ROBERT WYATT : ROCK BOTTOM (1)
17 novembre 2009. 17h. Paris 19e. « Hello Mr. Wyatt ! » m’entends-je dire pour la troisiĂšme fois de ma vie. Non pas que je m’apprĂȘte Ă interviewer Robert Ellidge, vrai nom de Robert Wyatt, pour la troisiĂšme fois de ma vie, c’est la premiĂšre et ce sera sans nul doute la seule, mais on s’est dĂ©jĂ eu deux fois au tel, le 12 novembre pour l’informer de ma demande, et le lendemain, vendredi 13, pour faire l’interview sauf que j’ai merdĂ©. Au dernier moment, mon plan ligne fixe non surtaxĂ©e Ă l’Ă©tranger a sautĂ©, et j’ai dĂ» lui poser un lapin, Ă Wyatt, la honte. Et demander qu’on reporte.
Parce que voilĂ , moi j’aurais prĂ©fĂ©rĂ© ĂȘtre lĂ Ă me prĂ©lasser dans un train filant, comme immobile, vers l’Ăątre de « Mr. Wyatt ». Je voyais dĂ©jĂ les plaines de son Lincolnshire osciller dans la fenĂȘtre de mon compartiment comme du vin dans un verre et ma joue ventousĂ©e tout contre, des feuilles griffonnĂ©es sur mes genoux, le sommeil pas loin, comme un rĂȘve. Oui, j’aurais traversĂ© cette campagne de la cĂŽte est anglaise, vu ces plaines que j’imagine comme celles qu’on voit dans le « Faust Arp » version Scotch Mist de Radiohead. J’aurais pu frapper Ă sa porte et dire : « Hello Mr. Wyatt ! »
Ă’aurait Ă©tĂ© quelque chose. Ă’aurait Ă©tĂ© une quĂȘte. Wyatt chez lui me parlant de sa vie, de son oeuvre. On aurait eu le temps, tout le temps, comme hors du temps. Ambiance PĂšre Castor, Chem-cheminĂ©e, Winnie l’Ourson prĂ©sentĂ© par Jean Rochefort. J’avais bien notĂ© son adresse (je l’ai encore dans l’agenda de l’Ă©poque, j’attends vos propositions), j’avais regardĂ© l’itinĂ©raire, les trains. Je me voyais dĂ©jĂ raconter tout ça comme assis dans l’histoire. Je m’en faisais une joie. Mais non, le voyage n’avait pas pu se faire. RĂ©sultat : j’Ă©tais stress, stress, speed : il me fallait ce truc en plus : ce foutu fixe.
J’en avais finalement trouvĂ© un. Thomas Ducres de Gonzai avait bien voulu me prĂȘter le sien. La moindre des choses : c’est pour le premier et unique numĂ©ro de sa revue digitale Luxe IntĂ©rieur, autrement dit peanuts, que j’allais longuement interviewer « Mr. Wyatt ». J’allais donc chez Thomas. Et comme d’hab’, j’Ă©tais en retard. C’avait Ă©tĂ© le parcours du combattant dans les couloirs du mĂ©tro. Du coup, le corps tout entier tendu par la pulsion fasciste de rejoindre mon destin, flĂšche aveuglĂ©e par sa cible, j’avais voulu flinguer tous les gens de boue sur mon chemin. « Je suis vivant et vous ĂȘtes mort ! ».
Ăa ne se serait pas passĂ© comme ça si j’avais Ă©tĂ© jusqu’Ă lui. Extrait de la fourmiliĂšre sururbaine, je n’aurais pas Ă©tĂ© le mĂȘme. Le temps se serait Ă©coulĂ© diffĂ©remment, compote de pommes, matching mole. Et de visu, par sa prĂ©sence et son humour (et peut-ĂȘtre un verre et une clope), Wyatt aurait su me mettre Ă l’aise comme il l’avait fait lors de notre premier Ă©change. On ne se souvenait plus du dĂ©calage horaire entre le Royaume-Uni et la France et comme dans mon agitation j’avais galĂ©rĂ© Ă trouver ça sur le net, il avait blaguĂ© : « Les anglais sont stupides d’avoir changĂ© d’heure, dĂ©solĂ©, moi je n’y suis pour rien ! ».
