JEAN-LOUIS AUBERT : LES PARAGES DU VIDE (1)
7 mai 2014. 13h20. Paris 6e. Bistrot des Amis. « Ah parce que tu veux qu’on se mette ?! », me lance dans Ă©clat de rire plein de pattes d’oie et de fossettes Jean-Louis Aubert. Il vient d’arriver tranquilou, avec son bonnet et son air dĂ©bonnaire Ă la cool, genre rasta tirĂ© du lit. On doit parler de musique et philosophie (de vie, de vie !) pour le compte de Philomag Ă l’occasion de la sortie d’Aubert chante Houellebecq â Les parages du vide, prĂ©vue le 14 avril. Il s’agit d’une (belle) mise en musique de poĂšmes issus du chapitre Les Parages du vide du dernier recueil de notre plus cĂ©lĂšbre Ă©crivain vivant, Configuration du dernier rivage. « Bon ça va, t’es mignon ! », ponctue JLA, hilare.
Ăa commence fort. Au jeu du jeu de mot, du bon mot, drĂŽle, spirituel, je viens de me faire avoir moi qui lui demandait juste : « OĂč veux-tu qu’on se mette ? » face au choix cornĂ©lien qui nous est offert entre s’attabler Ă l’intĂ©rieur et ĂȘtre dĂ©rangĂ© par la promiscuitĂ© des clients et s’attabler dehors et ĂȘtre menacĂ© par l’incertitude du ciel. Ceci dit, je sais au moins une chose : on va pas se vouvoyer. En l’attendant, partant du principe que je serais plus Ă l’aise si on se mettait Ă un peu l’Ă©cart et que, comme moi, il aurait sans doute envie de fumer au cours de cette longue interview Ă la pause dĂ©jeuner, je me suis mis en terrasse. Banco pour lui. On a le temps devant nous. C’est parti.
« Michel c’est l’extase romantique, la vraie »
Bonjour Jean-Louis. Philomag, tu connais ?
Ouais. J’oublie souvent de l’acheter (bruit de briquet, premiĂšre clope) mais j’adore. Tu peux m’y abonner pendant un an au moins ?
Je peux faire la demande ! Quelle est ton adresse ?
(S’approchant du micro) « Jean-Louis Aubert, 5 rue de (bip !), 75006 Paris. » Enregistre la.
VoilĂ . « S’il vous plait Monsieur » !
« S’il vous plait Monsieur, si je peux ĂȘtre abonnĂ© bah j’aime bien. » Oh, pas mal le rayon (le soleil vient de faire son apparition au moment oĂč son attachĂ©e de presse m’apporte les petites feuilles qu’elle m’avait promises, et il dit : « Hey, dis donc, t’as vu ce que tu viens de faire ? »)
Avant que tu arrives je demandais Ă Sophie comment se passait ta promo pour cet album…
C’est trĂšs dur.
C’est trĂšs dur ?
Ouais.
Ăprouvant ?
Ouais. TrĂšs. J’ai eu des jours pires. Mais hier de rĂ©pondre aux questions j’en pouvais plus… Enfin c’est de ma faute hein.
Ah ok, tu n’es donc pas ironique !
