JEAN-LOUIS PIEROT (2) “BASHUNG”
21 dĂ©cembre 2010. 12h00. Je suis toujours au studio La Bulle Ă Clamart en compagnie de lâex-Valentins Jean-Louis PiĂ©rot. On parle de ce qui lâoccupe dĂ©sormais chaque jour depuis prĂšs de 20 ans : produire des disques. Et comme j’ai dĂ©jĂ bien coincĂ© la bulle dans sa bulle en Ă©voquant son travail sur les albums de Daho, Miossec, Renan Luce & co, je sens qu’il est alors temps de lui parler de ce disque qui me fascine et que je suppose ĂȘtre son plus gros chantier : Fantaisie militaire d’Alain Bashung.
« Alain Bashung nous menait tous en bateau, câĂ©tait lui le vrai rĂ©alâ »
Jean-Louis, tu as travaillĂ© avec Bashung sur Fantaisie militaire qui est considĂ©rĂ© comme lâun des albums cultes, si ce nâest Lâalbum culte de la chanson française moderneâŠ
Oui et il ne se passe pas une semaine sans qu’on mâen parle. Tout Ă l’heure tu me demandais pourquoi on sollicite mes services, hĂ© bien jâai bossĂ© pour des artistes trĂšs diffĂ©rents, des gens qui nâont parfois rien en commun, mais ils font tous systĂ©matiquement part de leur admiration pour cet album incroyable. Lâexception je dirai, câest Renan Luce. Je crois que Bashung, lui câest pas sa came.
Tout le monde semble sâaccorder sur le fait que Bashung avait une maniĂšre trĂšs particuliĂšre voire inĂ©dite de travailler. Tu confirmes ?
Câest simple, nous en gros on a appris notre mĂ©tier avec Etienne et on lâa dĂ©sappris avec Alain. Fantaisie militaire a complĂštement chamboulĂ© dans notre façon de travailler.
Est-ce liĂ© au fait que Bashung semblait moins fonctionner comme un auteur-compositeur-interprĂšte que comme un D.A. qui supervise des sĂ©ances dâexpĂ©rimentation musicales et procĂšde ensuite par collages ?
Oui, yâa de ça. En fait avec Etienne on a appris Ă enregistrer un album de maniĂšre traditionnelle. Câest-Ă -dire quâau moment dâentrer en studio, les chansons Ă©taient Ă©crites, on avait des maquettes. Aujourdâhui Ă ce stade on a mĂȘme des prĂ©-prod mais Ă lâĂ©poque la technologie ne le permettait pas. Donc voilĂ , tâas les chansons, tu les enregistres au propre avec des musiciens, au pire tu les fais rĂ©pĂ©ter un peu avant ou tu les fait jouer sĂ©parĂ©ment si tu veux ensuite pouvoir bidouiller un peu le son et hop, tu mixes le tout. Ăa câest la maniĂšre traditionnelle. Ce que je fais encore aujourdâhui hein. Et avec Bashung câĂ©tait lâinverse. On a fonctionnĂ© de maniĂšre complĂštement dĂ©structurĂ©e. Bon, faut aussi remettre ça dans le contexte. Lâenregistrement du disque sâest fait en 97, Ă une Ă©poque oĂč on dĂ©couvrait tout juste Pro ToolsâŠ
Et oĂč venait de sortir Ok Computer, un des grands disques rock, si ce nâest LE grand disque rock Ă avoir pris acte des premiĂšres possibilitĂ©s offertes par ce logiciel qui a changĂ© les façons de faire et dâenregistrer la musiqueâŠ
Oui, dâailleurs on lâĂ©coutait en studio. Donc voilĂ câĂ©tait les dĂ©buts de Pro Tools et dĂšs le dĂ©part pour ce disque Alain voulait lâutiliser, parce que son idĂ©e, son fantasme, câĂ©tait de faire travailler plusieurs arrangeurs sur les mĂȘmes chansons, de prendre un peu de lâun et de lâautre et de mĂ©langer le tout. Et yâavait que Pro Tools qui pouvait permettre de faire ça, sur bandes on ne pouvait pas. Et câest ce quâil a fait. Avant nous il avait dĂ©jĂ commencĂ© Ă bosser des chansons comme ça avec dâautres gens. Mais comme ça nâavait pas Ă©tĂ© concluant un jour jâai reçu un coup de fil : une amie me disait que Bashung voulait me rencontrer. Et moi Bashung, jâĂ©tais fan donc pffff jây croyais Ă peineâŠ
Jâimagine ! Comment avait-il eu lâidĂ©e de bosser avec toi ?
