Jean-Jacques Beineix : Drôle d’oiseau (1)

4 juillet 2013. 12h30. Musée des Années 30. Boulogne-Billancourt. Cabinet Mortal transfert. C’est dans cette salle consacrée à son film de 2001 que j’ai rendez-vous, pour Philosophie mag, avec Jean-Jacques Beineix à l’occasion de l’exposition Studio Beineix qui se tient dans l’espace Landowski du lieu du 4 avril au 29 septembre. L’événement, qui se propose d’être « une plongée dans l’univers de Jean-Jacques Beineix ainsi que dans celui de la création cinématographique en général », dixit le communiqué de presse, a été conçu « comme un voyage à travers un film » et « présente une succession de décors évoquant aussi bien le cirque que le rêve ou le polar pour nous plonger dans une « œuvre d’art totale ». Musique, extraits de films, peintures, objets de films et archives personnelles de Jean-Jacques Beineix. »

Je me suis proposé de faire une interview « Socrate » de lui, du nom d’une des rubriques du magazine qui consiste à soumettre la personne à une sorte de questionnaire de Proust pour en faire son portrait chinois mais d’une façon un peu plus philosophique quoi. Chose qui résonne bien avec l’aspect rétrospectif, total et mosaïque de son exposition, lui dis-je alors qu’il feuillète le magazine qu’il ne connaît pas. Et Beineix pour moi c’est pareil, je ne le connais pas. Je veux dire, je ne suis pas vraiment familier avec son œuvre. Je viens de déambuler dans les diverses salles de l’exposition, j’ai vu son fameux film 37°2 le matin ainsi que Diva, fraichement découvert en DVD il y a quelques jours de cela en vue de l’entretien, mais c’est tout.

Je retrouve ces infos griffonnées sur mon Moleskine d’alors : 67 ans, réalisateur, dialoguiste, producteur, scénariste ; cinéaste des années pub avec Carax et Besson ; Le Chien de monsieur Michel, premier court en 1977, à 31 ans ; Diva donc, premier long, en 1980, 4 César ; La Lune dans le caniveau, deuxième long, en 1983 ; puis 37°2 le matin, le troisième, en 1986, adapté du roman de Philippe Djian ; Roselyne et les Lions, le quatrième, en 1989 ; IP5, cinquième long, en 1992 ; Mortel transfert, le sixième, en 2001 ; des docs sur les sciences, l’art, le droit des femmes ; et en 2006, Les Chantiers de la gloire, premier tome de ses mémoires au titre en référence au film de Stanley Kubrick.

« Pourquoi écrire ses mémoires ? y écrit-il. On ne sait jamais, avec l’Alzheimer. Je m’entraîne à mourir, et puis j’ai des choses à dire et je ne veux pas cracher sur des tombes. J’écris aussi pour rendre plusieurs hommages, me payer quelques têtes, embrasser de jolis souvenirs, évoquer l’amour du cinéma et des femmes, et raconter comment, en l’espace d’un clap, je suis passé du cinéma de papa aux autoroutes de l’information. Je suis né juste après la guerre, j’ai un pied dans la galaxie Gutenberg et un autre dans celle de l’oncle Pixel. Ça fait de moi un mec unique. Les d’jeunes, je sais qu’ils n’en tiendront aucun cas, et tant mieux, les autres, ça leur rappellera peut-être que le cinéma, c’est de la vie et rien d’autre. »

Il finit de parcourir les pages de l’exemplaire de Philomag que je lui ai apporté, s’arrête un instant sur un reportage de l’écrivain Yannick consacré au voyage de saint François d’Assise à La Verna, en Toscane : « Tiens, elle est jolie cette maison. Ça me plairait bien ça, à flanc de falaise… Bien, je suis prêt à vous répondre. »

« JE SUIS UN ATHEE QUI S’INTERROGE SUR CE MONDE INSONDABLE »

Quel est votre démon ?

Mon démon ?

Oui, comme ça, de but en blanc !

Je pourrais répondre comme Harry White : le sexe. Harry, le héros du Démon d’Hubert Selby Jr. que je projette d’adapter et dont j’ai acheté les droits.

Il y a longtemps ?

Oui.

Et ce projet d’adaptation est toujours là, présent à votre esprit, en cours ?

Oui, oui. Il a bougé avec le temps, avec moi, avec ma vision des choses…

Et du sexe j’imagine…

Oui… Et la relative distance que j’ai prise petit à petit.

Du coup, la question qui vous tourmente c’est… ?

Bah… Le sexe sans amour. L’addiction. Et la question de l’amour hein. Même de ma relation. Donc de la maturité.

Est-ce qu’on peut évoluer par rapport à ça ?

Oui, je pense qu’on peut, ce qui n’est pas le cas d’Harry. Harry résout la question par la mort. Et il y a un parallèle avec l’argent, dans le livre.

Je ne l’ai pas lu.

Bah lisez-le, vous n’aurez pas perdu votre journée. Mais oui, ça c’est mon démon. Il peut y en avoir d’autres. Des petits démons. Y’a des grands démons, y’a des petits démons.

