Bertrand Belin : Persona (2)
« Un jour, quelqu’un m’a souhaité la mort »

« se répandre n’est pas respectueux des autres »
De quoi t’accuse-t-on ?
De quoi on m’accuse ?
Oui, malgrĂ© cette notoriĂ©tĂ© et ce succès critique grandissant dont on parlait tout Ă l’heure…
Je n’en sais rien. Je pense qu’on entend ou qu’on reçoit plus souvent et plus facilement les Ă©loges que les accusations parce que c’est moins agrĂ©able de dire Ă quelqu’un des choses qui fâchent… Donc je ne me fais pas d’illusion sur le fait qu’il y a bien sĂ»r des gens que mes chansons fâchent ou laissent indiffĂ©rents, et je le comprends d’autant plus que je suis moi-mĂŞme parfois fâchĂ© par les chansons d’autres…
Qu’entends-tu par « fâché » ?
Je dis ça pour employer un mot pas trop agressif. Mais de quoi on pourrait m’accuser ? Je n’en sais rien. On pourrait m’accuser de tout. De tout comme tout le monde. Tout le monde peut être soudain accusé de tout. Non, je n’en sais rien. A part les choses réelles que j’ai parfois pu lire dans la presse.
Des « choses réelles » ?
Oui, il m’est parfois arrivé de lire des mots désagréables. Un jour, quelqu’un m’a par exemple souhaité la mort. Ça m’est arrivé (sourire).
A cause de tes chansons ?
Oui, donc parlons de ça ! Y’a un type qui avait écrit un post assez amusant qui disait : « Moi, Ministre de la Culture, c’est la guillotine pour Bertrand Belin. » Sa phrase n’était pas dégueulasse. Y’avait de l’humour dedans.
Et son argumentaire, y’en avait un ?
Non, y’en avait pas. Je ne sais pas ce qu’on peut me reprocher pffff… Peut-être par rapidité pffff… Disons que les gens ont parfois besoin d’avoir des antithèses, des choses à opposer entre elles pour bien aimer autre chose alors si je peux servir d’objet de détestation dans ce sens-là à quelqu’un, toutes mes qualités – si j’en ai – vont bien sûr se retourner en défauts.
Allez, je vais donc mouiller le maillot niveau accusation ou reproche. Je me souviens qu’on a commencé à me parler de toi et de tes chansons à partir de l’album Hypernuit. On me disait : « Écoute, ça c’est pour toi, c’est vraiment bien… » et en réalité j’étais incapable de rentrer dedans et d’aimer. Je trouvais ça trop précieux, élégant, épuré.
Ah ouais.
Voilà , si j’avais un chef d’accusation ce serait celui-là : à force d’épure ou de sublimation poétique, je ne trouve pas matière à me projeter dedans.
Ouais.
Comme si je n’y trouvais pas le ventre.
Ah oui.
Tu vois ce que je veux dire ?
Je comprends, oui.
Certains aiment cette épure, cette blancheur, d’autres trouvent que ça manque d’épaisseur. Presque de saleté, voilà . C’est comme si c’était trop propre. Je t’accuse d’hygiénisme !
Ouais, je comprends mais à mon sens… Enfin je ne remets pas en cause ce que perçoivent les gens mais moi en tant que mélomane je n’adhère pas à cette thèse. Parce que la saleté dont tu parles c’est aussi de la forme. La saleté, on peut en mettre, avec des mots qui suintent par exemple, pour donner l’impression de mettre ses tripes à l’air. Mais pour moi c’est une forme de fainéantise intellectuelle. Comment dire ? La chanson populaire a pour rôle de s’immiscer dans la vie quotidienne donc voilà , on n’est pas non plus là pour réfléchir à écouter profondément tout ce qui y est dit mais plutôt à être réceptif à comment c’est dit. Et une sécheresse comme celle-là … Je veux dire, dans mes chansons les silences sont parlants… Enfin, je ne sais pas, il me semble que ce que j’exprime est plus violent qu’il n’y paraît. Y’a beaucoup de violence en fait. Certains la perçoivent, d’autres pas. Mais c’est vrai que cette chair de l’expérience, ce corps, cette présence, cette incarnation qu’avait Brel par exemple, et qui séduit énormément de gens, moi ça me passe complètement au-dessus.
Ça te laisse froid ?
Non, quand même pas, je ne suis pas insensible, et puis il y a aussi que mon opinion sur ces choses change avec le temps, mais longtemps ça m’est passé complètement au-dessus parce qu’il y avait justement trop de ventre quoi. Mais c’est séduisant aussi, ces effets-là . C’est séduisant.