Jâai appris quâil avait eu cette idĂ©e parce quâil Ă©tait tombĂ© sur un album de Brigitte Fontaine (Genre humain, nda) oĂč Edith et moi on avait rĂ©alisĂ© 2 titres et quâil adorait les claviers dâun des morceaux. On sâest donc rencontrĂ© lors dâun dĂźner. Ce soir-lĂ on a beaucoup parlĂ© de musique et je me suis rendu compte quâil avait une curiositĂ© musicale hallucinante. Il connaissait tout sur tout des annĂ©es 40 jusquâĂ maintenant, mĂȘme les petits groupes obscurs Ă peine recensĂ©s par Les Inrocks. Moi pas, mais heureusement Ă lâĂ©poque parmi mes 2-3 albums phares yâavait Spirit of Eden de Talk Talk, et ça nous a tout de suite connectĂ©. Je me disais quâil pouvait connaĂźtre ce disque et mĂȘme lâaimer, mais je me doutais pas quâil lâaimerait Ă ce point. CâĂ©tait tellement loin de sa propre musique. Mais câest lĂ quâil voulait aller. Il avait dĂ©jĂ fait des petites maquettes, câĂ©tait des DAT Ă lâĂ©poque, et sur ces DAT les deux pistes nâĂ©taient pas utilisĂ©es en stĂ©rĂ©o donc sur lâune yâavait un pattern de boĂźte Ă rythme et sur lâautre sa voix a capella. A part ça, aucune information musicale.
Bashung commençait donc ses compos par le texte ?!
Ah oui, quand il avait écrit ses textes il considérait que son album était déjà quasiment fini.
Câest Ă©tonnant car on entend souvent dire quâune chanson sonne moins si le texte prĂ©existe car la musique devient alors esclave des mots. Or ce nâĂ©tait pas son cas. Il Ă©tait le plus musical de nos « chanteurs français ». Comment arrivait-il Ă tordre ça ?
Moi jâai eu la chance de travailler avec lui que sur un seul album mais tu pourras par exemple demander Ă Jean Fauque (parolier, nda) et Jean Lamoot (producteur, nda), qui ont travaillĂ© plus dâune fois avec lui, ils te diront quâil parlait de son album quand les textes Ă©taient finis. A la fin du diner il mâa dit : « Ecoute, je te confie quelques titres. Vois ce que tu peux faire avec ça. » Et en effet, sur les DAT quâil mâavait confiĂ©s tous les textes Ă©taient lĂ , avec sa voix a capella, et pas une note de musique Ă part un pattern de boĂźte Ă rythme. Bref, aprĂšs les 4 mois de prĂ©-prod on Ă©tait plus que deux Ă©quipes Ă bosser sur le disque. Yâavait donc Edith et moi et un type qui sâappelle Richard Mortier. Bashung souhaitait donc confronter nos arrangements aux siens en nous faisant bosser sur les mĂȘmes titres de maniĂšre cloisonnĂ©e. Câest ce quâon a fait et on a Ă©videmment trouvĂ© des arrangements diffĂ©rents, mais ce qui est dingue câest quâen partant des mĂȘmes voix a capella on a aussi rĂ©ussi Ă trouver des accords diffĂ©rents et mĂȘme, sur certains titres, des tonalitĂ©s diffĂ©rentes. Câest-Ă -dire que dans la voix dâAlain, si tu mettais telle note tâavais lâimpression dâentendre telle mĂ©lodie vocale et si tu lâenlevais et que tâen mettais une autre tâavais lâimpression dâen entendre une toute autre mĂ©lodie vocale. CâĂ©tait curieux parce que quand tâenlevais le tout yâavait pas vraiment de mĂ©lodie, il ne faisait que parler, psalmodier. CâĂ©tait tout dans la rythmique, lâintonation.
On a lâimpression quâen faisant bosser deux Ă©quipes dâarrangeurs en simultanĂ© Bashung Ă©tait comme lâannonceur qui sollicite plusieurs agences de pub pour pouvoir ensuite tirer profite de leurs meilleures propositions.