Quels sont les penseurs qui vous accompagnent ? Philosophes ou pas d’ailleurs.

C’est difficile de répondre comme ça. C’est plutôt des écrivains. Ou des personnages qui me fascinent.

Qui vous inspirent ?

Non, pas nécessairement. Mais qui me fascinent, par leur parcours, par… leur tragédie, le parcours tragique dans lequel ils s’inscrivent… Et qui ressemble souvent, d’ailleurs, a un parcours d’ascension et de chute. C’est Icare.

Rise and fall.

Ah ouais, ouais. C’est le cas d’Harry à nouveau, mais c’est le cas de César, de Napoléon… En ce moment je suis dans la Révolution française. Oui, si j’avais plus de moyens j’aurais aimé faire un film sur Napoléon. Enfin si nous n’étions pas arrivés à une défaite culturelle et économique, ce ne serait pas Spielberg qui le ferait. Ça, ça marque bien que nous sommes dans la situation d’une défaite culturelle. Voilà, celui qui va le faire c’est un américain. Et c’est une série, c’est un studio. C’est pas chez nous. J’en fais pas une affaire nationale hein mais…

Quand même…

C’est aussi une question de complexité… Je ne sais pas si un américain peut le faire, Napoléon. Il y a des américains extrêmement cultivés et très fins, mais… Stefan Zweig c’est un européen. Alors lui, il a écrit un Fouché (Joseph Fouché, homme politique français qui subira les avanies de Napoléon – nda) qui est admirable. Je connais pas les philosophes au fond. J’ai été rebuté par la philosophie. On n’est pas assez mûr au moment où on nous l’enseigne. Mais je serai un stoïcien mâtiné d’un sceptique. Oh oui. Le petit garçon au renard (anecdote rapportée par Plutarque dans Vie de Lycurgue, XVIII, 1, et qui devint très populaire dans l’Antiquité : « Au reste, ces enfants, quand ils dérobaient, craignaient si fort d’être découverts, qu’un d’eux, à ce qu’on rapporte, ayant pris un renardeau qu’il avait caché sous sa robe, se laissa déchirer le ventre par cet animal à coups d’ongles et de dents, sans jeter un seul cri, et aima mieux mourir que d’être découvert… ») reste pour moi un personnage extraordinaire…

Finalement vous semblez plus marqué par des hommes d’action que par des penseurs…

Oui, tout à fait. Mais je ne désespère pas, tout me ramènera à la philosophie. A une certaine distance prise justement avec l’action. Parce que justement c’est toujours un peu conflictuel, être un homme d’action et un homme de réflexion. Mais là-dessus arrive une autre dimension ! Celle de la contemplation, du vide intérieur et de l’osmose avec le monde ou la nature, vous voyez ? Je suis un athée qui s’interroge sur l’insondabilité du monde et qui est frappé par la brièveté du destin humain…

Brève et infini…

Oui, mais qui ne dure en fait que ce que les hommes durent, c’est-à-dire pas grande chose. Le temps et la durée sont des notions qui me travaillent d’ailleurs, parce qu’il y a le temps végétal, le temps minéral, le temps humain et l’absence de temps, c’est-à-dire la non-conscience du temps, qui doit concerner la majorité de la matière. Une cellule a-t-elle conscience du temps ? Voilà, je ne suis pas loin de…

Ouvrir un bouquin de philo !

Oui, oui, oui, ça vient doucement.

Cela m’amène à la musique et plus particulièrement au piano. Au cours de votre exposition vous dites que la pratique du piano vous a longtemps trotté en tête et que vous êtes finalement passé à l’acte vers 50 ans…

Absolument, absolument. Mais je pourrais vous dire que le mythe de la caverne avec son histoire d’ombres projetées c’est pour moi l’allégorie parfaite du cinéma ! La réalité n’est qu’une ombre de choses qui sont projetées à l’extérieur, et c’est ça le cinéma, rien d’autre. Donc… je suis prêt à lire Platon. Bon, c’est pas le plus compliqué… mais alors après, si je voulais arriver à des choses plus compliquées, j’irais vers Husserl et la phénoménologie.

Pour vous quel est le lieu qui se rapproche le plus de la cité idéale ?

Ouh… (Silence. On entend les sons qui émanent de l’exposition) C’est difficile de se concentrer avec ce brouaha. En plus c’est d’autant plus dérangeant pour moi que ce sont des réminiscences. Je passe d’un film à l’autre, c’est un cauchemar ! Un cauchemar. C’est cauchemardesque. La cité idéale donc… Ça me dit quelque chose. La cité idéale me dit quelque chose. C’est déjà une réponse.

Oui, c’est sûr que vous auriez pu me dire que ça ne vous évoque rien !

Non, non, non, j’en rêve. Pour moi c’est probablement un jardin. La cité idéale c’est un jardin. Un jardin où se marient toutes les formes de jardins : jardin à la française, à l’anglaise, à la japonaise et on passe de l’un à l’autre. Récemment je visitais le parc du château de Saint-Germain-en-Laye, des œuvres d’art y étaient exposées, c’était très agréable, j’avais envie de m’asseoir sur un banc et de regarder tout ça.

