TANGER : L’AMOURFOL

amourfol pochette

4 mars 2003. 16h. Paris, 6e. CafĂ©, cosy. « Je t’envoie une postcard de mon myocarde ». Ces mots rĂ©sonnent en moi dans leur pleine beautĂ© talismanne, chaloupĂ©e, hypnotique et « les cigales jouent des maracas » alors que je m’assoies solennellement en compagnie de Philippe Pigeard. Je dis « solennellement » parce que Philippe arbore un style qui me laisse Ă  distance (lunettes Aviator, barbe de mĂ©tèque et bandana de Renaud sur veste kaki), que je suis encore un journaliste dĂ©butant (un an de vol) et que ce qui nous rĂ©unit aujourd’hui, L’Amourfol, troisième album de Tanger, dont sont extraites ces paroles, ce ciel « rose », ce soleil « belle » sur « la mer qui danse », cette rĂ©manence de pas perdus dans le dĂ©sert (« c’est inouĂŻ, ça lance, c’est inouĂŻ, ça balance »), ça m’a soufflĂ©, donnĂ© « so much love ».

J’ai souvent mal dĂ©butĂ© mes « relations de groupes », rarement Ă©tĂ© lĂ  quand ils galĂ©raient, au fond du trou, mais je me suis toujours dĂ©merdĂ© pour en ĂŞtre quand ils sortaient du lot, break on through. Different Class, Ok Computer, Urban Hymns, A Short Album About Love, Come Down, Mustango, The Software Slump, Californication, Stories from the City, Stories from the Sea, White Pony, L’Horizon, I Am a Bird Now… Tous ces albums que j’estime ĂŞtre les plus beaux de leurs auteurs, Ă  chaque fois j’ « en Ă©tais ». Quand ils tombent, je suis lĂ , on time, ne faisant plus qu’un avec eux. C’est comme si je laissais les autres (le temps ?) essuyer les plâtres et hop, dès que ça sent le grand Ĺ“uvre, la maturitĂ©, le blockbuster qui tonne, paf, sur ma pomme. C’en est presque cosmique. L’Amourfol n’a pas fait exception.

Sorti le 14 janvier, le groupe l’a prĂ©sentĂ© la veille chez France Inter. J’y Ă©tais et je suis encore sous le charme. J’ai vĂ©cu ce concert comme un enchantement. Signe de leur fiertĂ©, Ă  part deux reprises (« Amsterdam » de Brel et « So Long Marianne » de Leonard Cohen) et « Facel Vega » remplaçant « Love Song » et « Air Task Order », ils ont jouĂ© l’album dans l’ordre et en intĂ©gralitĂ©. Philippe (chant), Christophe Van Huffel (guitare), Didier Perrin (basse) et Jean-Michel Bourroux (batterie) Ă©taient Ă©paulĂ©s par Pierre Fruchard (guitare) et Renaud Pion (sax). Dans le cadre du studio 104 de la Maison de la radio, leur puissance Ă©tait totale (leur douceur aussi). Depuis mon siège, je me souviens d’un Philippe meneur de revue se drapant dans la dĂ©flagration de « Nuits de RĂŞve » comme Picsou dans son or.

Et quel butin ! Avant Tanger semblait n’avoir rien Ă  dire et se contentait (façon de parler) d’exhiber son anormale libertĂ© musicale dans le paysage chansonnier français. En un sens, il flambait et ne jouait qu’ « avec des phonèmes », comme Philippe le chante dans « Oui, peut-ĂŞtre ». Pour moi, tout cela faisait de leur musique un grand phĂ©nomène entropique, un canard sans tĂŞte, comme jeter leur musique, libre trop libre, par les fenĂŞtres. Et puis, dĂ©prime et contexte gĂ©opolitique Ă©clatants, Tanger s’est retrouvĂ© frappĂ© par une gravitĂ© salutaire et, l’un dans l’autre, l’autre dans l’un, avec un nouveau rapport texte-musique. Oui, enfin des chansons qu’on pourrait retenir et chanter. Et merci Ă  toutes ces emmerdes car L’Amourfol est clairement un des plus beaux bouquets de la « chanson pop moderne ».