Nan, nan, nan. Mais j’adore la promo en gĂ©nĂ©ral. Enfin j’adore, disons que je trouve ça quand mĂȘme remarquable d’avoir la chance de pouvoir accĂ©der aux mĂ©dias. Ils sont les fils de marionnettes de la sociĂ©tĂ© et je peux rentrer dans les journaux tĂ©lĂ©visĂ©s, c’est pas rien, y’a quand mĂȘme une ambiance lĂ -bas. Par exemple j’aime bien La ChaĂźne Parlementaire et j’ai pu y ĂȘtre interviewĂ©…Â
Ah c’est marrant car Houellebecq a souvent dit qu’il aimait aussi regarder LCP…
Oui, lui la regarde le matin et moi le soir. LĂ -bas t’as une fille qui s’appelle Sonia (Mabrouk â nda), qui dans le dĂ©bat maĂźtrise assez bien tous les petits rats de l’AssemblĂ©e qu’ont une grande gueule, et qu’est trĂšs jolie. Elle est tunisienne d’origine et pour moi c’est un rĂȘve cette fille. C’est une femme moderne, intelligente et j’ai eu la chance d’ĂȘtre interviewĂ© par elle donc voilĂ , ça c’est des super expĂ©riences, de belles surprises en terme de rencontres de personnalitĂ©s mais sinon au bout d’un moment ça laisse souvent trĂšs vide de parler tout le temps de soi et d’ĂȘtre attentif. Quelque fois, sans y faire attention, tu repenses Ă c’que t’as dit, tu te dis que tu l’as vraiment trĂšs trĂšs mal formulĂ© et que tu aurais pu ĂȘtre beaucoup plus bref et que c’Ă©tait ça qu’il fallait dire. Ou quelque fois on fait des blagues et on regrette aprĂšs, on se dit : « Merde… »
« Ăa ne va pas ĂȘtre compris et ça va se retourner contre moi… »
Oui, mais bon je relis pas tellement ce qui se publie sur moi, j’essaie de pas trop regarder ça sinon c’est pire ! Si tu te mets Ă regarder ce que t’as dit…
Ăa devient quasiment un travail, un truc Ă devenir parano, control freak…
Oui, voilĂ . Mais ça fait partie des rĂŽles du chanteur. Oui, c’est quand mĂȘme un peu spĂ©cifique aux chanteurs hein et aux politiciens. On attend moins ça de l’Ă©crivain ou du peintre. La promo, les acteurs en chient Ă fond, mais les metteurs en scĂšne n’y vont pas ou trĂšs rarement quoi.
Oui, c’est liĂ© Ă la nature performative et exhibitionniste des mĂ©tiers de chanteur et d’acteur…
Oui et justement je suis trĂšs ami avec Philippe Garrel, qui est vraiment sur une Ă©conomie totalement diffĂ©rente et donc qui se fout si ses films marchent ou pas, et quand il me voit il me dit : « Ah, c’est dingue comment tu travailles ! Pourquoi tu fais tout ce travail aprĂšs ? Ah bon, c’est une Ă©conomie comme ça la chanson ? » Enfin voilĂ , c’est pas qu’Ă©conomique mais ça l’est principalement quand mĂȘme. Ăa s’appelle de la promotion. Alors maintenant je te rencontre pour Philosophie Magazine, c’est pas rien, je me dis que ça va ĂȘtre intĂ©ressant et y’a des tas de rencontres intĂ©ressantes mais y’a aussi cette question : « Est-ce que ça bouffe ta vie privĂ©e ? » Oui, qu’elle soit bonnes ou mauvaises ces entretiens bouffent un peu de ton temps et de ta vie privĂ©e, et ta crĂ©ativitĂ© future. Par exemple lĂ je voudrais bien prĂ©parer la tournĂ©e et je peux pas donc ça m’Ă©nerve. Mais bon, la promo c’est aussi un grand entraĂźnement parce que tu t’attends Ă des choses et ce sont pas elles qui arrivent donc ça te rend souple. C’est-Ă -dire qu’il faut rester trĂšs attentif, tu peux arriver dans une radio d’aspect trĂšs commerciale oĂč quelqu’un va ĂȘtre trĂšs trĂšs sincĂšrement Ă©mu par ce que t’as fait. Et une interview que tu aurais imaginĂ© ĂȘtre trĂšs vicieuse et bien elle l’est pas du tout, alors qu’inversement telle interview qui te paraissait pas du tout l’ĂȘtre et bien elle l’est vraiment.
Tu es sujet à des interviews vicieuses ?
Oui, un petit peu, parce que la presse est trÚs menacée donc il faut toujours du scoop.
Ou du « bashing », des positions bien manichĂ©ennes, tranchĂ©es pour exciter le lecteur. En prĂ©parant cet entretien je suis tombĂ© sur l’article que Nicolas Ungemuth a consacrĂ© Ă ton nouvel album sur le site du Figaro et il tire bĂȘtement Ă boulets rouges, je trouve…
Ouais, mais ça c’est pas vicieux, lui il s’investit, aprĂšs on le trouve con ou pas. Non, ce qui est plus vicieux c’est Le Parisien qui te parle de tas de choses et puis quand t’as vraiment tout fini, que c’est presque du off, on te demande : « Pour qui t’as votĂ©Â ? Avec qui t’es » ou encore : « On attaque les EnfoirĂ©s. Qu’est-ce que t’as Ă rĂ©pondre ? » Des trucs comme ça (rires) !