D’ailleurs lĂ au tel il ne fait pas autre chose : il calme le paranoĂŻd jeune homme lancĂ© dans ses folles espĂ©rances. J’arrive en lui demandant d’emblĂ©e de combien de temps on dipose pour l’entretien, il me dit qu’il voudra pouvoir sortir avant qu’il fasse complĂ©tement nuit, et comme dans ma peur de manquer je ne saisis pas l’idĂ©e (« Hakuna Matata, on a le temps »), je m’exclame d’un stupide stress d’esprit : « TrĂšs bien, vous me direz donc quand il se mettra Ă faire nuit chez vous ! ». H(on)ey man, slow down. Il clarifie donc la donne : « Pose-moi simplement tes questions et je vais essayer d’y rĂ©pondre. »
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« Rock Bottom est sur un plan qui a peu à voir avec mon accident »
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Bonjour Monsieur Wyatt. Une remarque pour commencer. Connaissez-vous lâĂ©crivain et critique rock amĂ©ricain Greil Marcus ?
Non.
En 1989, il a sorti Lipstick Traces, un livre-somme trĂšs Ă©rudit qui se prĂ©sente comme une « histoire secrĂšte du vingtiĂšme siĂšcle » oĂč il fait le lien â c’est en quelque sorte sa thĂšse – entre le mouvement dada et le mouvement punk. Et au dĂ©but de ce livre il parle dâune vieille chanson intitulĂ©e « I Wish I Was a Mole in the Ground ». Avez-vous entendu parler de cette chanson ?
Non.
Elle aurait Ă©tĂ© Ă©crite en 1924 par Bascom Lamar Lunsford, un avocat de 42 ans originaire de Caroline du Nord. Le refrain fait : « Oh, I wish I was a mole in the ground / Yes, I wish I was a mole in the ground / Like a mole in the ground I would root that moutain down / And I wish I was a mole in the ground. » Cette histoire de taupe mâa fait penser Ă vous, en raison du nom de votre groupe Matching Mole â formĂ© en 72 aprĂšs votre dĂ©part de Soft Machine – mais surtout parce que je trouve qu’elle illustre bien votre rapport au rock : vous lâavez infiltrĂ© et modifiĂ© ce monument comme cette taupe rĂȘve de rĂ©duire la montagne en poudre. Pour moi, vous ĂȘtes un peu une taupe du rock. Qu’en pensez-vous ?
Oh, câest une belle image. Jâaime bien cette idĂ©e. Mais il est difficile de qualifier ma musique de rock, nâest-ce pas ?
Oui.
Mais faisons comme ci câen Ă©tait, ça me va. HĂ© bien disons que ma vie mâa poussĂ© Ă inventer ma propre façon de faire de la musique. Câest ce qui est arrivĂ©. Je veux dire, jâentends des choses dans ma tĂȘte, je nâessaie pas dâĂȘtre diffĂ©rent, mais je nâessaie pas non plus de copier qui que ce soit, jâessaie juste de sortir les sons que j’entends dans ma tĂȘte. Certains sont trĂšs communs et certains ne le sont pas. Je suis trĂšs influencĂ© par les musiques que jâaime. Et je suis mĂȘme plus influencĂ© par les musiques que je nâaime pas.
Ah oui ? Par exemple ?
Oh, non, je ne te donnerai pas dâexemples (rires) ! Je nâaime pas dire du mal des autres en public. Par contre, je peux te dire que je ne suis pas satisfait de certaines musiques que jâai faites, et jâen tire des leçons pour les suivantes. Mon processus de crĂ©ation sâen trouve dâautant plus efficace, libĂ©rĂ©.
Quand vous dites que certaines de vos musiques ne vous satisfont pas, vous pensez Ă certaines choses de The End of an Ear, votre premier vrai disque solo paru en 70 ?
Non, pas particuliĂšrement, je pense Ă tous mes disques quand jây entends quelque chose que jâaimerais refaire. Mais souvent câest juste des questions dâintonation, de cadence de phrases, de certains mots que jâaurais bien changĂ©s. Disons que je vois mes 10 premiĂšres annĂ©es de crĂ©ation comme ma pĂ©riode dâentraĂźnement, ma pĂ©riode adolescente.
Il vous arrive donc de réécouter votre propre musique ?