Donc une cité peuplée de végétaux !

Oui, oui, des gens qui marchent, des vélos, pas de voiture.

La voiture, c’est le mal ?

Nan, mais la voiture a littéralement labouré le champ de notre XXe siècle, elle a tout justifié, le pire comme une forme de meilleur, c’est-à-dire l’individualisme, la liberté de se déplacer mais on avait déjà la liberté de se déplacer autrefois. Maintenant cette rapidité est évidemment dépassée par l’instantanéité offerte par les réseaux de communication du net. Eux posent encore d’autres questions. Alors, pfff, est-ce qu’ils participeraient aussi de la cité idéale ? Peut-être, mais je ne vois pas pourquoi ils échapperaient eux aussi à la question du bien et du mal. Donc en fait je suis un moraliste. Diva était un film qui traitait essentiellement de ça : de la technologie qui n’est ni bien ni mal. On enregistre sur un appareil une confession d’une prostituée qui dénonce un réseau de traite des blanches comme on peut y enregistrer la voix d’une chanteuse. Mais l’enregistrement est neutre, la kalachnikov aussi. Totalement neutre. « Moi je me fous de qui appuie sur la gâchette et qui est au bout du canon, dira le marchand d’armes. Et si c’est pas moi qui vends ce sera quelqu’un d’autre. » Voilà. Donc l’absence de morale me frappe et, par-delà l’absence de morale, l’absence de vertu.

C’est ce qui vous met en colère ?

Un peu, oui. Oui, l’accumulation de richesses excessives, l’écart de plus en plus grand entre richesse et grande pauvreté, le trou qu’il y a au milieu… Et le fait qu’on est dans une sorte de machine infernale que rien ne va arrêter. Je regardais un doc l’autre jour… On va puiser dans les ressources de la planète jusqu’au bout, sans s’arrêter, faut pas se faire d’illusions. Je suis terriblement pessimiste, vous voyez ? De temps en temps, je rêve d’avoir lu Cioran. Ça me dit quelque chose. Je suis un vrai pessimiste. Et en même temps, parfois, la contemplation de quelque chose, un parfum, un paysage, l’horizon…

Vous amène ailleurs.

Oui. Voilà, donc les américains exploitent les gisements de schiste et faut pas se faire d’illusion, ils vont sacrifier une partie de leur immense territoire à leur indépendance énergétique, ce qui va leur permettre de continuer de faire la guerre par d’autres moyens, notamment le bras de fer avec la Chine. C’est assez inquiétant tout ça parce qu’on ne trouve pas la paix. D’ailleurs, si on regarde l’histoire, je ne vois pas pourquoi…

On la trouverait aujourd’hui plus qu’avant ?

Alors si, il y a des jardiniers, oui, il y a quelques religieux paisibles. Je dis « paisibles » hein. Parce que c’est pas la majorité. Non, non, les autres, la plupart, ce sont aussi des fauteurs de guerre. Qui n’échappent pas à leurs démons.

On y revient. Vit-on dans un système qui encourage les gens à libérer leurs démons ? Est-ce cela, quelque part, le capitalisme, le néolibéralisme ?

Oui, il n’y a pas de collectif, ou très peu, on a du mal à être, dans cette société collective là. Alors la cité idéale, ça pourrait être ce village un peu autarcique avec cette grande maison commune comme il y en a chez les amérindiens, où on partage tout, mais vous voyez, j’y suis pas.

Faudrait qu’on perde tout pour venir à ça ?

Bah eux n’ont rien perdu car c’est comme ça depuis le début mais ils sont en danger, en danger d’expropriation et de destruction de leur habitat. Ceux-là, je trouve qu’ils ont une façon de vivre qui me fascine mais je ne serais certainement pas prêt à y vivre.

C’est un idéal ?

Oui. J’aime les artisans, le geste répété au service d’une technique.

Morale ?

Oui, une technique et une morale.

Quelle serait la maxime du bien que vous souhaiteriez transmettre à vos enfants ?

Ce serait une forme d’auto-suffisance, d’essayer de manger à sa faim, de travailler pour construire une journée et de se sentir en harmonie avec son travail et le temps… Chose qu’on trouve dans la peinture, qu’on pourrait trouver dans la peinture. Au fond j’aurais envie de redevenir un artiste.

Parce qu’il n’y aurait pas besoin, dans un art comme la peinture, contrairement à celui du cinéma, qui est une industrie lourde, de devoir composer avec des gens, des moyens, des financements ?

Entre autres, le financement n’étant pas la seule préoccupation, parce que vous pouvez vous accommoder de peu, en faisant certains compromis, mais alors faut accepter des compromis.

Et le geste artistique n’est pas, à la base, censé faire de compromis ?

Ah si pour moi, justement… Art et philosophie, voilà deux choses qu’il serait intéressant à étudier et à comparer et à regarder sous un angle… Comment dire ? De voir les analogies qu’il y a là mais je ne suis pas assez compétent.

(SUITE ET FIN.)