque, « le Mick Jagger du pauvre », ça sent l’autoflagellation française. l’AmĂ©rique c’est l’AmĂ©rique et la France c’est la France, le rock le rock et la chanson la chanson, Jagger Jagger et Aubert Aubert. Tu vois ? Les deux c’est bien. En tous moi j’aime les deux !
Tout comme la partie numero 1, cette retranscription est vraiment passionnante, dans le sens oĂč on sent que l’intervieweur/Ă©couteur/rebondisseur Ă© c o u t e , est plus qu’attentif Ă ce que M. Aubert dit , et dĂ©veloppe …
AjoutĂ© à ça que vous n’avez pas tranchĂ©-charcutĂ©-condensĂ©-Ă©dulcorĂ© les rĂ©ponses( ce qui devient systĂ©matique …’ailleurs’ ) , on a lĂ un Ă©change prĂ©cieux , qui rend compte de la pensĂ©e-en-mouvement , qui rend compte de la complexitĂ© du Conteur…
et…
et pour la peine, c’est un tel plaisir que de vous lire, Sylvain , qu’on vous excuserait presque d’orthographier Corine avec deux ‘n’, de croire que Richard K. a cessĂ© de jouer avec JLA aprĂšs TĂ©lĂ©phone =o} …et on vous passerait presque votre mauvaise foi ;oP,consistant Ă prĂ©tendre qu’il n’y a que deux ou trois chansons Ă sauver sur les albums solo de l’artiste 3o} !!!
Justement , si vous avez trouvĂ© du charme Ă ‘Stockholm’, et Ă ses partis-pris, ses ‘risques’, ses ‘atypismes’=o} , vous devriez reposer une oreille(les deux!) sur les premiers opus d’Aubert , qui sont truffĂ©es de pĂ©pites ,un peu noyĂ©es parfois peut-ĂȘtre par la production,mais d’authentiques petits bijoux , discrets et ‘non-single-isables’,suffisament magiques pour accompagner looooongtemps l’auditeur … des chansons ‘ouvertes’, et trĂšs Ă©vocatrices ,Ă multiples sens… qui accompagnent , qui Ă©voluent …qui mouvement-isent ! , comme la vie =o>
Bonjour Lylian,
Ton message est tellement sympathique que je t’excuserai presque de m’accuser de mauvaise foi ahahah đ
Merci pour l’histoire du double N, je viens de corriger cela.
Du reste que (te) dire ?
Je peux te tutoyer ?
Non, bien sûr que je sais que Kolinka a continuer à jouer avec Aubert aprÚs Téléphone.
J’ai un peu schĂ©matiser le truc oui.
On a beau vouloir rendre la complexitĂ© des choses, dans toutes ses nuances, pour tracer une trajectoire, la faire comprendre, faut parfois faire l’Ă©conomie de certains dĂ©tails, surtout si on n’Ă©crit pas une biographie sur 200 pages đ
Je suis d’accord, y’a de bonnes chansons sur les disques solos d’Aubert, parfois avec une prod pas top, surtout ses deux premiers albums des annĂ©es 80… mais je pouvais pas toutes les citer, Ă part les morceaux tubesques, et lĂ oui y’en a toujours au moins 2-3 par disque.