PARLE AVEC ELLE (ALICE GUERLOT-KOUROUKLIS)

ALGK 333 N&B

25 octobre 2012. 15h45. Paris. Par mail. Lui : « Tu m’énerves avec ton disque parce que du coup j’ai envie d’en savoir plus et d’en parler ! Ça te dirait une interview par mail pour Parlhot.com ? ». Elle : « J’en serai tellement contente que cela m’évitera de culpabiliser de t’avoir fait sortir de ta retraite anticipée. ». Elle c’est Alice Guerlot-Kourouklis (dite ALGK). Lui c’est moi (pris en flag d’itw Caprice des Dieux). Le disque 334 distance. Et de distance il est ici diablement question. Tout ça n’aurait pas dû se faire. Chacun était dans son truc. Elle en pleine campagne pour la sortie de ce premier disque. Moi en rehab journalistique pour écrire mon premier livre. Mais « la vie c’est ce qui vous arrive quand vous êtes occupés à faire d’autres plans » comme disait Lennon (qui joindra l’exemple à la parole), et d’écoute en écoute et de mail en mail, j’ai craqué. Tout me disait : « Parle avec elle ».

Elle m’avait contacté via Facebook fin mai 2011. Elle voulait savoir si ça m’intéresserait d’écouter son premier album une fois fini. J’avais été écouter ce qu’elle faisait sur Deezer, ça m’avait rappelé la musique baroque concrète contemporaine de Jean-Philippe Goude, bien mais « pas le truc que j’écouterai tous les matins ». Elle me remerciait d’avoir pris le temps d’écouter ces musiques. Elle connaissait le travail de JP Goude. En ce qui concerne « ces musiques pour l’image », la comparaison lui était d’ailleurs « assez sympathique ». Parce que ce n’était  pas des morceaux de l’album à venir (en voie d’être masterisé), mais des « musiques de films, assez anciennes pour la plupart » et elle était curieuse d’avoir mon avis sur ce travail « plus personnel » (nommé 333 à cette époque) dont des extraits seraient disponibles sur Myspace et Noomiz. Bref comme souvent, ça aurait pu s’arrêter là.

D’ailleurs ça s’est arrêté là pendant près d’un an puis le 17 mars 2012, bizarrement, le jour de mon anniversaire, j’ai eu de ses nouvelles. Je crois bien que c’était dû à une invitation de Linkedin. Quelque jours plus tôt, j’avais par erreur invité tous mes contacts de gmail à me rejoindre sur ce réseau pro. Ça m’avait rappelé à son souvenir. Bref, elle ne savait plus si on se disait « vous » ou « tu » et pour tout dire elle ne devait même plus trop savoir où elle habitait : après un long process, partant en maquette dans une semaine, son album allait enfin voir le jour. J’allais donc bientôt le recevoir, puis non en fait, plus de nouvelles pendant 8 mois avant qu’elle se repointe et me dise : « Ça y est, après moult péripéties, c’est disponible en ligne. » J’ai écouté et j’ai trouvé ça très beau, très abouti. Mais le truc c’est que moi, entre temps, au terme d’un long process, je venais de prendre ma retraite.

Oui, quelques jours plus tôt, le 24 septembre, j’avais envoyé un drôle de message intitulé « Je prends ma retraite journalistique (Rehab contre le chant des sirènes !) » où je disais à tous les attachés de presse de mon répertoire que ça y est, à 32 ans, après 10 ans de piges pour des magazines de musique ou socio-culturels, je largue les amarres. Ayant interviewé la quasi totalité des artistes qui comptent pour moi, ceux dont les disques ont contribué à faire ce que je suis, j’ai le sentiment d’avoir fait un peu le tour de la chose, donc en gros ne m’envoyez plus rien, n’attendez plus de chroniques et ne me proposez plus d’interviews à moins que ça ne touche aux dernières grandes figures de mon tableau de chasse, genre Thom Yorke, Jarvis Cocker, Kate Bush, Scott Walker, Billy Corgan, PJ Harvey et j’en passe (car, par exemple, je ne refuserais pas une interview de Benjamin Biolay et de Keren Ann).