Je me rappelle d’un entretien avec Gérard Manset où il m’avait fait part du même sentiment. Pour lui, à la fin de la journée ce lyrisme ne laissait rien au fond du tamis.
Ouais… Faut aussi voir qu’on parle de quelqu’un qui était auteur-compositeur-interprète donc y’a son propre corps qui entre en considération, il est vraiment là avec sa sueur dans ses spectacles, etc. Et puis Manset a aussi une forme d’emphase…
Mais son corps est absent…
C’est ça, il a un corps absent. Donc c’est encore autre chose. Mais oui, c’est un reproche qu’on peut me faire, bien sûr, le reproche d’être perçu comme une chose de surface…
Un technicien de surface…
Quelque chose qui esquive la viscère… Mais moi ce que j’essaie d’éviter c’est la vulgarité et… Comment dire ? Le manque de respect. Je trouve que se répandre n’est pas respectueux des autres.
On sent que tu n’es clairement pas là -dedans…
Non, pourtant en termes d’expériences…
On dirait que tu as peur de ça…
… à titre personnel j’aurais de quoi remplir des disques de foutues dégueulasseries…
C’est peut-être ça qui fait qu’on peut te définir par opposition : tu opères une césure en toi…
… mais je ne vois pas pourquoi je ferais commerce de mes petites misères. Par contre si en creux ces chansons ne témoignent de la présence, justement, d’un ventre et certainement, comme tout le monde, d’une existence propre marquée par des expériences, c’est que j’ai complètement raté ce que je faisais. Mais en même temps je ne le fais pas seulement pour témoigner de l’intime, parce que la musique est une discipline artistique qui n’a pas seulement à voir avec l’expérience intime, c’est aussi une forme qui a à voir avec la musique déjà existante.
Ok. Quel est pour toi le lieu qui se rapproche le plus de la cité idéale ?
(Soupir. Réflexion.) La barrière de corail.
Ce n’est pas très confortable.
Pardon ?
Ce n’est pas très confortable.
Non, mais c’est beau. Il y a des saisons, des abris, une grande variété de coexistences. Et du silence. Voilà la cité idéale.
Avec tes chansons tu essaies de proposer une certaine forme de silence aux gens ? Tu penses qu’on manque d’endroits où on peut se recueillir et se tenir à l’abri du tumulte ?
Bah je pourrais être plus silencieux qu’en faisant des disques quand même.
Sans doute que toi, oui, mais beaucoup de gens ne peuvent pas se passer de musique, de sons, partant de lĂ il peut ĂŞtre judicieux de leur proposer du silence par ce truchement : du silence dans le son des chansons.
Ouais, y’en a. C’est vrai, j’accorde du soin, de l’importance à la question du silence, y compris dans la musique parce que c’est évidemment plus de la moitié de son corps hein (sourire) !
D’ailleurs sur ce nouvel album il y a même un morceau sans paroles : « Vertical (Dindon) ».
Ouais. C’est un territoire vierge où personne n’est venu chanter. Une sorte de, comment on appelle ça ? Une sorte de sanctuaire quoi. Mais c’est vrai que j’accorde de l’importance au silence, c’est vrai, mais… En général les gens ont un gros défaut donc j’ai un gros défaut et le mien c’est de penser qu’on se ressemble tous, qu’on a un métabolisme commun et donc quand je fais des chansons, je fantasme une réception idéale.
Sans cette croyance, j’imagine qu’on ne se lancerait pas dans ce genre de créations.
On ne ferait pas ce qu’on fait, ouais. Et moi je fantasme une réception idéale de quelqu’un qui serait en gros en miroir de moi, quoi. Donc bon, évidemment, c’est un peu voué à l’échec hein mais c’est ma seule façon de faire.
Quelle est la personne vivante ou morte, homme ou femme, réelle ou imaginaire avec laquelle tu aimerais dîner ?
Dîner ? (Réflexion.) En ce moment c’est Samuel Beckett. Ouais, Beckett.
Pourquoi « en ce moment » ? J’imagine que ça fait un moment que tu connais son œuvre…
Oui, mais récemment j’y ai découvert une autre porte.
Qui a renouvelé ton expérience de son travail ?
Qui a bouleversé l’intérêt que je portais à Beckett.
Quelle est cette nouvelle porte ?
C’est son théâtre en fait. Parce que moi habituellement je ne lis pas de théâtre, je n’ai pas de facilité à lire du théâtre. De lui j’avais donc lu ses autres formes, notamment ses romans, et je connaissais juste depuis longtemps sa pièce la plus connue, En attendant Godot. Mais tout récemment je me suis penché sur ses autres pièces et au-delà du caractère à la fois étrange et drôle, l’humour de Beckett, éperdu, tragique, quoi, j’ai vu apparaître la fixité des situations et les limites dans lesquelles sont circonscrits les personnages qui les faits exister.