Oui, ça mâarrive, je rĂ©Ă©coute certaines choses et parfois des choses me surprennent, que ce soit positif ou non. Mais souvent, je n’ai pas besoin de rĂ©Ă©couter ce que j’ai dĂ©jĂ fait, parce que c’est dans ma tĂȘte, j’ai intĂ©grĂ© ce que j’ai besoin de savoir de ma musique et je me sers instinctivement de ce que j’ai fait au cours dâune sĂ©ance dâenregistrement pour nourrir les sĂ©ances suivantes. Par exemple, jâai souvent l’habitude de cacher la voix dans le mix, je la traite comme si câĂ©tait un instrument comme un autre. Et Alfie (Alfreda Benge, sa compagne – nda) et David Gilmour (guitariste de Pink Floyd – nda) mâont dĂ©jĂ dit : « Robert, ne cache pas ta voix, tu as une belle voix, il faut que les gens lâentendent. » Sur mon dernier album, qui est Comicopera (sorti en 2007 – nda), jâai donc pris soin dâisoler un peu la voix des autres instruments. Ce sont donc des choses comme ça qui me dĂ©rangent parfois Ă la rĂ©Ă©coute, rien de trĂšs sorcier. Je continue dâapprendre pour ĂȘtre plus efficace. Toute ta vie tu ne fais quâapprendre.
Pourquoi avoir pris l’habitude de noyer votre voix dans le mix. Vous ne l’aimez pas ?
Non, câest juste que je ne me suis jamais vraiment considĂ©rĂ© comme un chanteur. Je nâĂ©coute pas trop de musique chantĂ©e. En fait, je nâĂ©coute quasiment pas de musique chantĂ©e. Jâutilise juste la voix car j’y vois un instrument. Mais Ă mes dĂ©buts, dans les annĂ©es 60, je chantais de la pop, des morceaux de rythmânâblues, des morceaux sudistes, et quand je les chantais jâessayais de me les approprier, dây mettre mon style, Mais bon, jâai toujours trouvĂ© que les plus belles reprises Ă©taient faites par des femmes, pas par des hommes. Par exemple, jâai toujours prĂ©fĂ©rĂ© Dionne Warwick ou dâautres chanteuses du label Tamla Motown ou des chanteuses folk. Et comme jâai toujours eu du mal Ă chanter comme chantent les hommes, jâai arrĂȘtĂ© dâĂ©couter de la musique dâhommes.
Câest pourquoi votre voix a toujours plutĂŽt sonnĂ© comme celle dâune femme ou dâun elfe ?
Oui, je suis hermaphrodite ! Dâailleurs, encore aujourdâhui, quand des gens reprennent mes chansons, ce sont les femmes qui sâen sortent le mieux. C’est le cas, comme j’ai pu l’Ă©couter, dans l’album de reprises qui a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© avec lâorchestre de Daniel Yvinec (Around Robert Wyatt, sorti en 2009 avec, outre la sienne, les voix de Camille, Rokia TraorĂ©, YaĂ«l NaĂŻm, Daniel Darc, Arno… – nda). Mais mon sentiment, quand je compose, c’est que je suis un producteur qui produit ses propres disques et pour moi la voix est un son parmi dâautres. Et je suis assez content de certains disques oĂč j’ai mis la voix au mĂȘme rang que les autres instruments, comme c’est notamment le cas sur Cuckooland (sorti en 2003 – nda). Mais en vĂ©ritĂ©, la voix nâest pas un instrument comme les autres parce que câest le seul instrument dont tout le monde joue et que tout le monde entend. Quand tu es bĂ©bĂ© la voix est mĂȘme ton interface privilĂ©giĂ©e avec le monde, notamment dans le ventre de la mĂšre. Câest donc un son quâil nous est nĂ©cessaire dâidentifier pour survivre et grandir.
Quâest-ce qui vous a amenĂ© Ă cette rĂ©flexion sur la voix ?
Je ne sais plus, mais tu sais, la voix c’est comme un visage. Et de la mĂȘme maniĂšre que dans une musique complexe et touffue on se raccrochera toujours au chant, hĂ© bien dans la peinture abstraite d’un visage on sera toujours capable de reconnaĂźtre un visage parce que reconnaĂźtre un visage est aussi une des premiĂšres choses qu’on doit apprendre Ă©tant bĂ©bĂ©Â : qui est maman ? qui est papa ? est-ce un Ă©tranger ? est-ce un chien ? est-ce un chien mort ? Tout ça câest une part importe de lâapprentissage du bĂ©bĂ©. Devant une toile abstraite, on ne voit donc pas un fatras de lignes et de diffĂ©rentes couleurs, on voit les correspondances avec ce qu’on a appris dans la vie. Et donc, de mĂȘme que le portrait est une part cruciale de lâhistoire de lâart, la voix est une part cruciale de lâhistoire de la musique. Ceci dit, en un sens, la voix est un instrument trĂšs limitĂ©. Avec elle, tu ne peux pas faire ce que te permet un piano ou un violon ou une batterie, etc. Ce qui montre bien que ce n’est pas un instrument comme un autre. Il faut comprendre que c’en est un qui est trĂšs spĂ©cifique, qui implique certaines attentes et certaines responsabilitĂ©s.
