ANTONY AND THE JOHNSONS : « I’M A BIRD NOW »

5 avril 2005. 16h. 8e arrondissement de Paris. Hôtel Lord Byron. « Veux-tu du thé ? », s’enquiert Antony, attentionné au possible comme si j’étais Mère Theresa, le Dalaï-Lama et Lady Di réunis (il me dit « you » mais ce « you » doit être un « vous »). J’ai l’impression d’être plongé dans un passé mémoriel, recomposé. D’y être comme un sucre mais un sucre insoluble. Avec des yeux. C’est que nous sommes déjà dans un lieu très spécial. Cet hôtel de charme, 5 étoiles, je ne sais pas si c’est lui ou sa maison de disques qui l’a choisi comme lieu propice à la promo de son deuxième album, I am a bird Now, mais bon choix, ça fait son effet. Situé à l’écart des Champs Élysées, cet écrin garni de fleurs, de moulures et de peintures est silencieux et désuet comme une nature morte. Le genre d’hôtel-musée où je n’aurais jamais mis les pieds si je n’interviewais pas parfois quelques (pop ?) stars.

Quand je le rencontre, porté par son disque ainsi qu’une physionomie, une sexualité et une voix hors normes, Antony Hegarty (c’est son nom, irish) est en train de se faire vitrifier en zozo de paradis, ce qui sera aussi le cas en 2006 de Beth Ditto, la chanteuse des Gossip, pour Standing in the Way of Control. Et comme être freak (quand on a un incroyable talent), c’est chic, il est en train de devenir (cu)culte. Mais il ne l’est pas encore. Il n’a pas encore vaporisé son supplément dame comme d’autres leur Air Wick sur les disques de CocoRosie, Matmos, Joan Wasser (alias Joan As Police Woman), Michael Cashmore, Yoko Ono, Björk, Marc Almond, Laurie Anderson, Hercules and Love Affair, Marianne Faithfull, et j’en passe. (Mention spéciale au Snow Abides de Michael Cashmore qu’une amie m’offrira à sa sortie, deux ans plus tard. C’est un superbe 5 titres d’ambiance baroque, piano-violons. Merci.)

Antony n’est pas encore le truc qu’il est de bon ton d’aimer. Il n’est pas encore, malgré lui, une poule de luxe épate bobo qui illustrera musicalement un film d’animation pour Prada. (Bobo : ceux que vous entendrez se gargariser de vous dire qu’ils adooorent I am bird Now comme s’ils disaient : « Aimer c’est ce qu’y a d’plus beau / Aimer, c’est monter si haut / Et toucher les ailes des oiseaux… » alors qu’ils disent plutôt : « T’sais quoi ? Hier machin m’a fait jouir trois fois ! ») Là, il s’agit juste de faire connaissance avec ce super artiste qui semble tombé de nulle part. Et puis c’est tea time. Alors je la joue candide, gentleman au possible (je ne devrais pas, surtout que je suis là pour Technikart.com, alors je devrais y aller franco, rentrer dans l’art). Je remballe d’emblée la question un poil fouille-merde que je voulais lui poser. Celle qui concerne le morceau « Fistful of Love ». Grosse erreur.

Le journaliste qui prendra ma relève (Chronicart) ne manquera pas de poser la question : « Ce morceau parle-t-il de fistfucking ? » et ce sera scoop régalade pour sa « guhl ». « Non, répondra Antony. Ça m’amuse un peu mais ça parle plutôt de ces moments où tu es meurtri par les personnes que tu aimes le plus au monde. Quand tu aimes tellement quelqu’un que tu peux endurer les pires choses. Et à quel point cette situation est universelle. Elle peut s’appliquer à une relation amicale, un contexte familial… Non, vraiment, je suis très naïf. Je n’ai jamais pensé à ça. (…) Ce qui est assez drôle c’est que j’ai appelé mon groupe « The Johnsons » en référence à un de mes héros, qui s’appelait Johnson et j’ai découvert que « johnson » voulait dire « pénis » en argot black aux Etats-Unis : Antony et les Pénis. Je fais toujours ce genre d’erreur stupide ! » Allez, sur ce soyons fous : « Tea for Two » !