Je vois. Et bien réponds à ces questions comme ça ce sera fait !
(Rires). Et ce qui est assez curieux c’est que quelque fois la personne qui s’occupe de l’article est plutĂŽt fan de musique, mais si on la maintient Ă ce poste c’est parce qu’elle amĂšne des choses extra musicales comme ça. Donc si tu rĂ©ponds Ă la question « Pour qui tu votes ? », ça va ĂȘtre le titre de l’article. Ăa va pas ĂȘtre autour de l’idĂ©e que ton album est bien.
Oui, malheureusement c’est pas ça qui fait vendre du papier, c’est plutĂŽt du sensationnel : « Untel a fait ci, untel a fait ça », ce genre de dĂ©lations people.
Oui, par exemple : « Madonna n’aime pas ses disques ». VoilĂ les nouvelles de ce matin.
Y’avait un article sur ça ?
Oui : « Je n’ai jamais aimĂ© la musique que je faisais ».
Ahahah, c’est le stade terminal de l’astuce marketing : qu’est-ce que pourrait dire Madonna pour redorer son image aprĂšs ses dĂ©cevants derniers albums. HĂ© bien qu’elle n’a jamais aimĂ© ce qu’elle faisait. C’est gĂ©nial !
(Rires.)
J’ai vu que tu avais fait la couv’ de Rock&Folk pour la sortie de ce nouvel album. Ăa, c’est important pour toi ?
Bah dĂ©jà ça m’a permis de renouer des liens avec Philippe ManĆuvre avec qui y’a quelque fois eu de l’eau dans le gaz…
Parce que…
Parce que des fois je lui ai fait faux bond sur des choses autour de TĂ©lĂ©phone oĂč je disais : « Moi non, je fais autre chose, la page est tournĂ©e. » VoilĂ , ça il a pas trop aimĂ©. Mais on a quand mĂȘme… des trajectoires assez parallĂšles. Il Ă©tait lĂ Ă nos premiers albums… Y’a des petits comptes quoi ! C’est comme ça quand on a Ă©tĂ© assez proche pendant longtemps, y’a parfois des petites luttes intestines. Par exemple y’a aussi le truc que quand il a Ă©tĂ© jury (dans le cadre de l’Ă©mission A la recherche de la Nouvelle Star â nda) et tout ça bah moi je le regardais avec un sourire narquois et il savait que je le regardais avec un sourire narquois ! Parce que voilĂ pour moi quand t’attaques les gens sur l’air de : « Est-il toujours rock ? » (la question leitmotiv du magazine Rock&Folk â nda), bim quoi ! Donc dans mon regard il captait ça ! Le retour de badine. VoilĂ , c’est des choses comme ça. Et puis dans nos pĂ©riodes de froid je me prive pas de lui rappeler que sa premiĂšre critique sur TĂ©lĂ©phone disait : « Ce groupe n’a aucun avenir. » C’Ă©tait dans MĂ©tal Hurlant.
VoilĂ , je pensais plutĂŽt que tes liens avec ManĆuvre étaient moyens parce qu’un groupe comme TĂ©lĂ©phone ne correspondait pas Ă la « rock credibility » dogmatique, c’est-Ă -dire gĂ©nĂ©ralement anglophone, chĂšre Ă R&F…
Sur le coup oui, mais aprĂšs il a adorĂ© et il a vĂ©nĂ©rĂ© et c’Ă©tait presque devenu notre biographe attitrĂ©. Il a mĂȘme participĂ© quelque fois au choix du nom des albums. Mais au premier album il a dit : « Les paroles sont nulles et tout ça » donc y’a toujours un peu ce truc…
Oui, moi je croyais que pour eux toi et TĂ©lĂ©phone en Ă©tiez restĂ© Ă incarner ce qu’ils jugent comme la tare originelle du « rock français », c’est qu’il s’exprime comme son nom l’indique en français et que ça c’est pas cool, pas rock…
Non, non, ils ont bien adhĂ©rĂ© quand mĂȘme, surtout Ă TĂ©lĂ©phone. AprĂšs ça a Ă©tĂ© un petit peu plus tiĂšde (il parle de sa carriĂšre solo â nda) m’enfin dans ces cas-lĂ il (Philippe ManĆuvre donc â nda) envoyait quelqu’un d’autre. Mais bon je pense que ça n’a aucune importance hein.
