MOEBIUS: TWIN SPEAK
20 octobre 2010. 12h00. Fondation Cartier. 14e arrondissement de Paris. « Ah, câest bien ça, superbe, superbe ! » Au 3e Ă©tage de ce bĂątiment dĂ©diĂ© Ă lâart contemporain, Moebius manipule avec gourmandise la revue pour laquelle on sâapprĂȘte Ă parler de jeux vidĂ©o. « Yâen a une chiĂ©e de revues comme ça, Ă la limite de la mode, de lâart, du pipole et du bouquin. Et avec de belles photos. Ah oui, vachement bien. Moi, jâaimerais faire un truc comme ça, une sorte de biannuel qui coĂ»terait, je sais pas, 5 euros, câest vachement bien, qui tirerait Ă 20-30 000 pour que ce soit foutu un peu partout. Mais quâavec des dessins et des peintures. Que du beau, du beau, du beau ! Et si ça marche pas, on met tout ça Ă la poubelle et on pilonne. » La revue « comme ça » câest AMUSEMENT, « le premier magazine lifestyle de la gĂ©nĂ©ration digitale », dixit son rĂ©dacteur en chef, Abdel Bounane. A lâheure oĂč la Fondation Cartier propose MOEBIUS-TRANSE-FORME, « la premiĂšre grande exposition Ă Paris jamais consacrĂ©e Ă lâĆuvre de Jean Giraud, plus connu sous les pseudonymes de Gir et Moebius » (communiquĂ© de presse), je ne pouvais pas trouver de meilleur « support » pour arriver jusquâĂ lui, « l’un des artistes les plus originaux du XXe siĂšcle » (WikipĂ©dia). Et je ne nây suis pas arrivĂ© seul. Avec moi, jâai ZE meilleur « support » : mon frĂšre.
Câest grĂące Ă mon frĂšre que jâai dĂ©couvert ce grand dessinateur. A 17 ans, alors que lui sâenferrait brillamment dans le dessin que nous pratiquions Ă fond, Ă fond, Ă fond depuis tout mĂŽme, moi, chassĂ© de ma pĂ©riode de basket (« I believe I can fly ! »), jâentrais dans ma pĂ©riode de poĂšte (« Rimbaud, je te dĂ©fie, je regarde tes yeux ! »). Et je me rappelle de ces BD quâil ramenait dans la chambre (LâIncal, Le Garage HermĂ©tique, Les Jardins dâEdena…). Jâai tout de suite Ă©tĂ© happĂ© (appelĂ©Â ?) par leurs images, leur aura de pierres prĂ©cieuses. Je ne sais pas comment lui voyait ça, Et ne savais rien de leur auteur, de ce Jean Giraud qui avait fait un saut quand dans le Hara Kiri de mai 1963 il avait signĂ© du nom de Moebius une BD intitulĂ©e Lâhomme du XXIe siĂšcle et que cette sorte de manifeste SF lâavait vu quitter Pilote pour fonder MĂ©tal Hurlant. Je ne savais pas. Mais dans la beautĂ© talismanne de ces BD, dans leur michelAngĂ©lisme et leur psychĂ©Dalisme, leur sexualitĂ© et leur mysticisme, la beautĂ© des couleurs et des corps, cĂ©lestes, athlĂ©tiques, antithĂ©tiques, ascenseurs, dans leur nuditĂ© dâEden, leur sens du Beau, leur quĂȘte de lâUn multiple, dans leur façon de flirter avec le grand Art et dâexploser le cadre dâun pur ravissement plastique (« PoussiĂšre de diamants ! »), moi jây voyais bien plus que de la BD. Jây voyais un grand poĂšte.