Vous votre voix vous a toujours singularisĂ© car vous Ă©voluez dans un genre musical assez complexe – le jazz – ou elle y est souvent minoritaire. On peut dire que votre voix vous a en un sens popularisĂ©, dĂ©mocratisĂ©…
AprĂšs avoir chantĂ© de la pop et du rythmânâblues pour faire danser les gens au milieu des annĂ©es 60, j’ai jouĂ© dans un petit groupe qui tournait dans des clubs locaux et on chantait des chansons connues, toujours pour faire danser les gens. Ce n’est qu’ensuite que jâai commencĂ© Ă faire ma propre musique en essayant d’y incorporer toutes les influences issues du jazz et des musiques modernes que jâĂ©coutais. JâĂ©tais trĂšs influencĂ© par la plasticitĂ© du jazz et le fait quâil ait un pied dans la structure et l’autre dans le chaos. Certaines musiques sont tout lâun ou tout lâautre, mais jâaime cette tension entre contrĂŽle et perte de contrĂŽle. Dâautres choses mâont influencĂ© dans le jazz, mais je me serai senti en porte Ă faux et dans la mauvaise voie si je m’Ă©tais contentĂ© d’imiter les chanteurs de jazz. Et je n’Ă©tais pas vraiment intĂ©ressĂ© par les chanteurs de jazz. Par exemple, encore aujourd’hui, si je veux savoir comment chanter une bonne balade, jâen apprends plus en Ă©coutant comment John Coltrane joue ses superbes balades plutĂŽt quâen Ă©coutant comment le chanteur les chante. Parfois les gens pensent que tout ça doit se chanter avec, comment dire, un accent amĂ©ricain, des tournures de phrases amĂ©ricaines, que c’est comme ça que ça sonne bien, mais rien ne t’y oblige et ça ne marchait pas vraiment pour moi. Certaines personnes font ça trĂšs bien, comme Joe Cocker qui chantait comme Ray Charles, ou Rod Stewart qui chantait comme Sam Cooke, etc. Et il n’y pas de problĂšme, c’est trĂšs bien, mais moi j’en Ă©tais incapable, jâai donc dĂ» trouver ma propre voix.
Mais comment lâavez-vous donc trouvĂ© cette voix si particuliĂšre ?
Hum, câest une bonne question ! Je n’en ai aucune idĂ©e.
Ok. Revenons si vous le voulez bien au thĂšme central de cet entretien : la rupture.
Oui.
Tout Ă l’heure je l’ai introduit en vous comparant Ă la taupe de la chanson « I Wish I Was a Mole in the Ground » et en disant que, comme elle, vous aviez dĂ©construit une montagne : le rock. Vous avez fait ça par le biais d’un album. Cet album c’est Rock Bottom, votre deuxiĂšme album solo. On ne compte plus les musiciens rock ou pop qu’il a influencĂ© depuis sa sortie en 74. Ce dĂ©sir de donner de nouvelles pistes au rock vous habitait-il dâune quelconque façon au moment de faire ce disque ?
Oh, tu ne penses pas à ça quand tu fais un disque !
Jâimagine mais la question mĂ©rite quand mĂȘme d’ĂȘtre posĂ©e !
Mon ambition Ă©tait on ne peut plus modeste, je voulais juste trouver comment continuer Ă faire de la musique maintenant que je nâĂ©tais plus batteur. J’essayais de donner forme Ă toutes les idĂ©es que jâavais accumulĂ©es sur des cassettes. Et dans un deuxiĂšme temps jâĂ©tais juste heureux dâĂȘtre sorti de lâhĂŽpital et de pouvoir Ă nouveau travailler.
Dâun autre cĂŽtĂ©, vous aviez de l’ambition, vous vous lanciez en soloâŠ
A ce moment-lĂ je ne le savais pas encore, tout ça nâapparaĂźt que rĂ©trospectivementâŠ
Câest vrai.