 

« Croire que ce disque n’est qu’une ode transgenre est une erreur »

 

Bonjour Antony. Comment s’est passée ta White Session hier à la Maison de la Radio ?

C’était dur ! Vraiment dur ! C’est difficile de jouer seul sans public (c’est le concept des White Session : jouer sans public – nda). Mais il y avait cette femme, Michelle, qui est si aimable, si douce. Elle est si merveilleuse, si sexy, si glamour. Je suis amoureux d’elle.

Nous sommes à l’hôtel Lord Byron. C’était un poète. Connais-tu ses poèmes ?

Non. Je n’arrive pas à me souvenir de son histoire. Il faut que je réfléchisse.

Lis-tu parfois de la poésie ?

Un petit peu. Je suis plus dans l’écoute, dans les chansons, ce genre de choses. Je lis peu.

Sur ton nouvel album, tu as mis deux poèmes en musique, l’un est de Marc Almond, « Fistful of love », et l’autre, « Free at last », d’un auteur anonyme. D’où vient-il ?

« Free at last » est une sorte de vieux negro spiritual. Je l’ai trouvé dans un livre sur les chansons sur la Guerre de Sécession qu’un ami m’a offert il y a un an. Et cette chanson m’a particulièrement frappé car elle avait la force d’un poème. Je l’ai donc enregistré sur ce disque avec mon amie Julia Yasuda (né en 1943 au Japon et atteint du syndrome de Klinefelter qui se caractérise par la présence de deux chromosomes X et un chromosome Y, et donne donc un individu au caractère masculin mais potentiellement infertile, Julia a été prof de mathématiques, modèle et assistant photographe pour sa compagne Erika Yasuda, est devenu femme en 87, s’est alors installé à New York à la mort de celle-ci, y a rencontré Antony en 95 et a commencé à se produire sur scène avec son groupe ainsi qu’à produire et manager le groupe Transisters – nda).

De quoi parle-t-elle ?

Pour moi ça parle d’une sorte de révélation, d’un éveil spirituel qui te donne l’impression de mourir. Oui, je pense que ça parle du fait de mourir. Et que ça parle, pour les croyants, d’une certaine forme de retour aux sources, du retour de l’âme à Dieu, du fait d’être libéré de son enveloppe charnelle.

Restons, si tu veux bien, sur la poèmes. En 2003, tu as été choriste de Lou Reed pour son album et sa tournée The Raven, basés sur un long poème d’Edgar Allan Poe. Comment est née cette collaboration ?

J’ai rencontré Lou par l’intermédiaire d’un producteur, un ami qui s’appelle Hal Wilner. C’est lui qui m’en parlé de ce projet. Il devait penser que mon timbre de voix apporterait quelque chose. Il a alors fait écouter I Fell in Love with a Dead Boy à Lou (EP d’Antony sorti en 2001 qui contient une belle reprise du « Mysteries of Love » issu du film Blue Velvet, initialement chanté par Julee Cruise, écrit par Lynch et composé par Angelo Badalamenti – nda). Il a aimé ma voix, on est devenu amis et je l’ai donc accompagné comme choriste sur sa tournée mondiale. Depuis on a d’autres projets ensemble, qu’on a déjà commencés. C’est un merveilleux ami.

Ce doit être une sorte de rêve d’être si proche d’un artiste que tu devais vénérer…

Oui, c’est extraordinaire de connaître un poète et un musicien si talentueux. Il a beaucoup de choses à transmettre, plein de bons conseils. Il me donne de bonnes ondes.

Sur The Raven, vous reprenez « Perfect Day », un de ses morceaux les plus lyriques. Lyrique, ton disque l’est beaucoup, musicalement, vocalement, sentimentalement…

Je tenais avant tout à faire un disque où il y ait de l’intimité. De la nudité. Quelque chose où les gens puissent se retrouver, se recueillir. Mon premier disque était plus « théâtral ». Pour celui-ci, je voulais donc à tout prix gommer cette théâtralité pour créer quelque chose que les gens puissent s’approprier en fonction de leur personnalité.