Non, parce quâon nâĂ©tait pas en concurrence. Bon, je pense quâinconsciemment on devait se dire quâil fallait quâon fasse mieux que Mortier qui lui aussi devait se dire pareil de son cĂŽtĂ©, mais câĂ©tait plus une question dâĂ©mulation. Il fallait quâon fasse au moins aussi bien que lui. On Ă©tait dans un studio qui nâexiste plus, qui Ă©tait derriĂšre la place Clichy et qui sâappelait le studio Antenna. On avait une sorte dâatelier dans une piĂšce, Richard dans une autre et puis au milieu yâavait un studio qui servait Ă enregistrer tout ce quâon faisait. Chacun de notre cĂŽtĂ© on faisait plusieurs versions dâun mĂȘme titre. Par exemple Edith et moi on a dĂ» faire pas moins de 10 versions radicalement diffĂ©rentes de « Malaxe ». Dans son style qui nâest ni mieux ni moins, juste diffĂ©rent, Richard a dĂ» faire de mĂȘme. Et le gĂ©nie dâAlain câĂ©tait de dire : « Bon bah lĂ je voudrais le couplet des Valentins, le pont de Richard et cette autre version du couplet des Valentins. » Il tentait des choses hallucinantes comme ça, des sortes de puzzles faits de mĂ©langes et de hasards qui faisaient quâon naviguait dans le brouillard. CâĂ©tait lâĂ©clate. Par moments je me rappelle que jâavais comme des Ă©clairs de luciditĂ© : « Mince, cette chanson est quand mĂȘme Ă©norme ! »
Cette façon de faire ressemble Ă celle du cinĂ©aste qui, sur le plateau, tourne des scĂšnes dans le dĂ©sordre avec ses acteurs pour, au montage, donner forme au film quâil a en tĂȘte.
Oui, yâa de ça. Dâailleurs, de lĂ oĂč il Ă©tait, il entendait assez bien ce quâon faisait et des fois il dĂ©boulait furieux : « Mais câest de la merde ! Je veux pas entendre ça ! » et Ă lâinverse parfois il rentrait estomaqué : « Les mecs, dĂ©connez pas, jâespĂšre que vous avez enregistrĂ©s ce que vous venez de faire ! Vous avez enregistré hein ? Me dites pas que vous avez pas enregistrĂ© lĂ Â parce que câest ça que je veux ! Câest ça ! » Il Ă©tait comme ça. Parfois il se rendait compte quâil venait de tourner une scĂšne quâĂ©tait pas de la merde. Et puis aprĂšs on pouvait ne pas lâentendre pendant 2 jours, il fumait ses joins dans sa piĂšce en lisant son journal. « Alain, tu veux pas venir Ă©couter ? » « Non, non, allez-y, bossez. »
Dis-moi si je me trompe mais jâai le sentiment quâen bossant sur Fantaisie militaire câest comme si tâavais bossĂ© sur un disque de Bowie, et que voilĂ en France seul Bashung pouvait un projet musical aussi riche, prospectif, captivant.
Exactement, je pense que leurs dĂ©marches se ressemblent. Alors que Bashung nâĂ©tait pas un trĂšs bon musicien. Il ne jouait pas trĂšs bien de la guitare, il jouait un peu de lâharmonica, voilĂ câest Ă peu prĂšs tout. Or tu vois on dit que câest Ian Caple qui a rĂ©alisĂ© Fantaisie militaire, câest ce qui est officiellement Ă©crit, « rĂ©alisĂ© par Ian Caple », mais en rĂ©alitĂ© ce nâest ni rĂ©alisĂ© par Ian Caple, encore moins par Les Valentins, par Richard Mortier ou qui que ce soit dâautres, et je ne dis pas ça du tout contre Ian Caple ou Richard Mortier, ce sont tous deux des mecs charmants et plein de talent. Non, câest juste que câest rĂ©alisĂ© par Alain Bashung lui-mĂȘme. CâĂ©tait lui le vrai rĂ©alâ. Câest lui qui nous menait tous en bateau. Je pense quâil Ă©tait aussi perdu que nous mais câest quand mĂȘme lui qui tirait les ficelles. Câest pour ça quâil nâentrait jamais dans la cabine avec nous. Il savait quâon Ă©tait plus ou moins fan de lui et du coup il savait que sa prĂ©sence nous empĂȘcherait de crĂ©er, que tant quâil serait lĂ on serait dans un rapport de subordination. Un jour, je me rappelle, il nous a dit : « Oubliez tout ce que jâai dĂ©jĂ fait et essayez de me trahir ».
Ce que nâont pas fait les collaborateurs de Bleu pĂ©trole, son dernier album.
Ah ça, ça nâengage que toi (rires) ! Je ne me permettrais pas de le dire mais oui, câest vrai que certaines choses mâont un poil déçues.
Bashung devait intuitivement savoir que cette « trahison » Ă©tait le prix Ă payer, le prix Ă payer pour faire vraiment crĂ©er et que la magie de cette crĂ©ation ne jaillissait que par ricochets de rĂȘves, « rĂȘves emboitĂ©s ».