J’en suis pas sĂ»r car quand je considĂšre cet album que tu as rĂ©alisĂ© Ă partir de certains poĂšmes de Houellebecq… Je l’appelle Houellebecq mais tu l’appelles sans doute Michel…
Ăa dĂ©pend…
HĂ© bien je me dis que c’est surtout lui la rock star. En France, c’est clairement lui la rock star, c’est lui qui incarne le plus ce concept anglo-saxon qui mĂȘle soufre, succĂšs et popularitĂ©. Il est d’ailleurs notre Ă©crivain actuel le plus cĂ©lĂ©brĂ© Ă l’Ă©tranger. J’ai donc pas mal le sentiment que outre ses textes tu bĂ©nĂ©ficie de son aura sur ce projet et que c’est ce qui fait que tu, que vous avez fait la couve de Rock&Folk.
Ah, je me rends pas compte de ça par contre (il allume une deuxiĂšme clope â nda). Mais Ă bien regarder son comportement et l’aura qu’il a, et la libertĂ© qu’il a ou qu’il impose, c’est sĂ»r que c’est l’une des personnes qui rentre le mieux dans ce modĂšle… alors « rock star », j’aime pas le mot… mĂȘme « rock » ça veut plus dire grand chose… mais oui, dans ce moule c’est la personne la plus forte que j’ai rencontrĂ©e durant ces dix derniĂšres annĂ©es. C’est la vĂ©ritĂ©.
Il produit quelque chose de noir et d’accessible. Il fĂ©dĂšre et divise.
Oui et puis y’a aussi… le cĂŽtĂ© un peu suicidaire de l’accomplissement artistique, qui est assez fort… que j’ai peut-ĂȘtre aussi dans une moindre mesure, ce cĂŽtĂ© si tu travailles, tu clopes et tu bois et ça passe un peu avant tout. Ce cĂŽtĂ© sacrificiel un peu curieux. Houellebecq est totalement lĂ -dedans. Garrel est trĂšs trĂšs contre ça (rires) !
C’est vrai ?
Oui, oui, oui, quand on se voit il me dit toujours : « Mais non, non, non, mĂ©fie-toi, c’est la vie qu’est le plus important ! » Et ça m’Ă©nerve (rires) !
Ce partage, ce dilemme entre l’art, le travail et la vie c’est de cela dont il Ă©tait question quand tu parles d’« échange sur les 100% dans l’art et 40% dans la vie » dans ta correspondance avec Houellebecq qu’on peut lire mail Ă mail dans le petit livre qui accompagne le disque ?
Ouais. Et aprĂšs en fouillant ce dialogue, il m’a rĂ©vĂ©lĂ© qu’il est pas du tout Ă l’aise dans la vie sociale, ça m’a rappelĂ© un peu L’Albatros de Baudelaire, et en fait il a une vie sociale pratiquement parfaite avec ses personnages de roman. Donc quand il part Ă l’Ă©tranger il ne parle français qu’avec eux et cette vie sociale avec ses marionnettes lui convient beaucoup mieux que cette vie un peu moins contrĂŽlable de la rue.
Que la vie du monde extérieur.
VoilĂ , du monde extĂ©rieur. C’est pas Ă©vident pour lui. Alors que moi je suis tout le contraire.
Tu as plus de facilité à te satisfaire de la vie sociale, du monde extérieur ?
Oui, je suis trĂšs trĂšs Ă l’aise dans la rue, j’adore ĂȘtre dans le quartier, j’aime biens les gens aussi mais j’ai mes pĂ©riodes renfermĂ©es aussi et puis je sais pas non plus Ă quel point c’est pas aussi un peu une maniĂšre d’ĂȘtre un peu stratĂ©gique toute cette affection que j’ai pour les autres, Ă les regarder passer, tout ça… J’aime bien les contempler comme ça, j’ai pas le dĂ©goĂ»t que lui a…
C’est ce qui fait la complĂ©mentaritĂ© de ce projet…
Ouais, c’est un peu le verre Ă moitiĂ© vide et le verre Ă moitiĂ© plein. On est au courant de la mĂȘme chose mais lui va se fixer sur les manques, parce que ça va rĂ©sonner en lui et moi je vais me fixer sur mon adoration pour la petite grace passagĂšre (il allume une troisiĂšme clope â nda).