l'attirail alice 20 ans

Je disais vouloir me concentrer pleinement sur le matériel amassé au long de ces 10 ans pour en nourrir plus que jamais mon site Parlhot et finir le projet de livre qu’il sous-tend : un recueil de mes plus belles interviews des grands que j’ai pu rencontrer, mais storytellées en amont pour tracer le parcours du mec parti à l’assaut de ses héros et qui s’interviewe lui-même en route. Un truc qui pourrait s’appeler Meeting Heroes is Easy, Journal intime d’un chasseur d’exprime… Donc oui, noli me tangere, « j’essaie d’entrer en possession de ma nouvelle personnalité », « de m’enraciner, moi, sur la surface de la Terre », sans être « ni un récipient nu une voie de passage », comme le dit Creta Kano dans Chroniques de l’oiseau à ressort (Haruki Murakami). « En naissant, je suis sortilège. Il serait peut-être temps que je Pè$e », me défillais-je, « Empire State of Mind » à la Jay-Z feat. Alicia Keys.

Oui, je pouvais partir, j’avais mon île déserte et du travail à perpet’. « There’s gonna be some trouble / A whole house will need re-building / And everyone I love in the house / Will recline on an analyst’s couch quite / Soon » comme le chante si bien le Moz dans « Now My Heart Is Full ». Le temps était venu de m’interviewer moi-même : écrire, quoi. Merci donc de respecter mon vœu de chasteté et d’aller voir là-bas, j’y serai. Mais bon, autant pisser dans un violon : personne ou presque ne prendra le temps de lire mon mail (merci à ceux qui l’ont fait, qui m’ont adressé leurs encouragements et m’ont même filé des contacts d’éditeurs, ils se reconnaîtront s’ils lisent ce texte). D’autres, catastrophés, croyaient que je m’auto-sabordais totalement, genre : « Hey, t’arrêtes même Parlhot ? ». « Non, non, z’êtes fou, je n’arrête pas tout, ma plus belle histoire d’amour c’est vous ! ». Je relevais juste le pont-levis. Et voilà qu’elle se pointait : Elle, Alice Guerlot-Kourouklis.

On se croisait, tout ça ressemblait à une chanson de Fugain (celle que t’as chanté debout devant tout le monde au collège, qui parlait de Providence, de lui qui « rentrait chez lui, là-haut vers le brouillard », d’elle qui « descendait dans le Midi »). C’était con. Mais oui, avec ta belle musique et tes mais compréhensifs et courtois, bien sûr que j’allais te donner « des contacts de journalistes qui pourraient être intéresséEs » par ton disque. Of course. L’album s’ouvrait sur « Washing Machine », titre chanté-parlé straight, punchy. A l’époque je devais m’en acheter une de machine à laver. Je repensais même à « Mrs. Bartolozzi », ce morceau de Kate Bush où elle chante « washing machine ! » et c’est génial. C’est con : j’aimais ce maillage des choses. J’ai posté « Washing Machine » sur mon mur. C’est tout ce que je pouvais faire. Et lui lancer, genre « Wesh, ma gueule » : « Continue comme ça ».

Bref, ça aurait dû en rester là et j’ai enfin reçu son disque, 334, distance, le 22 octobre, et d’avoir entre mes mains sa peau brune comme une tartine grillée, la cartographie mystère d’un périple, de découvrir sa bio (découverte de la musique en autodidacte, par le piano puis l’accordéon, goût pour Björk, John Cale, Steve Reich, Laurie Anderson, Robert Wyatt, la poésie, le cinéma, les études de socio, de psychanalyse…), c’était comme une invitation. Là je retrouvais quelque chose des atmosphères d’illuminations en bruissements d’insectes du dernier Apparat, là de celles jazzy caressantes du premier Holden (« I’m gonna be ») et c’est « marrant » parce qu’elle rentrait d’une visite chez Mocke, « un cher ami », et Walls était un de ses albums préférés. C’était « les premiers mots un peu étoffés » qu’elle lisait au sujet de son disque, d’un inconnu, « professionnel de surcroît ». Ça la rendait heureuse.