Oui, parce quâen un sens Fantaisie militaire n’a Ă©tĂ© imaginĂ© par personne et nâa Ă©tĂ© construit Ă partir de rien si ce nâest le travail concret de plein de gens diffĂ©rents !
Oui, et câest fascinant quâun type qui ne sache pas Ă©crire ses propres textes et qui ne soit ni un musicien virtuose ait pu Ă chaque disque rĂ©unir autant de gens sous sa coupe pour exaucer ses visions. Comme si Bashung Ă©tait la figure prĂ©sidentielle du rock français…
Je ne sais pas si tu lâas entendu, mais lâannĂ©e derniĂšre Edith et moi avons Ă©tĂ© interviewĂ©s dans le cadre dâune Ă©mission qui retraçait disque aprĂšs disque la carriĂšre de Bashung. Ăa passait sous forme de feuilleton le dimanche sur France Inter, mais ça avait Ă©tĂ© fait par une radio Suisse. Et ils sâĂ©taient bien cassĂ©s la tĂȘte parce quâil y avait le paquet dâinterviews. Ils Ă©taient allĂ©s questionner tout un tas de gens qui avaient bossĂ© avec lui et c’Ă©tait vraiment trĂšs Ă©tonnant d’entendre tous ces gens que je connaissais de nom mais que je ne connaissais pas personnellement traduire, chacun avec leurs mots, ce que moi jâavais vĂ©cu. C’est-Ă -dire que de notre plein grĂ© on sâĂ©tait laissĂ© manipuler, positivement manipuler et quâon Ă©tait plein dâadmiration parce que ça avait Ă©tĂ© agrĂ©able et qu’Ă l’Ă©coute du rĂ©sultat final le disque Ă©tait plus que cohĂ©rent. Ăa pourrait ĂȘtre n’importe quoi. Ăa pourrait pu ĂȘtre complĂštement n’importe quoi. Il nâavait par exemple pas attendu Pro Tools pour faire des mĂ©langes et des castings dantesques. Sur Chatterton, l’album d’avant Fantaisie militaire, il avait dĂ©jĂ convoquĂ© plus de 30 guitaristes Ă venir jouer sur les mĂȘmes morceaux. Mais que ce soit LâImprudence, Fantaisie militaire, Chatterton, Novice ou Osez JosĂ©phine, quelque soit les techniques utilisĂ©es â parce quâil suivait lâĂ©volution des technologies de son Ă©poque â et les nationalitĂ©s des musiciens â amĂ©ricain, anglais ou français â on faisait tous Ă©tat de la mĂȘme expĂ©rience !
Un tel processus ne produit-il pas son lot dâĂ©gos blessĂ©s ?
Si, bien sĂ»r. Ceux-lĂ nâont pas Ă©tĂ© interviewĂ©s mais beaucoup de gens se sont fait lourder. Certains avec pertes et fracas. Et jâimagine que ça doit ĂȘtre un peu humiliant de passer du ravissement de se savoir bossant pour Bashung au coup de fil qui te dit : « Bah non en fait, ça va pas le faire ». Mais nous avec Edith on avait dĂšs le dĂ©part complĂštement conscience quâon pouvait ĂȘtre lourdĂ© du jour au lendemain car au moins deux Ă©quipes avaient Ă©tĂ© lourdĂ©s avant nous et on se demandait toujours ce quâon avait fait de grandiose pour mĂ©riter dâĂȘtre lĂ . En plus, ce que je ne t’ai pas dit c’est que pendant toute cette pĂ©riode qui de prĂ©-prod qui a durĂ© 4 mois on nâhabitait plus Ă Paris. Moi j’habitais Ă Marseille et Edith Ă Aix. A Paris on logeait donc Ă lâhĂŽtel et comme dâune semaine sur lâautre on ne savait si on allait encore faire appel Ă nous on avait un peu lâimpression dâĂȘtre sur la sellette comme Ă la Star Acâ. C’est-Ă -dire qu’on bossait et Ă la fin de chaque semaine alors quâon avait presque fait nos bagages en se disant : « Ăa y est, câest fini pour nous et si ça se trouve il ne va rien garder de ce quâon a fait, Ă peine 3 accords » Alain ou Barclay nous appelait pour nous dire quâil nous voulait encore auprĂšs de lui. Et comme ça, de semaine en semaine on est restĂ© jusquâau bout et en fait, mis Ă part 2-3 titres oĂč câest Ă 90% du Richard Mortier, c’est vraiment nos notes. Mais on ne savait pas Ă l’avance.
Ăa faisait parti du jeu.