Que connaissais-tu de Houellebecq avant que ce projet ne voit le jour ? Qu’avais-tu lu de lui avant Configuration du dernier rivage dont tu as tirĂ© ces chansons ?
J’ai beaucoup aimĂ© Extension du domaine de la lutte, Ă une Ă©poque oĂč j’Ă©tais dĂ©primĂ© alors bam ! J’Ă©tais encore plus dĂ©primĂ©. C’est venu me cueillir comme certains trucs de Cioran, ça nourrissait mon intelligence mais ça me ramenait aussi Ă une vĂ©ritĂ©, celle qui ressemble Ă certains hĂŽtels de Province, Ă une pĂ©riode oĂč je me cherchais. C’Ă©tait juste aprĂšs l’album Stockholm (sorti en 1997 â nda).
Stockholm qui est un album assez compliquĂ© d’ailleurs, sombre, riche, sophistiquĂ©.
Oui, il Ă©tait compliquĂ© et il ressemble un peu Ă cette pĂ©riode, oĂč j’essayais de tourner une page, d’opĂ©rer une transition, de chercher quelque chose qui me mette en porte-Ă -faux pour la suite.
Genre, on casse les murs.
Oui, on casse les murs, et ça peut avoir des consĂ©quences. Je sais pas les consĂ©quences de cet album mais ça m’a fait forcĂ©ment progresser.
Tu sens qu’il est charniĂšre pour toi cet album que tu viens de sortir ?
Au dĂ©part il me paraissait « parenthĂšse » mais en fait il ouvre des possibilitĂ©s (rires) au niveau de la densitĂ© de l’Ă©criture et du format des chansons. Tout d’un coup j’ai tendance Ă trouver mes anciennes chansons plus faibles, mais plus « chanson » aussi. Le truc c’est qu’Ă cause de la musique, on laisse souvent passer plein de choses niveau texte, on se permet de rĂ©pĂ©ter plusieurs fois la mĂȘme phrase par exemple, et lĂ c’est pas le cas, et cette puretĂ© de la chose est assez Ă©tonnante, parce qu’en plus c’est souvent trĂšs personnel les poĂšmes, lĂ on est proche du carnet intime. Enfin plus qu’un texte habituel de chanson. Beaucoup de gens Ă©crivent des petits poĂšmes qu’ils ne publieront jamais quoi, c’est souvent des choses Ă©crites pour soi-mĂȘme. Et lĂ avec Michel, dans Les parages du vide, on est souvent sur des Ă©lans d’amour trĂšs trĂšs profonds donc voilĂ , c’est trĂšs fort. Et c’est assez curieux vu que c’est quelqu’un de renfermĂ© qui a la rĂ©putation d’ĂȘtre misogyne…
Son image est sans doute en dĂ©calage avec ce qu’il est vraiment, comme c’est sans doute aussi le cas pour toi. Vous faites tous deux l’objet d’une caricature de votre vraie nature, forcĂ©ment plus complexe, nuancĂ©e qu’on ne le pense…
VoilĂ , c’est ça. Et Michel a une vision de l’amour fĂ©minin absolument pure et trĂšs trĂšs haute alors que moi c’est quelque chose de plus d’un peu plus universel, ce qui peut dĂ©ranger certains…
Une vision plus humaniste de l’amour.
Plus humaniste, voilĂ . Ce qui n’empĂȘche pas d’avoir des pics pour une fille mais c’est un sentiment qui peut aller vers un enfant, un animal, un ou une inconnu… Pour moi c’est ça le grand amour aussi. Alors que lui c’est genre : « La vie n’est rien sans ça ». Garrel est comme ça aussi. Je crois que tout ça c’est liĂ© Ă des histoires d’enfance.
Oui… Et il y a parfois beaucoup de tendresse dans ce qu’Ă©crit Houellebecq, c’est souvent nichĂ© dans ses poĂšmes ou ses personnages fĂ©minins et il y a toute une frange du public qui doit donc mal le lire voire ne pas le lire et qui se fait donc une mauvaise image de lui en s’en tenant Ă la figure du vieux type cynique, nihiliste, misogyne, et pour tout dire assez « Gainsbarienne », que brossent certains mĂ©dias pour vendre du papier. Dans tout ça, ton album rend enfin pleinement visible cette facette sentimentale limite fleur bleue de Houellebecq.