Quand jâai fini le disque je me suis dit ça y est, nous y sommes, je nâai plus rien, je suis fini. Car voilĂ , câest tout ce que jâavais. J’avais mis tout ce que j’avais. Et câest ce que je ressens Ă chaque fois que je fini un disque : « Ăa y est, la source est tarit, je suis fini. » Mais quelque part, pour moi, tout ça fut libĂ©rateur. Effrayant mais libĂ©rateur. Parce que jusquâĂ prĂ©sent jâavais Ă©tĂ© dans des groupes, des aventures collectives, mais lĂ je savais que je n’allais plus pouvoir faire partie d’un groupe, que je ne pourrais plus jouer de la batterie ni partir en tournĂ©e, ce nâĂ©tait plus possible, et quand j’ai repris connaissance Ă lâhĂŽpital, jâai dĂ» dire aux musiciens : « Ecoutez, je pense que je suis lĂ pour un certain temps, je ne vais pas pouvoir continuer Matching Mole. »
Je vois, musicalement vous n’aviez plus que vos mains, votre voix…
Oui, et en ce temps-lĂ , jâavais commencĂ© Ă de plus en plus dĂ©velopper ma propre idĂ©e de ce que je devais chanter et ça impliquait que je sois aux claviers, que jâarrange tout, que je me considĂšre comme un compositeur. Je devais faire le son moi-mĂȘme, avec mes maigres compĂ©tences techniques plutĂŽt que dâessayer de les obtenir par le biais dâautres musiciens. Je devais rĂ©ussir Ă faire un disque par moi-mĂȘme et crĂ©er avec mes propres atmosphĂšres. Et une fois que jâaurais fait ça, jâinviterais des musiciens en studio pour donner vie aux sons que jâavais fait. Câest comme ça que jâai travaillĂ© et câĂ©tait vraiment la meilleure maniĂšre de travailler. Je nâaurais pas pu faire ça avant, mais jâai trouvĂ© que câĂ©tait le meilleur moyen de rendre compte de la musique que jâavais en tĂȘte.
Ce qui est curieux par rapport Ă Rock Bottom câest que la force du mythe liĂ© Ă votre accident, le thĂšme de la chute : la plupart des gens pensent que vous lâavez composĂ© aprĂšs votre accident, comme s’il en Ă©tait la mĂ©ditation, le fruit, que c’Ă©tait l’album de l’aprĂšs, d’aprĂšs la chute, ce que je dois dire je pensais aussi, mais en prĂ©parant cet entretien jâai appris que vous lâaviez commencĂ© avant votre accidentâŠ
Je ne lâavais pas avancĂ© tant que ça mais oui, jâavais dĂ©jĂ commencer Ă travailler dessus. J’avais dĂ©jĂ rencontrĂ© Alfie depuis environ deux ans et elle m’avait offert un clavier et le son de base de Rock Bottom vient de ce petit clavierâŠ
Une bonne idée cadeau donc !
Oui, ça sâest avĂ©rĂ© ĂȘtre une bonne idĂ©e, exactement. Et jâai aussi remarquĂ© que dans les improvisations que je faisais avec des amis comme Gary Windo je chantais des sons qui se sont retrouvĂ©s sur Rock Bottom. Au dĂ©part, jâĂ©tais en train de travailler sur du matĂ©riel qui devait former le troisiĂšme album de Matching Mole. Et ensuite, Ă lâhĂŽpital, j’ai trouvĂ© un piano dans la salle de visite et personne n’y venait car les visiteurs vont plutĂŽt dans les chambres des patients, donc tous les passages de piano de Rock Bottom ont Ă©tĂ© faits sur ce piano et les paroles ont autant Ă©tĂ© Ă©crites avant quâaprĂšs lâaccident, elles ne dĂ©coulent pas de lâaccident. Je veux dire, en un sens ce qui est bien dans le fait dâĂȘtre Ă lâhĂŽpital pendant presque un an câest que je nâavais aucune responsabilitĂ©. Je nâavais pas Ă chercher un travail, ni me faire Ă manger ou payer de loyerâŠ
En un sens, vous Ă©tiez dans la position d’un enfant…
Oui, parce que je ne pouvais pas bouger, on m’apportait Ă manger et jâĂ©tais vraiment libre de rester au lit et de rĂȘver. Et ce qui est bien lĂ -dedans, câest que je pouvais ĂȘtre tout Ă fait Ă lâĂ©coute de ce qui se passait dans ma tĂȘte et travailler lĂ -dessus, encore et encore. Donc quand jâai enfin pu enregistrer tout ça, jâavais balisĂ© lâespace, visionnĂ© le tout, trouvĂ© la forme. Etre Ă lâhĂŽpital Ă aider Ă faire Ă©merger tout ça. Mais les idĂ©es sur lesquelles je travaillais dataient dâavant.