Je ne sais pas si c’est le cas ailleurs mais en France la majorité des gens ignorent que tu as sorti un premier album, Antony and the Johnsons, en 2000. Ils te découvrent avec ce disque et pour eux c’est celui-là ton premier album, ce que je croyais aussi. Peux-tu donc m’en dire plus sur ce premier album que je n’ai pas écouté ?

Les chansons n’étaient pas si différentes mais le son, lui, l’était. Quand je l’ai enregistré (en 97 – nda) je n’avais pas vraiment d’idée précise de l’enregistrement que je voulais. Les trois ans qui ont suivi, je les ai justement passés à définir mon style et ce que je voulais vraiment mettre dans mes disques.

Tourner avec Lou Reed t’a-t-il aidé dans ce cheminement ?

A ce moment-là, j’avais déjà une idée plus précise de ce que je voulais. Tourner avec Lou était juste une aventure excitante et formatrice, notamment du fait de pouvoir jouer avec d’autres musiciens. Lou a de très bons rapports avec les siens. J’ai vraiment aimé chanter avec lui et l’écouter à la guitare car lorsqu’il joue de la guitare, tu as vraiment l’impression d’embarquer sur un tapis volant !

Je vois bien ce que tu veux dire : par exemple, pour moi sa partie de guitare sur « Fistful of love » a tout du coup de baguette magique !

Oui, c’en est un, vraiment. Mais tu sais, pour moi, tous les musiciens qui ont participé à ce disque ont été merveilleux.

Tes musiciens, les Johnsons. Comment les as-tu rencontrés ?

C’est tous les trois des amis. Tu sais, à New York, la communauté musicale est un tout petit milieu. Si tu y es depuis un petit moment, tu connais vite tous les musiciens du coin. Ces trois amis viennent du noyau dur d’un groupe de gens que j’y côtoie. On joue ensemble depuis déjà quelques années. Chacun avec leur instrument (violon, basse, batterie – nda), ils m’ont grandement aidé à enrichir la musique de mes nouvelles chansons.

Jouaient-ils déjà sur ton premier album ?

Non, de cette période il ne reste que le batteur. En fait, mon premier album était ma première tentative de travailler avec des musiciens. Avant de l’enregistrer, je jouais dans des night clubs. Mes chansons reposaient seulement sur des arrangements de piano que j’enregistrais sur un quatre pistes, ce qui donnait des bandes son assez surréalistes avec mon chant par-dessus. Ce n’est qu’à partir de 1997 que j’ai décidé de monter un groupe, de jouer avec d’autres musiciens. Avant ça ne m’était jamais arrivé. Je n’avais même jamais pensé que ça serait possible un jour. Je ne connaissais aucun musicien. Et cette expérience fut riche d’enseignements. Elle m’a permis de découvrir comment sonnaient d’autres instruments et d’apprendre comment ils pouvaient venir nourrir ce que je faisais. Ce fut une longue et lente évolution sur ces cinq dernières années. Travailler avec des musiciens, développer avec eux le son que j’avais en tête, c’était tout nouveau pour moi.

Sur ce disque il y a d’autres voix que la tienne, celles de Lou Reed et Julia Yasuda, qu’on vient d’évoquer, mais également celles de Boy George et de Rufus Wainwright. Font-ils aussi partie de cette sphère musicale que tu as très tôt fréquenté à New York ?