Dâailleurs dans Venise CĂ©leste, son recueil de dessins de 1984 il y avait des phrases comme : « Ce qui est fascinant, ce n’est pas l’engloutissement de toute cette beautĂ©, c’est la menace de l’engloutissement » et « Je crois quâon peut faire voler nâimporte quoi trĂšs haut; mĂȘme des tonnes de mĂ©tal, si tu es reliĂ© Ă un principe ». Et ce genre de choses me laissait songeur et me nourrissait profondĂ©ment. Dans la seconde phrase je voyais mĂȘme lâexpression parfaite de la magie qui me fascinait sur Ok Computer, oĂč lĂ aussi on avait des gars â Radiohead â qui explosaient leur cadre â le rock â pour former une vĂ©ritable entitĂ© poĂ©tique. Lâunivers de Moebius cristallisait beaucoup de mes aspirations dâalors mais je nâavais pas ressenti le besoin dâaller voir plus loin, sans doute parce que jâĂ©tais dans ma pĂ©riode mutique, et dĂ©jĂ dans sa suite, ma pĂ©riode musique, mais aussi parce que voyant que ça existait et que ça mâavait touchĂ©, ça y est, je pouvais continuer ma route, elle en serait Ă jamais affectĂ©. Câest pour ça que Moebius est aussi un de mes « maĂźtres » et que je vais tenter de le faire parler de jeux vidĂ©o alors que je les pratique autant que la lecture BD SF (cf. mon interview de Nicolas Ker). Dâailleurs, je ne lis pas plus les mags pour graphistes geek. Câest aussi grĂące Ă mon frĂšre que jâai dĂ©couvert AMUSEMENT. Il fallait donc que lui aussi participe au schmilblick.
Câest mon frĂšre qui a ouvert le bal. Quelques minutes plus tĂŽt, avant que nous nous retranchions dans les hauteurs du bĂątiment avec Moebius pour pouvoir discuter seul Ă seul, nous Ă©tions en bas, dĂ©ambulant comme tout un chacun parmi les images de son expo, quand il est apparu, sorte de professeur Tournesol Ă lâaplomb de samouraĂŻ, dans le flottement de ses tempes cumulo nimbĂ©es. Il devait refaire surface entre deux interviews. CâĂ©tait le moment oĂč jamais. Je lui ai dit dây aller. Câest quâil avait une carte Ă jouer. La veille au soir, une fois le rendez-vous fixĂ©, je lui avais dit de me retrouver lĂ -bas avec un exemplaire de sa BD (Kpuch & Barette), alors il lâavait imprimĂ©e le matin mĂȘme « en panique », et ça y est, il Ă©tait en train de la montrer Ă Moebius. Je ne voyais pas ce quâil disait mais il la manipulait avec gourmandise, comme pour dire : « Ah, câest bien ça, superbe, superbe ! » Il parlait de lâinfluence de son travail sur le sien, de vectorisation du dessin, lui apprenait que câĂ©tait son agence de design graphique qui avait rĂ©alisĂ© « l’animation interactive modĂ©lisĂ©e en 3D » du visuel de son expo quâon pouvait voir sur le site de la Fondation Cartier. Vivait-il lâĂ©quivalent de ce que je vivrais si jâavais pu remettre mon essai poĂ©tique sur Radiohead Ă Thom Yorke lui-mĂȘme ? Je ne sais pas mais, lĂ , les regardant de loin, exclu, distant, jâĂ©tais fier.
JâĂ©tais lĂ et je ressentais une curieuse, une Ă©trange plĂ©nitude. Je veux dire, jâaurais pu ĂȘtre jaloux. Jâaurais pu me sentir envahi et diminuĂ© comme lorsquâon Ă©tait jeune et quâon se tirait la bourre. Durant ma pĂ©riode « basketball warrior », je ressentais ça comme un outrage quand il se pointait sur mon playground (love). Plus que jamais, je devais donc Ă©lever mon niveau de jeu. LâanĂ©antir. Je ne suis pas fier de le dire, mais pour moi il nâavait rien Ă faire lĂ . CâĂ©tait mon terrain de jeu et de « transe for me ». Me voler la vedette câĂ©tait me voler la vie. Donc oui, jâaurais pu ĂȘtre jaloux. AprĂšs tout, moi je nâaurais que des questions. Nada. Mais par un mystĂ©rieux Ă©quilibre des forces tout se passait comme dans un rĂȘve. IdĂ©alement. LinĂ©alement. On nageait en pleine « bromance » et je nâai mĂȘme pas tiquĂ© quand il a Ă©tĂ© conviĂ© Ă se joindre Ă moi pour lâentretien. Ăa nâavait pas Ă©tĂ© clairement formulĂ©, pas de vive voix, mais quand jâai vu Moebius lever soudainement un Ćil vers moi alors quâil regardait la BD de mon frĂšre, quand que je lâai vu se rendre compte que nous Ă©tions plus que frĂšre, je me souviens mâĂȘtre dit : « Bah voilĂ , on va interviewer Moebius Ă deux, on va lui faire une interview « Twin Speak » comme sâil faisait face Ă son propre univers et câest on ne peut plus logique, normal ! » Le thĂšme du double est le thĂšme phare de ce grand architecte.