Oui, c’est comme un coup de projecteur liĂ© Ă mon regard. D’ailleurs je pense que je l’ai un peu vu comme je regarde la vie et les gens dans la rue et tout Ă coup ça m’a surpris. Dans la littĂ©rature, Ă cause de son histoire et de son besoin de vĂ©ritĂ© â mais on trouve aussi ça dans les films des frĂšres Cohen, par exemple â si y’a pas du sang au dĂ©part c’est pas bon, ça veut dire que l’amour sera trop nunuche ou de l’ordre de la comĂ©die humaine et sociale. Donc non, il faut tout de suite chercher dans des choses narquoises et sanglantes avec trois crimes pour se prĂ©senter et aprĂšs on verra Ă©ventuellement un peu de grĂące, si on a le temps (rires) !
Oui !
Et c’est pas mal aussi mais je pense que ça va chercher un autre public, qui est plus confrontĂ© à ça, des gens qui sont peut-ĂȘtre plus solitaires, un peu taciturnes et tout, des gens qui iront voir au-delĂ de ce sanglant bonjour parce qu’il le fera penser : « Tiens, on est sur la mĂȘme longueur d’ondes… » Et c’est souvent des gens qui sont eux-mĂȘmes capables d’atteindre cette extase romantique, parce que c’est de ça sont il s’agit avec Michel, c’est l’extase romantique. Et la vraie. La vraie. Et c’est d’ailleurs curieux qu’avec son visage, sa prĂ©sentation, tout ça il cherche encore La Femme…
C’est bien ce que je dis, il a un cĂŽtĂ© fleur bleue.
Ah bah c’est aussi un hidalgo en fait. A fond. Avec une extrĂȘme mĂ©fiance, que j’aie aussi, pour l’instinct grĂ©gaire de l’humanitĂ©. L’histoire du troupeau. C’est trĂšs mĂ©chant le troupeau. Moi, par exemple, les stades de foot ça me fout la trouille. Les concerts un petit peu, mais bon c’est moi qui suis un peu aux commandes et mon message est quand mĂȘme trĂšs tempĂ©rĂ©. Et mĂȘme si y’a de la violence sur scĂšne, elle est toujours considĂ©rĂ©e comme quelque chose d’orchestrĂ©, d’encadrĂ©. Regarde Marilyn Manson et tout, le public qui va voir ça considĂšre toujours que la personne sur scĂšne exprime sa rage contre ceux qui ne sont pas lĂ et les gens qui sont lĂ adhĂšrent et prennent ça comme un message d’amour pour eux-mĂȘmes (sourire).
Oui, il y a lĂ un malentendu fondamental.
Oui, c’est comme quand Alice Cooper dĂ©chirait ses posters et nous les jetait en les frottant sur son sexe et tout. On partait du principe qu’il faisait ça contre nos parents. Et nous on prenait le bout de poster (rires) ! On considĂ©rait pas qu’il pouvait aussi nous insulter au passage en faisant ça. Pareil pour les punks quand ils se crachaient les uns sur les autres, on se disait que c’Ă©tait pour l’image extĂ©rieure et que c’Ă©tait pas : « Je te crache dessus parce que je te dĂ©teste ». En fait ça voulait dire : « Je t’aime ». C’Ă©tait plus une marque de reconnaissance que de diffĂ©renciation. On retrouve donc lĂ aussi cet aspect grĂ©gaire mais sur l’air de : « On se sert les coudes parce qu’on a froid. » Et lui aussi (Houellebecq â nda) c’est plutĂŽt un espĂšce de roc solitaire. Il fuit beaucoup, il ne veut pas trop ĂȘtre dĂ©rangĂ©, il part souvent Ă l’Ă©tranger, et il disparaĂźt du jour au lendemain, sans tĂ©lĂ©phone, sans internet (il allume une quatriĂšme clope â nda).
Sachant cela, ça n’a pas Ă©tĂ© trop dur de le contacter ?