tanger attendre

Tout y est : dès le dĂ©part Tanger fait parler la poudre et le slow, alterne guerre et paix. Aux bourrasques de guitares et au slam frondeur de « Botox planĂ©taire » (« Ah la cravate du tertiaire », « CĂ©lesta, Berreta, substitut de potence »…), Ă  ces cut-up qui « montent Ă  la tĂŞte » (« a kick in the sky ! »), succèdent les impressions Ă  forte persistance rĂ©tinienne de « Postcardiogramme », Ă  la ludique tĂ©mĂ©ritĂ© du « Petit Soldat » (« c’est la guerre, c’est la guerre ! ») le croon suave « paradis pour pĂŞcheurs » de « Barfleur », puis le soulèvement de « Nuits de rĂŞve » (« rĂŞve joyeux ! »), sonnĂ© de cuivres cousins du « National Anthem » de Radiohead. AlcĂ´ves au cĹ“ur des tranchĂ©es, « Nice Dream » des nymphes phrĂ©atiques, des criques invitent Ă  la caresse. Tension apoca/lips. Équilibre corps/texte. Puis la chute.

La seconde partie du disque laisse place Ă  une immense gueule de bois. Plus d’alternative. S’ouvrant sur « Air Task Order », (aqua)planing avant le dĂ©sastre, tout y dĂ©sĹ“uvrement, Ă©preuve du froid, monde des morts (« Love Song », « Un Homme est inerte »). Mais c’est le moment de bravoure. Face au vide, sans panache ni mojo, Tanger parvient quand mĂŞme Ă  sortir des marrons du feu. (Autres marrons. Autre feu.) Et c’est beau, cette marĂ©e basse en plein « ventre » d’album. Nice drames. Mais derrière ils reviennent vite au ludisme et en viennent mĂŞme enfin Ă  la fantaisie pure avec l’histoire très cabaret freak / vieux film des annĂ©es trente de « Johnny & Laura Palmer » et clĂ´turent le tout sur le slow must go on d’une « Grande Vie » bercĂ©e par la flĂ»te lĂ©gère de Magic Malik, « des vignes et tes seins ».

On ressort sonnet, semĂ© de ce banquet final qui rouvre l’album. Nous reviennent ces mots de Bollardière (1907 – 1986), que « L’homme est fait pour aimer. C‘est la seule rĂ©alitĂ© qui donne au monde sa consistance » et que « La guerre n’est qu’une dangereuse maladie d’une humanitĂ© infantile qui cherche douloureusement sa voie. » Et comme un faire-part, une love letter, on chĂ©rit la pochette du disque qui, la sex-tionnant telle une asperge, rend toute sa sexualitĂ© Ă  la Fleur, faisant jaillir cette pensĂ©e de Lely (1904 – 1985), qu’on avait Ă©galement dĂ©couvert par hasard, comme un signe, un parfait rendez-vous : « La diffĂ©rence corporelle de l’homme et de la femme, ce luxe fabuleux m’Ă©blouit. » Oui, on plane (onde de majestĂ©) et on li(c)ke cette rose blanche, costard taillĂ© saignant leur « Beau Bizarre ».

Au lendemain de sa Black Session, de derrière ses verres fumĂ©s et sa tenue de guĂ©rillero, Philippe se donne un genre. Se protège parce qu’il s’expose lĂ -dedans. Il en a chiĂ©, essuyĂ© dĂ©pression et accident (une caisse, place du PanthĂ©on, la veille de rendre l’album), allant ensuite lui-mĂŞme expliquer chaque chanson aux petits disquaires. De tout ça, il me parlera avec l’apaisement et la fiertĂ© de celui qui, revenu du danger, se sait tenir quelque chose. Qui tue. Valide les risques encourus. Avant que je dĂ©campe, il me griffonnera de lui-mĂŞme ces mots sur l’Ă©corce de mon exemplaire du disque : « Je t’envoie une postcard de Bagdad / La Corrida camarade ! / Qui a peur de tuer un arabe de trop ? / Ici les inspecteurs ont l’œil torve / Partout Bush bave sa morve / Le Monsieur et Saddam vous saluent bien bas. »

« Dans tes reins André ! »

 

 philippe pigeard scène

Bonjour Philippe. Comment s’est donc prĂ©sentĂ©e l’envie de ce troisième album ?

A la sortie du prĂ©cĂ©dent, Le DĂ©troit, on avait passĂ© beaucoup de temps Ă  Tanger, oĂą la forme plastique et esthĂ©tique du groupe s’est un peu stabilisĂ©e. Le principe de l’album suivant Ă©tait de continuer Ă  creuser ce qu’est la chanson française d’ici et maintenant. Pour abriter ce travail, je me suis dit qu’on allait partir d’un titre d’album qui serait Music-hall. j’ai donc questionnĂ© cette notion de music-hall : « Qu’est-ce que ça peut reprĂ©senter aujourd’hui ? Est-ce que c’est une forme majeure, mineure, un genre des annĂ©es 30, est-ce plus vaste ? »

Dans le dossier de presse du disque, tu dis que pour toi Madonna, Iggy Pop et Brel, c’est aussi du music hall. En quoi ?