Bon, jâexagĂšre, ça me faisait quand mĂȘme bizarre de me dire que jâallais faire ça avec mon frĂšre. Parce que lĂ , câĂ©tait plus perchĂ© quâun terrain de sport. Quâil entre dans ma bulle, cette bulle que je façonne quand jâinterviewe un artiste qui mâest cher (chair ?), ça impliquait de se retrouver sur un autre niveau de rĂ©alitĂ©, de lâaccueillir sur ce terrain intime qui me dĂ©finit moi par rapport Ă lui. Lui câest plus lâobjet, lâimage, moi les mots (lâemo ?). Dâailleurs, medium (entre deux mondes) nâest-ce pas un peu mon truc de faire parler lâ(h)Ă©ros ? Et tout ça allait sâunir (« FUUUSION ! ») et se dĂ©ployer au grand jour (« KAMEHAMEHAAA ! »), agir insolemment comme un seul aimant. Je nâavais jamais imaginĂ© que ça se produirait un jour. JâĂ©tais fier de lui, de nous, de moi, de tout. En tendant bien lâoreille, on aurait pu entendre en bande son un morceau extatique de Sigur Ros, genre « Hoppipolla », les anges, les cordes, les trompettes. Je savourais ça comme quelque chose qui devait se passer autant que comme une victoire arrachĂ©e Ă la vie, une victoire entre lui et moi, malgrĂ© nos diffĂ©rences, nos dissensions, nos incomprĂ©hensions, nos manques de communication. JâĂ©tais heureux car aussi momentanĂ© que ce soit ça dessinait quelque chose de prĂ©cieux et d’unique : nos (eg)os revĂȘtus « dâun nouveau corps amoureux ». La boucle bouclĂ©e de lâanneau de Möbius. (INTERVIEW.)
Dessins issus de Kpuch & Barette, le blog de Jérémie Fesson
La BD du mĂȘme nom est lisible ici.
Whaooo … Tribute !
Manque juste le password ( « on est jumeaux ») pour décrypter totalement ce superbe tribute !
Je peux pas Ă©crire un commentaire Ă la hauteur de cette intro grandiose ! Il va falloir que je prĂ©pare des dessins pour la suite de l’article…
Jus (de) mots ^^
Bah disons qu’il faut le lire entre les ligne quand je dis qu’on est « plus que frĂšre ».
J’aurais pu prĂ©ciser texto mais je trouvais ça lourdingue.
Alors que je trouvais « marrant » de l’induire…
Je viens de comprendre ton « jus (de) mot »
Ahahaha : pas mal !
Content que le texte te plaise.
J’attends tes dessins hein !
Les gars c’est soufflant.
Un admirateur inconnu trĂšs lointain en ce moment et qui cherche toujours…
Et surtout admire les deux bonhomme (Ah on devait parler de Moebius? đ
Celui qui me trouve a une biĂšre!
Bon t’es pas une admiratrice mais je relĂšve quand mĂȘme le dĂ©fi, laisse-moi juste remettre mon cerveau en place ! Et merci pour le souffle du commentaire đ
Ah, je vois apsss !
Si ce n’est que ton ilovefesson me fait penser Ă ilovelafeline.com