Oui, jusqu’Ă l’enregistrement. Qui a durĂ© 4 autres mois.
Ne ressort-on pas lessivĂ© aprĂšs 8 mois dâun tel travail ?
Non, non, c’Ă©tait magique. C’Ă©tait une pĂ©riode difficile pour Edith et moi parce qu’on venait d’enregistrer un album des Valentins oĂč on avait de nouveau frĂŽlĂ© la sĂ©paration tellement ça avait Ă©tĂ© dur. Pour tout te dire on avait mĂȘme pensĂ© Ă arrĂȘter la musique…
A ce point ?!
Enfin « arrĂȘter la musique », on n’arrĂȘte jamais vraiment la musique mais on se posait des questions. Et le plaisir quâon a pris avec Alain nous a redonnĂ© la foi. Parce que pour moi le vrai sens de la musique c’est ce cĂŽtĂ© prospectif. Faire cet album nous a donc tous les deux rĂ©conciliĂ©. Et ça nous a surtout ouvert les yeux sur les autres façons de faire de la musique. Aujourd’hui on travaille lâun et lâautre de maniĂšre beaucoup plus traditionnelle que ce quâon a fait avec Alain mais par exemple maintenant quand je reçois une maquette et que les arrangements de la prĂ©-prod ne sont pas pertinents je mâautorise parfois Ă tout balayer pour repartir de la bas guitare-voix. Car maintenant je sais que tout est possible.
Mais ce trip nâa-t-il pas eu une redescente ?
Si, si. Parce que professionnellement toute cette pĂ©riode de studio ça nous a super rapprochĂ© Edith et moi, et ça nous a dâautant plus rapprochĂ© que dans nos vies respectives, sentimentalement, et que le hasard a fait que nos pĂšres sont morts pendant lâenregistrement de cet album. Ils sont tous les deux eu un cancer du colon. Ils nâavaient pas le mĂȘme Ăąge. Son pĂšre est dâabord mort le premier, le mien juste aprĂšs. Donc câĂ©tait une pĂ©riode super difficile et en fait pour nous cet album a formĂ© comme une bulle qui nous a protĂ©gĂ© du fait que nos propres vies nâĂ©taient pas trĂšs rigolotes. Et moi câest bizarre car ça a beau ĂȘtre une pĂ©riode trĂšs difficile de ma vie, câest aussi lâune des plus belles pĂ©riodes de ma vie. Je garde un souvenir Ă©mu de ces 8 mois de studio. On se marrait ! Alain aussi nâallait pas bien. Il Ă©tait en plein divorce. Les histoires dâavocat, tout ça, il nâen pouvait plus. Alcoolique abstinent jusque-lĂ , il sâest remis Ă boire, Ă picoler. Mais quand on Ă©tait ensemble â et on Ă©tait tous les jours ensemble â on sâĂ©clatait Ă Ă©couter de la musique ensemble, Ă en faire et Ă parler de tout ça pendant des heures avec Alain. Moi ça me donnait envie de me lever le matin. Câest pour ça que jâai un peu de mal Ă Ă©couter cet album⊠Jâadore lâalbum, je peux Ă©couter 3 titres, comme ça, avec plaisir, mais du dĂ©but Ă la fin ça me plonge dans un Ă©tat trop bizarre. Qui nâest donc pas liĂ© Ă la musique mais au fait que pour moi ce disque est clairement une Madeleine de Proust. Le moindre titre, la moindre note, quand on lâa enregistrĂ©, comment on lâa enregistrĂ©, jâen ai un souvenir trĂšs prĂ©cis.
Pas déçu de ne pas avoir Ă©tĂ© de nouveau sollicitĂ© pour LâImprudence qui a suivi ?
Alors, non. Parce quâon savait dĂšs le dĂ©part que par dĂ©finition on ne le serait pas. Alain nous lâavait pas dit « Je ne vous rappellerai plus » parce quâen un sens, comme il nous lâa dit Ă la fin de Fantaisie militaire, il aurait aimĂ© quâon refasse de la musique ensemble, mais parce que pendant quâon lâenregistrait il nâavait pas cessĂ© de nous dire que son obsession Ă©tait de ne jamais faire deux fois le mĂȘme album. Il voulait Ă chaque fois aller plus loin il fallait donc quâil choisisse dâautres gens. Et ça on lâavait trĂšs rapidement compris donc on nâa pas Ă©tĂ© vexĂ©. De la mĂȘme maniĂšre on sâĂ©tait dit quâon refuserait de lâaccompagner en tournĂ©e sur ce disque si jamais il nous le demandait. Ce quâil nâa pas fait puisquâil nâa pas tournĂ© avec Fantaisie militaire. Et il a bien fait de faire ce quâil a fait car au final LâImprudence se distingue de Fantaisie militaire, mĂȘme si on peut voir que Fantaisie militaire a ouvert un peu la voie Ă LâImprudence.