A l’Ă©coute de Rock Bottom on est happĂ© par des moments de musiques vĂ©ritablement extatiques. Vous sont-ils apparus tout aussi extatiques quand vous travailliez dessus ou que vous y pensiez sur votre lit dâhĂŽpital ?
Oui, je pense que oui. Si les gens envisagent la musique en termes de joie ou de tristesse, ça peut les dĂ©connecter de ce qui a vraiment lieu et de ce que communique rĂ©ellement la musique. Je ne pense pas que la musique ait quelque chose Ă voir avec ces deux adjectifs. Je n’aime pas quand je vois des critiques de musique dire que Beethoven Ă©tait colĂ©rique ou que Shostakovich Ă©tait triste lĂ oĂč il Ă©tait joyeux. Je pense que ma musique Ă©chappe Ă ces clivages Ă©motionnels. Ces Ă©motions sont comme des mĂ©taphores mĂ©tĂ©orologiques, il pleut, il fait soleil… Or les choses quâon a en tĂȘte, nos humeurs, ça change tout le temps, c’est une autre planĂšte oĂč tout se mĂ©lange. Ăvidemment, on est inconsciemment influencĂ© par nos Ă©tats dâĂąmes, mais tout ça est plutĂŽt une question dâĂ©nergie. Quand tu es dĂ©primĂ© câest trĂšs dur de faire quoique ce soit. Et moi, en effet, quand je me sens vraiment dĂ©primĂ© je n’Ă©cris pas, je ne compose rien du tout. Si je fais un morceau et si je le grave sur disque alors tu peux ĂȘtre sĂ»r que que je devais me sentir bien et confiant dans ce que jâavais fait une fois sorti du studio. Et je ne pense pas qu’on puisse dĂ©libĂ©rĂ©ment orienter sa musique en se disant : « Je veux que le public ressente ça plutĂŽt que ça. » C’est plus instinctif.
Quelles chansons qui se sont finalement retrouvées sur Rock Bottom aviez-vous déjà composé en vue du troisiÚme album de Matching Mole ?
Peu, c’Ă©tait plus des petits liens entre les chansons. Des bouts. Mais pour ĂȘtre honnĂȘte tout ça date tellement que je ne me souviens pas bien. Et pour moi, ça importe peu car comme je te lâai dit je nâarrĂȘtais pas de penser aux sons que j’entendais dans ma tĂȘte. Que je sois avant lâaccident dans lâappartement dâAlfie ou ailleurs avec le clavier ou que je sois dans mon lit d’hĂŽpital en train de rĂ©flĂ©chir ou mĂȘme assis au piano dans la salle de visite, pour moi cet album se situe sur un autre plan, qui a peu Ă voir avec mon accident et ses circonstances physiques.
Mais vous ne pouvez pas nier que ce disque est aussi devenu ce qu’il est – mythique – parce qu’il y a eu cet accident. Avant comme aprĂšs vos disques ne proposeront plus un tel envoutement et ne susciteront plus un tel accueil. Les gens le relient Ă votre accident, comme si cet Ă©vĂ©nement vous avait ouvert les portes de la perception et connectĂ© Ă un autre plan ou la musique, si je puis dire, n’est plus seulement de la musique. C’est un point de vue un peu clichĂ© mais je ne pense pas qu’ils aient totalement tort, si ?
Non, je pense quâinconsciemment ça a jouĂ©. Cet Ă©vĂ©nement a jouĂ©. Parce que jâimagine que les gens se sont dits que câĂ©tait quelque chose de terriblement tragique et que si ça leur arrivait, ils se diraient : « Mon Dieu ! Que vais-je devenir ? » Mais ce nâest pas ce que j’ai vĂ©cu.
Finalement, Rock Bottom n’est-il pas plutĂŽt un album sur l’amour qu’un album sur votre soi-disant tragique accident ?