On fait tous le mĂŞme mĂ©tier. Enregistrer des disques et se produire en public, c’est ça faire du music-hall. Pour moi, Bowie, c’est du music-hall, Public Enemy, c’est du music-hall. Du music-hall avec une autre culture, une attitude, des poses. Il n’y a pas de barrière de genres. Du coup, j’ai dĂ©cidĂ© une immersion totale, Ă  la fois dans un rĂ©pertoire typique de l’entre-deux guerres, et dans les films noir des annĂ©es 50-60 : Billy Wilder, Black Edwards… Je prĂ©levais une scène, coupais le son et faisais jouer les gars. Des fois, c’Ă©tait de l’impro pure, on ne savait plus les accords, la musique. Ça a donnĂ© beaucoup d’heures d’enregistrement, on a prĂ©levĂ© des choses et les chansons sont arrivĂ©es. Et j’ai remis les clĂ©s de la production Ă  Kid Loco.

Pourquoi lui  ?

Je voulais quelqu’un qui vienne du rock et qui ait aussi les mains dans le son, qui se dĂ©patouille très bien avec des samplers et des boucles pour que la palette soit totale. Je ne crois plus Ă  la puretĂ© des choses, j’aime les choses impures, les bâtards. Tanger est une ville bâtarde, quatre ou cinq langues cohabitent. C’est ce qui me touche aujourd’hui.

On vous a toujours collĂ© une image de groupe dandy, littĂ©raire. J’ai l’impression qu’avec cet album, cette image – si tant est qu’elle soit lĂ©gitime – tend Ă  s’estomper.

(Soupir.) Je ne sais pas. C’est une lecture que beaucoup de gens ont eu, celle d’un groupe arrogant, intellectuel. Pour des tas de trous du cul de journalistes parisiens qui ne sont jamais venus Ă  nos concerts, on est tous des fils de bourges du sixième et nos parents ont des bibliothèques Ă©normes. Or non, on est des fils de prolos de Province et ça n’empĂŞche pas de pouvoir se cultiver.

Tu Ă©cris et chantes en français, c’est important pour toi ?

Je ne suis pas du tout Ă  cheval sur le dictionnaire, au contraire, mon boulot c’est de dĂ©foncer la grammaire. En tant qu’auteur, il est HORS de question de pĂ©renniser une langue, il est question de continuer Ă  l’accomplir, d’inventer des mots et de DÉFONCER la grammaire qui fait les positions sociales et dĂ©cide qui a le pouvoir ou pas. Donc pour moi, le soleil est BELLE. Le dictionnaire, je laisse ça Ă  Lalanne.

En fait, tu es pour le métissage perpétuel ?

Oui, et sur le jeu : jouer, comme un enfant.

Comme une forme de révolte ?

(Temps de rĂ©flexion.) Dans toutes les Ĺ“uvres qui me marquent, je me rends compte Ă  quel point ça jouit, joue avec la matière. Tu peux aborder des sujets graves, mais tu joues avec. C’est extrĂŞmement important le jeu, c’est vraiment une condition Ă  l’œuvre. Sans doute qu’on ne joue pas assez en Occident, sans doute qu’on est trop guindĂ©. La gravitĂ©, c’est le sĂ©rieux des imbĂ©ciles. Il faut jouer, ĂŞtre un enfant, intrĂ©pide, tĂ©mĂ©raire, tout ce qu’on a perdu en devenant adulte. Quand je vois mon petit garçon de deux ans prendre une guitare, une batterie et chanter, danser, je me dis : « Lui, il fait tout ce qu’il veut. »

Malheureusement, Ă  ce que j’ai cru comprendre, l’audace d’un morceau comme « Le Petit Soldat », premier single de L’Amourfol, semble mal passer auprès des radios.

Ce qui se passe, c’est le droit de veto. Ils nous on dit : « On adore, mais on ne peut pas Ă  la fois passer le journal en parlant des morts et des bombardements et Ă  cĂ´tĂ© passer un morceau qui dit : « C’est la guerre, c’est la guerre, je joue au petit soldat. » » Pourquoi  ? Surtout que dans ce conflit la France a adoptĂ© une position plutĂ´t tĂ©mĂ©raire. Et puis, que je sache, ils n’ont pas arrĂŞtĂ© de diffuser le « Manatthan-Kaboul » de Renaud. Ils nous on dit : « Ne le sortez pas en premier single, laissez-nous faire « Barfleur », c’est un slow qui va marcher. » Et « Barfleur » est rentrĂ© en deux jours en playlist sur Europe 1, RTL…

Vous allez donc enfin pouvoir toucher un plus large public, ce qui doit te ravir car j’imagine que tu souhaites porter ces chansons au plus grand nombre.