Câest vrai. Que penses-tu de LâImprudence, en tant que pur auditeur ?
(Silence.) Pour moi ça a Ă©tĂ© trĂšs difficile dâĂ©couter LâImprudence. Jâai dĂ» mettre 10 mois avant de pouvoir vraiment lâĂ©couter.
Pourquoi ça ?
(Silence.) Je sais pas, dâun coup câest comme si tu rentrais dans une aventure Ă laquelle tu nâavais pas Ă©tĂ© conviĂ©. Que tu regardais les images du voyage que quelquâun qui tâes cher avait fait avec quelquâun dâautre que toi. Ce nâest pas de la jalousie mais câest dĂ©stabilisant.
Et verdict finalement ?
Lâalbum est magnifique. Je le trouve juste un peu trop dans le dĂ©tail. Fantaisie militaire Ă©tait un peu plus spontanĂ©, plus brut.
AprĂšs avoir travaillĂ© sur un tel album, digne de rivaliser en inventivitĂ© et en qualitĂ© avec les anglo-saxons, nâas-tu pas eu envie de bosser avecâŠ
Des artistes anglais ? Pour ça faudrait quâils mâappellent !
Tu ne te verrais pas faire les dĂ©marches par toi-mĂȘme ?
DĂ©crocher mon tĂ©lĂ©phone pour appeler Bowie et lui dire « Jâaimerais bien bosser avec vous ? »
Par exemple !
Le pauvre, il est trĂšs malade… Mais non, non, câest pas mon genre. Comme je te le disais tout Ă lâheure jâai trop lâimpression dâĂȘtre dans lâimposture pour pouvoir faire ça. Et le fait que Bashung puis Miossec mâaient appelĂ© pour travailler avec eux ne change rien Ă lâaffaire. Je suis toujours ce mec qui Ă ce moment-lĂ sâest dit « Mais ils se trompent sur moi, je suis pas Ă la hauteur du truc. »
Mais ces gars-lĂ doivent sans doute se considĂ©rer eux-mĂȘmes comme des imposteurs.
Ah oui, je pense. VoilĂ , avec lâexpĂ©rience je me suis rendu compte quâon est tous plus ou moins des imposteurs.
LĂ Edith et toi venez de rĂ©aliser le dernier album de ThiĂ©faine, SupplĂ©ment de mensonge, ThiĂ©faine qui est de la mĂȘme gĂ©nĂ©ration que Bashung. Y avez-vous retrouvĂ© un peu de la folle crĂ©ativitĂ© qui a prĂ©sidĂ© aux sĂ©ances dâenregistrement de Fantaisie militaire ?
Rien Ă voir. Le seul point commun, je dirai, câest lâallure. On a enregistrĂ© en grande partie cet album aux studios Gang, qui comportent une cour intĂ©rieure, et de temps en temps quand on voyait ThiĂ©faine la traverser pour aller aux toilettes avec Edith on se disait « Mince, câest troublant, jâai lâimpression de voir lâAlain dâil y a 10 ans ». Avec ses Ray Ban â Alain avait tout le temps des Ray Ban â sa coiffure et l’espĂšce de dĂ©marche comme ça, il y avait vraiment une ressemblance physique mais ça sâarrĂȘtait lĂ hein. Ah non, lâautre point commun câest que ThiĂ©faine est un auteur. Câest-Ă -dire que lĂ aussi les textes Ă©taient dĂ©jĂ terminĂ©s.
Ils étaient de lui ?
Oui. ThiĂ©faine le texte câest vraiment son truc, il est pointilleux lĂ -dessus, plus quâAlain. Il passait son temps Ă les corriger, Ă vĂ©rifier le sens dâun mot sur Internet. AprĂšs musicalement, comme Bashung il dĂ©lĂ©guait, il laissait faire les gens, mais sans vraiment superviser le truc avec une idĂ©e prĂ©cise en tĂȘte.
Il nâa pas ce cĂŽtĂ© architecte sonore quâavait Bashung ?
Non, musicalement il faisait plus confiance, il Ă©tait moins investi quâAlain, moins technicien. Enfin Alain nây connaissait pas grand-chose en technique mais il savait les possibilitĂ©s offertes. ThiĂ©faine câest Ă©tonnant parce quâil a fait beaucoup dâalbums mais je ne suis pas sĂ»r quâil sache comment un disque sâenregistre aujourdâhui. Pour lui câest la mĂ©thode traditionnelle : tu prends un bassiste, un guitariste, un batteur, tu les fais jouer ensemble, tâenregistres et voilĂ .