Des personnages étranges placés dans des espaces étranges étrangement clos…
Oui, mais y’a un au-delà derrière les fenêtres et les murs de ces lieux, il y a quelque chose et puis y’a des gens qui sont empêtrés dans les contingences de la vie, et y’a cette question du Dieu double qui m’a fortement intéressée, ce potentiel gnostique d’un Dieu double, l’un créant l’âme, présence de la vie dans le corps, et l’autre tout le reste, c’est-à -dire la contingence, le bordel dans lequel on est jusqu’au cou.
L’écrivain et exégète pop gnostique Pacôme Thiellement parle à sa manière de ce double Dieu dans son dernier livre Sycomore Sickamour.
Ah bon ?
Tu vois qui c’est ?
Oui, et il parle de ça ?
Oui.
Ça rejoint mes interrogations. J’ai vu que ça frémissait à quelques endroits sur cette question chez les mystiques. Y’a un un petit peu d’ébullition sur ces questions-là en ce moment. De concert avec le désir d’une spiritualité réinvestie et repensée. Je trouve ça assez légitime. Mais ce que je trouve assez remarquable chez Beckett, en dépit du fait que j’ignore ses positions sur ce sujet, c’est son retrait, cet aspect retiré qu’il a aussi au monde. Je l’admire beaucoup pour ça, son silence, je m’en voudrais presque de répondre à ces questions aujourd’hui.
Tu as la tentation d’un retrait identique ?
Ouais. Mais moi je suis un chanteur alors répondre à tes questions ça fait partie de mes efforts pour participer à la vie et ne pas être justement dans le geste définitif de l’aquoiboniste dont on parlait tout à l’heure. Donc parlons. Parce que j’ignore si parler vaut mieux ou moins que ne pas parler. J’hésite à ce sujet. Mais j’ai l’impression que ça vaut mieux quoi. Que ça vaut mieux que le silence.
De toute façon quand on fait un objet artistique on peut difficilement ne pas le pousser un peu par ce genre de prises de paroles, on ne peut pas juste croire en sa réception idéale et zou, non, il faut en manifester la présence en participant au french cancan dira-t-on des médias !
Ouais, c’est ça. Mais parfois ça impose quand même certains réglages entre des positions qu’on peut avoir dans la vie et puis ce qui est de l’ordre de la contingence.
Mais ce qui fait évoluer un artiste, indépendamment de son propre rapport à sa création, l’impression que c’est aussi ça, son rapport contingent au public et aux médias.
Oui, bien sûr. C’est aussi la question des autres : faut-il être avec ou pas ? Moi, dans le fond je dois entreprendre beaucoup de choses pour être avec. Je pense que je suis plus inspiré de me battre pour être avec que le contraire. Le contraire est une forme de pente naturelle qui ne mène probablement pas à grand-chose.
Est-ce que tu prends tes rêves au sérieux ?
Oui.
Tes rêves nocturnes, je précise.
Ouais. Enfin, au sĂ©rieux, non, mais il m’amuse d’y repenser et d’essayer de les comprendre. Ça m’intĂ©resse. Surtout que j’en fais beaucoup. J’ai une bonne mĂ©moire de mes rĂŞves.
On sent Ă la narration bizarre de tes chansons, leur propension Ă l’ellipse et au coq Ă l’âne saute-mouton, que tu as doit effectivement avoir cette disponibilitĂ© au rĂŞve, comme un hors champ agissant…
Ouais, c’est ça, parce que c’est moins un inconscient qu’une fabrique de songes Ă©veillĂ©s. Disons que je n’exploite pas vraiment mes rĂŞves au sens littĂ©raire ou artistique du terme, mais je leur fais face, je m’interroge sur la possibilitĂ© mĂŞme du rĂŞve. Je rĂŞve mĂŞme quand je suis Ă©veillĂ©, Ă©normĂ©ment, j’Ă©chafaude plein de choses et ce rĂ©servoir vient moins du sommeil que d’un Ă©tat d’éveil fantasque, un peu enfantin et ludique que j’ai. Je suis toujours en train de faire des farces, de parler tout seul dans la rue et de me raconter des histoires.
Toi qui as fait des disques, des livres et quelques rĂ´les dans des films, de quoi n’as-tu pas encore accouchĂ© ?
Je ne sais pas. Je n’ai pas d’enfant par exemple. Voilà .
C’est un truc auquel tu songes… seul dans la rue ?