Oui, toujours. Ce travail-lĂ , c’est 18 mois d’intimitĂ©. Beaucoup de monde s’est donnĂ© sur ce disque. C’est aussi pour ça que ça s’appelle L’Amourfol. IdĂ©alement, ça devait s’appeler Music Hall pour la raison que je t’expliquais tout Ă  l’heure mais on s’est fait tacler par Pascal Comelade qui a sorti un album intitulĂ© Psychotic Music Hall.

Comment est donc venu ce titre, L’Amourfol  ?

Je dĂ©lirais un soir avec « Kidi », on Ă©tait bien crevĂ© et on avait bien smokĂ©, je faisais des slogans avec des rimes en « ol » et j’ai dit : « Music Hall, c’est L’amour fol ! » Après coup, on y repensant, je me suis dit que ça rassemblait mieux le disque. Il a demandĂ© une telle dose d’amour dĂ©raisonnable. Il a fallu tenir, c’Ă©tait assez Ă©pique.

L’Amourfol, ça m’Ă©voque L’Amour Fou d’AndrĂ© Breton…

Bien sĂ»r, c’est une pichenette dans ses reins. Je dĂ©teste Breton. Enfin je le respecte, mais je n’aime pas les papes. Donc ça me faisait marrer : « Pourquoi pas l’Amour Fol, AndrĂ© ? »

Tu n’aimes pas les papes ?

Je n’aime pas les Ă©tiquettes et les partis. Les figures dictatoriales, on a trop vu oĂą ça menait. Dans l’histoire de cet album, je voulais commencer par un Ă©tat des lieux, c’est « Botox PlanĂ©taire » : « Ciel Total Final / Fiel Total Finish / La peau dĂ©tendue / Mes dents ils les auront dĂ©jĂ  fondues ». VoilĂ , on en est lĂ . Partir de la Shoah et arriver jusqu’au prestige. Donc après avec « Postcardiogramme », on rentre dans l’intimitĂ© : « Je t’envoie une postcard de mon myocarde ». On vit ça, on rencontre des tas de trucs, et il y a la guerre : « Le Petit Soldat », « Air Task Order ». Et il y a la condition humaine dans cette sociĂ©tĂ© occidentale oĂą la dĂ©pression est en train de se rĂ©pandre, c’est « Un Homme est inerte » et on va « devoir affronter le soleil noir », comme dit Hugo. Et ça c’est aussi dans « Botox PlanĂ©taire » : « vous serez sauvĂ©s comme Ă  travers le feu ». Je cite un Ă©pĂ®tre de St Paul. On va se prendre un truc, c’est Ă©vident, tout est en marche, on va vers un grand accident gĂ©nĂ©ral. Il faut faire face et se dire qu’après ce feu-lĂ , ce n’est pas fini. Faut pas dĂ©sespĂ©rer mais va falloir passer Ă  travers. Donc, pour finir, c’est « La Grande Vie », ce qui reste valable. Car construire quelque chose avec la personne que tu aimes, ça, c’est toujours valable.

(Before : Récit, « La Grande Vie ».)

pigeard bras ouverts

Photos live de Philippe Pigeard par Elsa Songis

2 réponses
  1. minoshka
    minoshka dit :

    Aaaahhhh t’as Ă©tĂ© traversĂ©/transpercĂ© par les courants GRANDE VIE SMOKÉS ASSOIFFÉS de Tanger toi on dirait bien… et ça se lit !!! Tu la tiens serrĂ©e, emportĂ©e ton histoire… et tu la lâches plus, c’est comme ça que c’est bien Ă©crire !!! GREAT !!!

    « Donc pour moi, le soleil est BELLE. » ben pour moi aussi ! Y en a d’autres parmi nous ici pour qui LE SOLEIL EST BELLE ??? aussi ???? 🙂

  2. Sylvain Fesson
    Sylvain Fesson dit :

    Comment ne pas se laisser exploser par l’atomisme de ce ce Soleil Belle et de cette Grande Vie… Y’a plus qu’Ă  recoller les morceaux après dĂ©collage, dĂ©coction… Ça prend du temps certes, de l’Ă©nergie… Content si elle se transmet et… Ă  plus tard pour l’interview fleuve, que dis-je, ocĂ©anique de Mister Van Huffel !

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