Actuellement en France jâai le sentiment que le seul Ă ĂȘtre encore animĂ© dâune soif dâexpĂ©rimentation comparable dans le cadre de la chanson câest Christophe.
Christophe on lâa justement rencontrĂ© aprĂšs Fantaisie militaire. Il avait Ă©tĂ© question quâon travaille avec ensemble. On sâest donc rencontrĂ© une nuit, pas pour travailler, mais pour discuter, tout ça et ce fut assez surrĂ©alisteâŠ
Pourquoi ?
Je lâai trouvĂ© complĂštement givrĂ©, mais positivement. CâĂ©tait pas « Quel con ! » plutĂŽt « Quel mec incroyable ! » Et oui, je pense quâil avait des points communs. DĂ©jĂ ils se connaissaient trĂšs bien et quand on a parlĂ© musique je me rappelle que Christophe parlait aussi de son obsession de dĂ©fricher, de faire ce qui ne sâest pas encore fait. Donc oui, yâa de ça.
Tu as travaillĂ© avec Daniel Darc peu aprĂšs la fin de Taxi Girl. En 2004 aprĂšs des annĂ©es de silence il a sorti CrĂšvecĆur, un super disque rĂ©alisĂ© par FrĂ©dĂ©ric Lo. Nâes-tu pas déçu de ne pas avoir Ă©tĂ© appelĂ© pour en ĂȘtre le maĂźtre dâĆuvre ?
Oui, dans lâidĂ©e jâaurais bien aimĂ© le faire, mais non, je suis pas déçu parce que je trouve le disque superbe et quâen plus jâaime bien Fred Lo. Lui et moi on nâa jamais travaillĂ© ensemble en studio, mais on a tous les deux travaillĂ© sur le premier album de LudĂ©al dont je te parlais tout Ă lâheure. Il y avait rĂ©alisĂ© 3 titres. Daniel Darc, jâai travaillĂ© avec lui en studio mais câĂ©tait des broutilles. A lâĂ©poque Daho le produisait et il mâavait juste appelĂ© pour venir faire un ou deux pianos (sur le single “La ville”, nda). Je suis passĂ© un aprĂšs-midi et voilĂ . On ne peut donc pas dire quâon ait vraiment travaillĂ© ensemble. Il ne doit certainement pas savoir qui je suis. Ou alors il a dĂ» oublier vu lâĂ©tat dans lequel il Ă©tait dĂ©jĂ Ă lâĂ©poque !
Il nâavait donc aucune raison de penser Ă toi pour CrĂšvecĆur ?
Oui. Mais câest un mec que jâai toujours bien aimĂ© hein. En plus jâadorais Taxi Girl donc jâai toujours un Ă priori trĂšs sympathique pour lui. Et puis je trouve le mec attachant.
As-tu une wishlist des français avec qui tu voudrais bosser ?
Oui, mais elle va rester secrĂšte (rires) ! Elle nâest pas trĂšs longue parce quâen France yâa peu de gens que jâadmire, mais yâen a quelques-uns. Jâai eu la chance de travailler avec certains⊠et jâen dĂ©couvre de nouveaux, comme Bertrand Soulier.
Sur cette petite wishlist yâaurait plutĂŽt des jeunes ou des vieux ?
Des pas si vieux que ça (rires) ! Disons que yâen a surtout un mais⊠je peux pas dire que jâaimerais travailler avec lui parce que je le trouve tellement gĂ©nial que je vois pas ce que je pourrais lui apporter. Jâai plus lâimpression que câest lui qui mâapporterait quelque chose. En fait depuis la mort dâAlain je considĂšre que câest le seul mec qui pourrait prĂ©tendre reprendre le flambeau de lâartiste qui remue la chansonâŠ
Il a autant de cheveux que toi ?
Je ne répondrai pas à cette question (rires) !
Ok !
Un mec gĂ©nial hein. Je lâai rencontrĂ© 2-3 fois et je le trouve en plus humainement adorable. TrĂšs humble.
Oui.
Et je lâai encore vu en concert 2-3 fois lâannĂ©e derniĂšre. Formidable.
Je suis totalement dâaccord avec toi. Jâai mĂȘme Ă©crit un article pour dire quâĂ mon sens ce mec Ă©tait le mieux dotĂ© pour succĂ©der Ă Bashung dans le rĂŽle du grand rockeur de la chanson française. Mais les rares fois oĂč jâai exposĂ© ce point de vue on mâa dit « Non, câest pas lui, câest Biolay ». Quâen penses-tu ?