Non, il est Ă peu prĂšs lĂ au rendez-vous, en tous cas avec moi et pour l’instant. Non, non, non, pas du tout, ça a pas Ă©tĂ© dur de le contacter. Pas du tout. Pas du tout. Mes collaborations avec Philippe Garrel et Michel Houellebecq c’est deux histoires qui se sont enchaĂźnĂ©es. Philippe Garrel c’est lui qui m’avait Ă©crit une lettre (en fait Aubert a composĂ© Ă la guitare la bande son de son film sorti en dĂ©cembre 2013, La Jalousie, et Garrel raconte cette collaboration sur cinezik.org â nda). Et c’est deux personnes dont on dit qu’elles sont trĂšs intellectuelles alors qu’elles ne le sont pas. Enfin elles le sont intrinsĂšquement mais en fait Ă leur contact… Je sais pas, Michel Houellebecq te demande pas ce que t’as lu et Philippe Garrel ne te demande pas combien de fois tu vas au cinĂ©ma par semaine (rires) ! Ils s’en foutent.
Ils ne sont pas dans une démarche « culturée ».
Nan. Nan. Et c’est assez hum rassurant. Tu te rends compte que c’est surtout les commentateurs qui les mettent dans ce camp-lĂ , et c’est comme si moi inversement j’Ă©tais uniquement dans la musique alors que non je suis plutĂŽt curieux de la vie et d’autres choses. Je peux aussi parler de Balzac avec Michel en en ayant lu qu’un petit livre quand j’Ă©tais petit et huit pages de temps Ă autre. Je connais bien le personnage et quand Michel m’en parle le personnage vit devant moi. Parce que lui est un vrai passionnĂ©. Mais lui il vit vraiment dans les bouquins. C’est pour ça qu’il Ă©crit comme ça. Et moi, de la mĂȘme maniĂšre, tout ce temps qu’il passe Ă lire tous les jours, je le passe Ă gratter ma guitare. D’ailleurs y’a peu je me faisais cette rĂ©flexion que tout ça c’est vraiment des stratĂ©gies enfantines et je crois que c’est le principe de tous les ĂȘtres un peu passionnĂ©s, c’est qu’ils sont presque dans une dĂ©marche rĂ©gressive.
Ouais.
Au 18e siĂšcle, Ă l’Ă©poque de Madame Bovary, il fallait pas que les filles lisent parce que ça leur mettait soi-disant des idĂ©es dans la tĂȘte et pareil pour les garçons, leurs parents prĂ©fĂ©raient qu’ils aillent chasser Ă cheval. Enfin surtout pour les enfants de seigneurs et tout ça. On avait peur qu’ils s’Ă©mancipent, un peu comme les mĂŽmes d’aujourd’hui qui jouent toute la journĂ©e aux jeux vidĂ©o. Les mĂŽmes du 18e siĂšcle c’Ă©tait un peu des geeks de la littĂ©rature. Ils restaient aussi dans leur coin. Et quand Michel rentre en lecture et tout, il se sent bien et moi quand je suis triste ou que j’en ai marre des interviews et tout (petit sourire), si je joue un peu de guitare je me sens bien.
Chacun a son Ă©lĂ©ment un peu ocĂ©anique…
Oui donc c’est pas une soif de culture, c’est plus comme jouer aux LĂ©go ou aux jeux vidĂ©o (sourire), c’est une espĂšce de jeu de construction qu’on a trouvĂ© et voilĂ , pour certains ça peut ĂȘtre difficile de lire mais pour Michel c’est beaucoup plus facile que d’aller acheter des choses Ă l’Ă©picerie, je pense. Ăa me fait penser au Robinson CrusoĂ© de Tournier (Vendredi ou Les Limbes du Pacifique, variation romanesque de 1967 du mythe de Robinson CrusoĂ© Ă©crit en 1719 par Daniel Defoe et qui se focalise ici sur la relation entre le naufragĂ© Robinson et le sauvage Vendredi â nda). Dans ce livre y’a une flaque de boue tiĂšde, et le gars sur l’Ăźle il est vraiment seul, il essaie de survivre, de se faire sa maison et quand il en peut plus il va se coucher dans cette flaque de boue odorante…
Comme une couverture.