Ouais… Je songe aux enfants… Il m’arrive de me dire : « Tiens, je n’ai pas d’enfant. » Mais bon, ça me traverse l’esprit comme ça quoi. Parmi les innombrables choses dont je n’ai pas accouché, c’est la chose la plus évidente.
Et qui change évidemment facilement une vie.
Probablement. Vous avez… Tu as des enfants ?
Non mais justement c’est une pensée qui me traverse parfois, souvent même, un état de fait qui me fait me dire que c’est une sacrée aventure que je ne vis pas. Que ce serait un truc qui changerait ma vie du tout au tout. Que je ne pourrais absolument pas… accueillir à la légère.
Ah ouais, bien sûr, c’est une des expériences absolument incroyables. Y’a naître, mourir et donner la vie quoi. Et c’est vrai que bon, la question de donner la vie, c’est une expérience inouïe. Mais je dirais que ne pas la donner est aussi une expérience absolument intéressante.
C’est ça, il y a là un truc, entre guillemets, à choisir, enfin à sentir…
Sentir, ouais, sentir.
J’ai une dernière question d’ordre musicale qui va peut-être te sembler incongrue mais ça m’a frappé quand je l’ai entendu, et peut-être t’en a-t-on d’ailleurs déjà parlé, c’est qu’à l’écoute de ton morceau « Sous les lilas », qui figure sur ton nouvel album Persona, j’ai à un moment entendu « Marilyn et John » de Vanessa Paradis.
Pardon ?
Tu vois (je fredonne) : « L’histoire d’une étoile et d’un lion… »
Oui, bah quoi ? Je ne vois pas le rapport…
Moi j’ai l’impression qu’à certains moments le climat de ta chanson s’en rapproche tellement que c’est comme si tu avais samplé la nappe de synthé du refrain de « Marilyn et John »… Et ça m’a d’autant plus étonné que cette nappe arrive sans prévenir et rehausse un morceau qui jusque-là avance dans une torpeur assez linéaire, pas totalement captivante, je trouve, et paf d’un coup cette petite nappe musicale arrive et ouvre un champ de sensualité et de nostalgie profond…
Ah, ouais ? Faut sans doute bien connaître la chanson de Vanessa Paradis pour voir ça…
Pas forcément, c’est juste un morceau que j’ai entendu à la radio quand j’étais petit…
Pareil, je n’ai jamais vraiment Ă©coutĂ© ce morceau si ce n’est Ă la radio…
Réécoute, tu verras, la similitude est bluffante.
Vraiment ? Pfff (sourire gêné) !
On dirait une citation de cette chanson !
Ce n’en n’est pas une… C’est très curieux ça… Je n’ai pas fait gaffe.
C’est sur son premier album, de 1988, ça s’est peut-être inconsciemment inscrit en toi…
Je ne sais pas… C’était pas sa plus mauvaise chanson hein…
En effet. Écrite par Étienne Roda-Gil et composée par Franck Langolff.
Ok. C’était bien. C’était bien cette chanson. Mais c’est vraiment une histoire de nappe ? Ce n’est pas plutôt lié à un petit rythme ?
Je ne crois pas non.
En tous cas c’est fortuit. Si j’avais quelqu’un à citer je n’irais chercher Vanessa Paradis…
J’imagine, mais c’est aussi ça voire surtout ça la pop music : des hameçons ou poissons qui ressortent de nous sans qu’on en ait parfois conscience tant ça nous a absorbé par mégarde…
Oh oui en effet, y’a aucune intention de ma part, c’est un recoupement accidentel.
Y’aurait-il par contre dans ton album des citations musicales voulues ?
Ça peut m’arriver mais ce n’est jamais un chiffon rouge. C’est souvent un peu plus discret que ça. Mais oui, je ne m’interdis pas de citer parfois parce que ça fait partie du droit de voler, d’imiter. Ce que faisait notamment Bowie. C’est intéressant tout ça, y’a plein de registres, parce que l’inspiration c’est des réactions et y’a toutes sortes de réactions, la répétition, l’imitation, la reproduction… Il est donc possible que j’ai transporté sans m’en rendre compte certaines formes musicales, c’est certain d’ailleurs… Et peut-être qu’en réécoutant la chanson de Vanessa Paradis je vais me dire : « Ah bah oui, putain, mais c’est vrai, j’ai toujours aimé ce passage ! » Bon bah voilà , on a fait le tour hein.
Je pense.
Résultat des courses : vivre est formidable et vivre est court donc surplus de vie pour les plus méritants. C’est vraiment une mesure métaphysique de droite.
(FIN.)