Biolay ? Jây crois pas trop.
Un des arguments câĂ©tait quâil aurait pu prendre la suite de Bashung mais quâil avait loupĂ© le coche en 95 quand il avait reniĂ© le devenir tubesque de son « Twenty-two bar ». Alors que de son cĂŽtĂ© Biolay nâavait jamais cachĂ© son dĂ©sir de faire de la variĂ©tĂ©âŠ
Oui mais non. Parce que Bashung câĂ©tait un malin. Je pense quâil nâavait aucune envie de faire de la variĂ©tĂ© mais quâil Ă©tait juste assez malin pour sortir le single qui allait lui permettre de continuer Ă tracer sa voix. Le truc suffisamment classieux pour quâon ne dise pas « Câest de la merde ! » et suffisamment accessible pour toucher le grand public. Mais il en sortait mĂȘme pas un par album. Sur Bleu pĂ©trole yâen a peut-ĂȘtre mais câest pas lui quâa Ă©crit les chansons, sur LâImprudence yâen a pas et sur Fantaisie Militaire il y a « La nuit je mens » mais câĂ©tait involontaire, initialement le morceau ne devait pas figurer sur lâalbum.
Ah bon ?!
Oui, pendant les 4 mois de prĂ©-prod on nâa pas travaillĂ© sur ce titre. On ne lâavait pas. Tout sâest jouĂ© au dernier moment. On Ă©tait dans le studio dont je te parlais tout Ă lâheure, oĂč on nous reconduisait in extremis semaine aprĂšs semaine. Les prĂ©-prod allaient se terminer dans une semaine donc on savait que tout le monde allait sâarrĂȘter mais comme il restait une semaine de studio bookĂ©e Alain nous a dit « Bon bah câest bien, je suis trĂšs content de ce quâon a fait mais comme il nous reste une semaine de studio on va pas rester lĂ Ă rien faire ». De sa valise pleine de DAT il nous en sort un. « Je sais pas trop quoi en penser mais câest un titre que jâavais. Si vous avez des idĂ©es, allez-y ». Et câĂ©tait « La nuit je mens » en version voix a capella + pattern de batterie. Donc tu vois, si on nâavait pas eu une semaine dâavance sur les prĂ©-prod cette chanson nâaurait pas ĂȘtre jamais vu le jour. Enfin, il lâaurait sĂ»rement sorti pour LâImprudence mais elle aurait alors Ă©tĂ© diffĂ©rente.
Câest dingue, ça tient Ă pas grand-chose !
Ah non, pas grand-chose ! Câest pour ça que maintenant en studio je dis souvent aux artistes de ne pas sâarrĂȘter de composer. « Si tâas des idĂ©es, notes-les, tâes pas Ă lâabri dâune bonne idĂ©e de derniĂšre minute qui peut changer la face de ton album ! »
Oui et puis cette idĂ©e aussi quâun grand disque est rarement le fruit dâun seul hommeâŠ
Oui mais tâen as quand mĂȘme certains qui font tout tout seul. Va en parler Ă Prince ! Lui dans son studio yâa que lui qui compose, enregistre, produit. Yâa mĂȘme pas un ingĂ©nieur du son !
Oui et on voit aujourdâhui les limites dâune telle mĂ©thode !
Oui, mais au dĂ©part il faisait dĂ©jà ça et câĂ©tait bien. Donc voilĂ ce qui est bien aussi dans ce mĂ©tier câest quâil me permet de rencontrer des musiciens Ă©tonnants. Yâa des grands nuls aussi, enfin quand je dis « gros nuls » câest pas nĂ©cessairement des mauvais musiciens mais des gros cons qui pensent avoir tout compris. Câest peut-ĂȘtre un lieu commun de dire ça mais souvent les trĂšs trĂšs bons ils se la pĂštent pas quoi.
Myspace Jean-Louis Piérot
Géniale interview Sylvain, bravo !
Merci Jean-Seb đ
TrĂšs TrĂšs intĂ©ressant, ça me rappelle une histoire …
Je ne peux pas ne pas y avoir pensĂ©… !
Mec , on se connaĂźt pas mais trop bon cet interview, une tuerie. viens Ă©couter studio paradise Ă l’occaz.
+++++++
Salut Peluche Aspiral, euh pardon, salut mec !
Ăcoute, merci de ton commentaire qui n’y va pas avec le dos de la cuillĂšre.
Je vais aller découvrir ton groupe.
A+