Oui, ça rappelle un peu le ventre de la mĂšre. C’est une non-occupation, c’est rĂ©gressif. Et ce qui est gĂ©nial c’est de trouver des stratĂ©gies rĂ©gressives utiles pour qu’au cĆur de cette rĂ©gression tu fasses finalement quelque chose qui te fasse vivre. C’est pour ça qu’on peut pas dire qu’on fasse un mĂ©tier. On est dans un centre d’intĂ©rĂȘt et c’est peut-ĂȘtre ça qui est rock finalement. C’est le cĂŽtĂ© passionnel de la chose, qui peut s’appliquer Ă un menuisier, Ă un peintre… (un petit « Bonjour » vient de faire irruption Ă nos cĂŽtĂ©s, « hors camĂ©ra », et de percer notre conciliabule, c’est une jeune femme qui promenait son chien dans le quartier, il lui dit « Bonjour » d’un naturel dĂ©sarmant, naturel qui contient dĂ©jĂ son « What else ? », et dans un rire de pucelle qui se tord les cuisses de gĂȘne et d’excitation elle dit : « Je crois que je vous ai reconnu : vous ĂȘtes Jean-Louis Aubert ! », instant surrĂ©aliste oĂč on a l’impression qu’il y avait un grand jeu auquel on n’a pas Ă©tĂ© convoquĂ©, et que ce jeu consistait aujourd’hui Ă reconnaĂźtre Jean-Louis Aubert dans la rue du Cherche Midi, comme on aurait enfin trouvĂ© oĂč est Charlie, du coup Jean-Louis essaie de se dĂ©patouiller avec cette patate chaude, de cacher sa gĂȘne et son envie de s’en dĂ©faire de maniĂšre trop abrupte, en signe de reconnaissance, il dit : « Oui, bonjour », elle : « Vous savez que j’adore ce que vous faites ! », elle fond littĂ©ralement sur place, flaque, flaque, c’est assez perturbant, elle dit : « Je pourrais avoir une photo ? » et lui, toujours courtois, classe et dĂ©contract en apparence : « Oh, je suis en train de faire une petite interview mais on se reverra dans le quartier », elle : « Ouais, de toute façon je suis du coin », lui, y mettant un petit rire sympa, genre copain et un peu jaune aussi, genre lĂąche moi la grappe maintenant : « Ouais, au revoir », elle : « Bonne journĂ©e, au revoir ! » et elle s’Ă©loigne et alors qu’elle est partie il laisse glisser un petit rire complice, entre nous â nda).
Bah oui, j’imagine que ce genre de choses t’arrivent souvent ! DrĂŽle de « mĂ©tier » en effet !
Oui, parce que justement c’est autre chose….
Tu en parles d’ailleurs dans une de tes derniĂšres chanson (« Maintenant je Reviens », sur Roc Ăclair, son avant dernier album, sorti fin 2010). Tu dis : « Je reviens chanter / Est-ce bien un mĂ©tier ? »
Oui, oui, c’est ça. Et quand j’ai fermĂ© la porte du studio aprĂšs la mort de mon pĂšre, y’avait l’absence de bras pour me prendre et c’est la musique qui m’a pris dans ses bras. C’est peut-ĂȘtre aussi pour ça que je me confie Ă elle. C’est assez puissant.
Il y a ce double mouvement d’accueil et de dĂ©voilement.
Oui, et plus t’es un petit peu fendu, triste, plus la musique rĂ©agit bien. Parce qu’en fait quand t’es trĂšs conquĂ©rant aprĂšs quand tu rĂ©Ă©coutes, t’entends la conquĂȘte quoi, le mec gueulard et tout et sur scĂšne c’est un peu too much. Y’a un peu ce cĂŽtĂ© dĂ©magogique d’aller vers l’autre. Alors que pour moi c’est quand c’est intime que tu vas le mieux vers l’autre parce que du coup c’est tellement intime que ça devient universel, ça raconte un truc oĂč chacun va dire : « Ah, putain, c’est ce que je ressens… »
(A SUIVRE.)
Images 4 et 5 tirées du clip de « Isolement »
Photo 6 par Barbara d’Alessandri
Salut Sylvain,
Madame Bovary au 18Úme siÚcle, ça va faire mal aux yeux des lecteurs de Philo Mag.
Bonne interview, comme d’hab.
Stéphane de BX.
En effet StĂ©phane ! Heureusement que c’est pas cette partie de l’itw qui figurera dans Philomag đ