Un album sur mon amour pour Alfie ? Oui, peut-ĂȘtre. Mais lĂ encore je ne suis pas sĂ»r qu’on puisse circonscrire la musique Ă ce genre de thĂšmes bien prĂ©cis. Ce serait comme se demander : « De quoi parle une fleur ? Que signifie une fleur ? »
Je vois. Mais vous avez tout de mĂȘme composĂ© ce disque au dĂ©but de votre relation avec Alfie, vous l’avez commencĂ© quand vous lâavez rencontrĂ©e…
C’est sĂ»r que sans elle il aurait Ă©tĂ© diffĂ©rent. Elle mâa influencĂ© sur certaines choses, notamment par ce qu’elle me disait. Par exemple, elle me disait que pour elle la musique que je joue depuis 10 ans a beau ĂȘtre impressionnante et Ă©nergique, elle restait trop riche, crispĂ©e, hyperactive. Elle trouvait que jâavais tout Ă gagner Ă changer de rythme et Ă laisser plus dâespaces. Ce genre de choses. Et je pensais quâelle avait raison. Jâai donc laissĂ© plus dâespaces et simplifiĂ© les structures pour mettre plus de lumiĂšre dans ma musique.
Et quâest-ce que ça vous fait de savoir qu’avec ce disque beaucoup de gens ont cru tenir une sorte d’ermite mystique ?
Hum, T.S. Eliot a dit une belle chose Ă propos de ses poĂ©sies. Il a dit que les gens qui lisaient ses poĂšmes les comprenaient sans doute mieux que lui-mĂȘme. Et moi-mĂȘme, je sais ça en tant qu’auditeur de musique. Par exemple si jâĂ©coute du Duke Ellington ou du Charles Mingus, je sais trĂšs bien ce que ça signifie pour moi, je peux l’expliquer mais je nâai aucun moyen de dire si câest ce que ces musiciens avaient prĂ©cisĂ©menten tĂȘte. Ce sont deux choses. Je veux dire, ce que jâaime dans la musique et dans lâart, câest que lâartiste produit quelque chose instinctivement et si ça marche, si ça plait, câest parce que ça entre en rĂ©sonance avec des Ă©motions et des sentiments que les gens Ă©prouvent. Ce qui fait quâils peuvent sâidentifier. Mais ce nâest pas quelque chose que tu fais dĂ©libĂ©rĂ©ment. MalgrĂ© nos diffĂ©rences et nos particularitĂ©s, nous ne sommes que les dĂ©clinaisons du mĂȘme animal, du mĂȘme atome. Câest ce que je pense. Il nây a pas seulement une humanitĂ© commune, mais une communautĂ© d’esprit entre toutes les choses vivantes. Je ne suis pas religieux mais lĂ -dessus je suis dâaccord avec les bouddhistes.
Vous ĂȘtes bouddhiste mais vous n’ĂȘtes pas religieux ?
Oui, je suis bouddhiste et Bouddha nâĂ©tait pas un Dieu, c’Ă©tait un homme. Je ne dĂ©teste pas Dieu mais jâaime juste cette idĂ©e que nous sommes tous une petite partie dâune seule grande et mĂȘme chose. Les gens et les autres crĂ©atures vont et viennent mais le matĂ©riau dont nous venons, le matĂ©riau qui nous fait aller et venir, lui il est toujours lĂ , il ne bouge pas, il change juste de forme, et quand on meurt dâautres personnes arrivent. Les gens sont tous la mĂȘme manifestation du dĂ©sir dâavoir une belle vie. Et parfois les artistes arrivent Ă trouver en eux un langage qui fait dire aux gens : « Oh, je vois pourquoi il a fait ça ! ». ça dĂ©passe les mots, et câest donc difficile dâen parler comme ça dans une interview.
Oui. Il y a dâailleurs peu de mots dans Rock Bottom !
Oui, et je connais un jeune chanteur israĂ«lien qui mâa dit un jour : « Quand jâĂ©tais jeune je ne pouvais pas parler anglais donc jâĂ©coutais vos disques. » AprĂšs, il a appris a parler anglais et il a rĂ©Ă©coutĂ© Rock Bottom et il mâa dit : « Je ne comprends toujours pas ce que tu y chantes ! » (rires) Les mots nây traduisent pas un sens prĂ©cis, rationnel.
Je crois bien que c’est votre seul disque oĂč les mots nâont pas de sens direct et se « rĂ©duisent » souvent Ă des sons, des onomatopĂ©es, comme « not », « ni »âŠ
Oui, mais encore une fois, comme je te lâai dit, câest sorti comme ça, je nâai pas dĂ©cidĂ© dâĂ©crire comme ça, je me suis juste projetĂ© dans lâespace que j’avais en tĂȘte, jâai chantĂ© et câest ça qui est sorti, voilĂ . AprĂšs tu te sers juste instinctivement de ta facultĂ© de jugement pour sĂ©lectionner ce qui te semble marcher, sans mĂȘme savoir pourquoi ça marche. Je ne sais pas pourquoi ça marche.