Oui, au fil des années ce sont des gens que j’ai fini par rencontrer et avec qui le courant est passé donc j’ai osé les solliciter pour qu’ils participent à mon deuxième album. Tu sais, en un sens, un disque très personnel a besoin des autres pour se faire, de leurs qualités, leurs points de vue. Il faut convoquer tout ça. Et tu réalises que ce n’est pas seulement le cas pour les musiciens et les voix, ça l’est aussi pour l’a pochette, etc. Ce disque est un disque fait à plusieurs. Il rend compte du travail de nombreuses personnes : mon ami, Candy Darling, les photographes Peter Hujar, Josef Astor et Don Felix Cervantes et même toutes les lettres que j’ai reçues, tout compte. On peut donc autant voir ce disque comme un journal intime que comme l’expression d’une communauté. C’est intéressant de le voir sous cet angle. C’est étonnant de voir comment tout ça s’imbrique pour créer un projet de plus grande envergure.

Devendra Banhart, Rufus Wainwright, tu écoutes leurs musiques ?

J’ai rencontré Devendra il y a environ deux ans et j’ai été frappé par son talent. Pour moi, il a un don. Il est vraiment un des artistes les plus importants actuellement aux États-Unis. Il m’a beaucoup aidé. Il a un instinct sûr. Il sent les choses. Il peut très vite te dire ce qui est bien et ce qui l’est moins. Dégager des pistes. Il m’a encouragé à me mettre au travail à une période où je doutais, je commençais à me décourager. Il m’a présenté à sa bande, des gens dont je n’avais jamais entendu parler. On s’est découvert plein d’atomes crochus. Ces gens m’ont vraiment inspirés.

De qui s’agit-il ?

De gens comme CocoRosie, Joanna Newsom. Toutes ces personnes sont connectées entre elles. Et elles le doivent à Devendra. Il est vraiment comme un aimant. Il a ce charisme, cette aisance relationnelle qui fait qu’il attire plein de gens et qu’il parvient à créer une notion de communauté en présentant chacun à chacun. C’est un être adorable.

Nous parlions de voix. Comment composes-tu tes chansons ? En improvisant des lignes de chant ? En écrivant des textes ?

Je n’ai pas de pas formule. J’ai des carnets, que je trimballe tout le temps avec moi et où je note toujours des choses. Il y a une part d’écrit dans ce processus. Mais, paroles ou pas, à n’importe quel moment de la journée je peux m’asseoir au pianoter un peu, pour tenter de capter quelques mélodies. Tu sais, je chante toujours quand je me promène dans la rue, comme ça, pour le plaisir ou parce que j’écoute des chansons. Les chansons me viennent donc souvent comme ça : en marchant.

Tu te promènes avec un iPod, quelque chose comme ça ?

En fait, j’ai un dictaphone (il le sort de son sac pour me le montrer – nda). Je l’ai toujours sur moi. Je l’utilise beaucoup.

Quels sont tes chanteurs ou chanteuses préférés ? Les voix qui t’ont marqué ?

Quand j’étais jeune mes chanteurs favoris étaient Otis Redding et Elizabeth Fraser.

Qu’est-ce qui te passionnait tant chez la chanteuse des Cocteau Twins ?

Je pense qu’elle a apporté à la musique et aux gens quelque chose d’aussi fort qu’Otis Redding. Elle a pris quelque chose de personnel, de très lié à son quotidien, à sa ville et par sa voix, elle en a fait quelque chose de très grand, elle l’a transformé en une sorte de rayonnement, quelque chose d’extrêmement beau, de presque joyeux même si elle parle de choses tristes. C’était une vraie visionnaire. Elle n’a jamais travaillé sa voix. C’est une de ces rares personnes à être vraiment originale.

Ce sont ces gens qui t’ont donné l’amour du chant ?

Oui. Pour d’autres raisons, il y a eu aussi Marc Almond de Soft Cell. J’ai beaucoup aimé Marc & The Mambas, un de ses side project. Leur album (Torment and Toreros) fait partie des choses qui m’ont le plus influencées. C’est simple : à l’époque, tout ce qu’il faisait, j’avais envie de le faire.

J’ai aussi lu que tu adorais Nina Simone...

Je n’ai écouté qu’elle pendant sept ans. J’ai souvent des périodes comme ça. J’écoute tout d’un artiste et ensuite je passe à autre chose. C’est mon rapport à la culture. En dehors de ça, je ne me tiens pas trop au courant de ce qui se fait. Là, ça fait deux ans que je me suis replongé dans Otis Redding. Je finis tout juste cette période. Nina Simone, je l’ai beaucoup écouté de 20 à 25 ans.