algk acc

Les magazines ne sautent pas forcément sur les disques qui ne sortent pas sur un label et les journalistes, même web, ne prennent pas tous le temps de s’immerger dans des disques comme le sien, climatique, riche, sans astuce marketing. Ce qu’elle sait bien. Et je pensais que ça pouvait intéresser Trois Couleurs (la french family type Holden-Arlt, c’est leur truc, et ils avaient bien accepté que je leur chronique le dernier album autoprod de LALAfactory) et que ça pouvait aussi intéresser Gonzaï (Bester n’est pas insensible à la musique baroque concrète contemporaine et je pensais qu’il devrait plutôt écrire sur cette âme-sœur Alice que sur cette tâcheronne de Sir Alice…). Aucun ne s’en fera l’écho et moi qui déléguais… J’avais même remis mon exemplaire du disque à William Piel du bureau de presse de Spöka à qui j’avais déjà fait découvrir des choses spéciales comme le duo acid pop LALAfactory.

Un blogueur anglais fera le taf, lui, attiré par rien, aucun récit, aucune image, si ce n’est ces 18 morceaux de musique. « En musique, un peu de mystère peut beaucoup, posera-t-il. Le Bowie transformiste des années 70 aurait-il autant frappé les esprits s’il avait passé son temps à twitter et poster des photos de sa life sur Instagram ? » Et de décrire tout ça sans name-dropping, avec des mots simples, sincères. « Il y a des instrumentaux planants, plein de vibes et d’atmosphères, ça va du spoken word à l’électronica et au classique. (…) C’est si vaste et varié que le plaisir est sans cesse renouvelé (…) si riche et subtilement ordonné qu’une chronique n’en viendrait à bout qu’en virant à l’essai… ») C’était beau, salutaire. Son « premier article sur 334 distance, from UK ! » Et comme j’étais récemment « devenu un bon copain », elle partageait ce « bonheur » avec moi. J’ai pas pu en rester là.

Je l’ai demandé en interview (oh, vous emballez pas vous autres, je suis pas pour autant back in the game !). Pour fêter ça elle m’a envoyé « Never seen anything so beautiful », issu de la BO de N’oublie pas que tu vas mourir par John Cale, le truc qui te fend en deux en 1 min 25. Ça m’a fendu en deux. En échange, je lui ai envoyé la partie émergée-publiée de mon interview de Robert Wyatt, celle où il parle de Rock Bottom (L’Espace du dedans). On se retrouvera quelques jours plus tard à la Gonzai IX à la Maroquinerie, ces soirées qui programment « des artistes aussi inattendus que rares et exceptionnels » et « ameutent une population exigeante » qui font « de ces meetings bizarres et rockeux un super terrain de chasse musico-sexuel », comme dira le site Green Cats, Babies ! Là c’était Halloween : Faust, Cercueil, Le Prince Harry. On ne verra rien de tout ça : on ne fera que (sympa)tiser.

Ce sera de superbes décibels. Plusieurs fois (quand on a parlé du Suicide d’Edouard Levé, de la fameuse photo de Nijinski dans L’Après-midi d’un faune, de Songs in the Key of Life de Stevie Wonder, des connexions Kid A / Rock Bottom, de grains de beauté beau comme un « ciel en négatif »), ça peut sonner Le masque et la plume, je sais, mais plusieurs fois j’ai senti la f(a)ille s’ouvrir en moi, le cœur, vertige. Terrible et délicieux. Le lendemain, sms : « Bien remis de notre beuverie ? » « Oui, mais le « but » était-il de s’en remettre ? » « Une fée est un être imaginaire, généralement décrit comme anthropomorphe, de genre féminin » (on dit « féetaud » au masculin) et d’une « grande beauté » qui peut « conférer des dons aux nouveau-nés, voler dans les airs, lancer des sorts et influencer le futur. » résume Wikipedia. Voilà, les faits, rien que l’effet. C’est en ça que t’es une fée.

(INTERVIEW.)

alice AOUT 83 recadré