Sur Rock Bottom vous pulvĂ©risez aussi toute signification rationnelle en ayant enregistrĂ© certaines bandes Ă l’enversâŠ
Oui, câest le cas sur la derniĂšre plage de la premiĂšre face du disque.
Sur le morceau « Little Red Riding Hood Hit The Road », c’est ça ?
Oui, la seconde moitiĂ© du morceau est lâexact miroir de la premiĂšre. Jâai renversĂ© les cordes ainsi qu’une partie des voix, mais jâai aussi ajoutĂ© une nouvelle chanson par-dessus et demandĂ© Ă Richard Sinclair, le bassiste, de jouer dans le bon sens tout au long de cette partie. Donc c’est Ă la fois Ă l’envers et Ă l’endroit.
Les fondamentalistes chrĂ©tiens ne vous ont jamais cherchĂ© des poux en allant dire, comme c’est arrivĂ© aux Beatles et Ă Led Zeppelin, que ces bandes renversĂ©es cachaient quelques messages satanistes destinĂ©s Ă corrompre la jeunesse ?
Oh, non, j’ai de la chance de ne pas ĂȘtre assez cĂ©lĂšbre et ça m’a Ă©vitĂ© d’avoir des ennuis. Personne n’a Ă©levĂ© la voix mais peut-ĂȘtre que certains y ont vu ce genre de messages subliminaux. Pour ma dĂ©fense, je dirais que Satan n’est qu’un ange dĂ©chu.
Pour revenir plus concrĂštement au thĂšme qui nous incombe – la rupture â il y a une chose qui mâa frappĂ© Ă l’Ă©coute de Rock Bottom, câest sa proximitĂ©, ne serait-ce que dans les ambiances musicales dĂ©veloppĂ©es, avec l’album Kid A de Radiohead. Connaissez-vous ce groupe et cet album ?
Je nâai jamais Ă©coutĂ© Radiohead.
Du tout ?
Non.
HĂ© bien je vous conseille d’Ă©couter ce Kid A. Sans rentrer dans les dĂ©tails, un soir de l’Ă©tĂ© 2007, j’ai vu Rock Bottom dans cet album. Une Ă©trange et puissante expĂ©rience.
Ok. Mais nous ne sommes pas de la mĂȘme gĂ©nĂ©ration, leur album est sorti bien aprĂšs le mien, nâest-ce pas ?
Oui, en 2000, 26 ans aprĂšs, mais justement : ne pensez-vous pas que deux Ćuvres puissent dialoguer ensemble par-delĂ les Ăąges, comme deux sĆurs, puisant Ă la mĂȘme source ?
Oui, je vois.
Mais dites-moi, vous qui ĂȘtes anglais, et un anglais amateur de jazz et de musiques progressives, comment est-il possible que vous nâayez jamais entendu parler d’un groupe de rock anglais si cĂ©lĂšbre et amateur de jazz et de musiques progressives comme Radiohead ?
Disons que jâĂ©coute peu de rock. A vrai dire, je n’Ă©coute aucun groupes de rock, ce nâest pas un champ qui mâintĂ©resse. Je veux dire, je suis sĂ»r quâils sont trĂšs bons, on mâa dit quâils lâĂ©taient, mais jâĂ©coute plutĂŽt de vieux disques de jazz, du flamenco et dâautres choses comme ça… Les groupes de rock blanc ne mâont pas vraiment intĂ©ressĂ© depuis les annĂ©es 60. ça ne veut pas dire que je nâaime pas ce qui se fait en rock aujourdâhui, mais voilĂ câest juste que je nâĂ©coute pas ça.
Câest une question de fossĂ© gĂ©nĂ©rationnel ?
Je ne sais pas. Oui, peut-ĂȘtre. Mais bon, il y a des milliers de styles de musique diffĂ©rents dans le monde⊠En terme de musique guitare, basse, batterie, clavier, chanteur, ce nâest juste pas celle que je prĂ©fĂšre Ă©couter.
Vous nâĂȘtes mĂȘme pas curieux d’Ă©couter un peu les groupes de pop actuels qui vous citent parmi leurs rĂ©fĂ©rences ?
HĂ© bien, je suis toujours content de savoir que les gens Ă©coutent ma musique mais je ne cherche pas Ă savoir qui j’influence. Je prĂ©fĂšre me concentrer sur ce que j’ai Ă faire.
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