Le public français semble amoureux de ton nouvel album. Qu’est-ce que ça te fait ?

Je suis vraiment content et reconnaissant que les gens veuillent bien de moi, qu’ils passent quelque temps avec ma musique, qu’ils l’apprécient. C’est un véritable honneur.

D’après toi pourquoi, ton premier album n’a-t-il pas reçu un accueil similaire ?

Mon premier album est sorti dans un tirage très limité. C’est un artiste très important en Angleterre qui l’a publié : David Tibet, le leader du groupe Current 93. Je n’ai bénéficié que d’une très faible couverture. Cet album est donc mon premier album à être soutenu comme il se doit.

Je n’ai lu aucune critique négative de ton disque. C’est à se demander s’il y en a !

Il doit y en avoir. S’il y en a eu, ça a dû être en Angleterre (rires) ! Je ne sais pas. J’ai été surpris de voir combien les gens aimaient mon disque.

Es-tu connu à New York ?

J’y joue à depuis environ 10-15 ans. C’est là que j’ai réalisé le plus gros de mon travail. C’est là que j’ai expérimenté, dans des théâtres, des night clubs, etc. J’y ai tellement fait de concerts… En ce sens, je suis de New York (il est né à Chichester, au sud de l’Angleterre – nda). C’est là que se trouve mon premier public.

Penses-tu que le public français te perçoit différemment du public américain ?

Ce qui est excitant avec ce disque, c’est qu’il touche un large public, des gens différents. C’est génial. A New York, pendant des années, j’étais assez underground. Et là, il se passe quelque chose que j’attendais depuis un petit bout de temps : j’ai pu ouvrir plus la porte et toucher plus de gens. Je voulais rejoindre cette culture plus pop, accessible, c’est pour ça que j’ai cherché à sortir ce disque dans de meilleures conditions que le premier.

Il paraît que fin 2004 quand tu as joué au Lieu Unique, une petite salle de Nantes, les places, au coûtant trois euros, se sont arrachées en masse et tu as fait salle comble !

Oui, je me demande encore pourquoi les places étaient à ce prix si abordable (rires) !

Aujourd’hui ce ne serait plus le même tarif !

Je jouais avec CocoRosie. J’aime tellement ce qu’elles font, je les ai toujours supportées. Elles sont si géniales, si inspirées, si aimables, je les adore. On a fait une petite tournée en novembre, on a pris beaucoup de plaisir. On a joué à la Fondation Cartier à Paris. On a fait quelques concerts en France ces dernières années. On a fait aussi le Jazz Festival et quelques concerts à Lyon.

A propos de la France, écoutes-tu de la musique française ?

Je ne suis pas au courant de tout ce qui se fait en matière de pop musique. La plupart des musiques que j’aime m’ont été conseillées par des amis. Je n’ai pas écouté de musique française depuis plusieurs années. Petit, j’écoutais tout le temps les Rita Mitsouko. J’ai aussi grandi en écoutant beaucoup Edith Piaf, surtout Edith Piaf. Une fois, j’ai vu un concert de Yann Tiersen, c’était vraiment surprenant. Il est super, très drôle, et très timide. C’est drôle car dans sa loge, il a un lit pour lui et sa petite amie !

Je repense à la pochette du disque. Elle est assez mystérieuse. Quelle est cette photo ?

C’est un grand photographe de New York qui l’a prise. Un artiste qui est mort à la fin des années 80. Il s’appelait Peter Hujar. Dans les années 70 et au début des années 80, il a fait beaucoup de portraits d’artistes underground de New York. Il a été une grande influence pour des gens comme Nan Goldin et David Armstrong. Il était l’égal de Robert Mapplethorpe (qui a shooté Patti Smith pour la pochette de Horses – nda). Ensuite il est devenu relativement commercial. Mais il reste tout de même le plus grand photographe des deux.

Pourquoi avoir pris cette photo ? Quel rapport entretient-elle entre toi et ton disque ?

Cette photo est un portrait de Candy Darling sur son lit d’hôpital peu avant sa mort, en 1974. Elle avait 26 ans. Pour moi, cette photo incarne tout ce que j’ai toujours voulu dire avec la musique. Elle contient tous les thèmes qu’on retrouve dans mon disque. Sur cette photo, on la voit entre deux mondes : elle est entre la vie et la mort, elle est entre le féminin et le masculin, elle sombre mais elle rayonne encore.

C’est une photo assez morbide. Or ton album parle pas mal de renaissance…

Oui, mais d’une certaine manière pour moi c’est la même chose. La photo montre l’irruption de la mort, mais pour moi il y a quelque chose de plus. Cette photo n’est pas que morbide, il dégage elle aussi quelque chose d’extrêmement beau, quelque chose de très spirituel, de très sentimental. C’est ce que Peter Hujar a voulu capter en elle : quelque chose de très intime, de très émouvant.

Crois-tu que certaines personnes pensent qu’il s’agit de toi sur cette photo ?

J’aimerais. J’aimerais que ce soit moi ! Mais si c’était moi, il est fort probable que je ne chanterais pas. Je ferais autre chose (rires) !

Pourquoi ça ? Chantes-tu parce que tu voudrais être une femme ?

Non, je ne vois pas les choses comme ça.

Pourtant il me semble que tu parles de ça dans au moins trois chansons de cet album : « My Lady Story », « For Today I am a Boy », « Bird Guhl »…

Comme le dit une chanson de Nina Simone, « I sing just to know that I’m alive ». Je chante parce que c’est ma passion, ma plus grande joie. J’ai toujours chanté. Cette thématique transgenre est juste un des thèmes du disque. Il y en a d’autres, ils sont comme des robes, ils m’habillent. Certains de ces thèmes sont personnels mais d’autres témoignent de la communauté à laquelle j’appartiens et d’autres encore de ma fantaisie, de ma créativité, comme importe quel artiste.

Connais-tu le groupe de rock irlandais The Manic Street Preachers ?

Je les ai déjà entendus, mais je ne connais pas vraiment leur musique.

Sur leur album This is My Truth, Tell Me Yours, une chanson s’intitule « Born a Girl » où le chanteur chante d’une voix haut perchée : « And I wish I had been born a girl / Instead of what I am / Yes I wish I had been born a girl / And not this mess of a man ». C’est une belle chanson. La connais-tu ?

Non, je ne l’ai jamais entendu. Mais à ce que tu m’en chantes, elle m’a l’air intéressante.

Cette thème du transgendérisme, qu’exprime-t-il pour toi ? Une quête ? Un idéal ?

C’est un ensemble de choses personnelles. Il y a plein d’autres choses personnelles dans ce disque. Je pense que c’est une erreur de voir tout le disque sous cet angle et de penser qu’il est entièrement autobiographique.

Travailles-tu ta voix pour avoir ce timbre si particulier ?

Non. Ma voix a beaucoup changé au fil du temps. Elle évolue sans cesse. Parce que je suis très influencé par les chanteurs que j’aime. Et je n’ai pas vraiment une idée précise de comment ma voix doit sonner. Je suis donc vraiment surpris quand j’entends ma voix ! Ça ne correspond jamais à ce que j’avais imaginé.

Elle ne te plait pas ?

Ce n’est pas vraiment qu’elle me déplaise, mais je crois que ce que j’aime avant tout dans le fait de chanter, c’est ce sentiment de connexion et de partage, d’abandon. Quand je ressens ça, c’est comme si ma voix disparaissait dans l’espace. Mais quand ce sentiment disparait, je n’aime pas entendre ma voix. En fait quand tu chantes, tu ne chantes pas sonne bien, tu chantes justes pour te sentir vraiment là et pour expérimenter ça : ce que ça te fait d’être là.

(MAKING-OF)