Bertrand Belin : Persona (1)
« le succès ne va pas m’Ă´ter la vigilance »

« je préférais Le Premier Testament »
14 décembre 2018. 11h30. Paris 3e. Locaux de Wagram donc. Qui abritent ceux du label Cinq7, qui édite depuis 2010 les albums de Belin, de même que depuis 2007 ceux de Katerine et Dominique A. Je croise Chet Samoy (belle coupe de frites), manager de l’artiste (et aussi Malik Djoudi, Bazbaz, Laura Cahen, Sein, Chevalrex, Requin Chagrin, Miel de Montagne…), qui a d’abord été chanteur parolier (4 albums de 1998 à 2008) et directeur artistique pour Cinq7/Wagram avant d’en être là aujourd’hui. Avec ses cheveux fourche coqué en arrière, on dirait le frère siamois de celui qu’il représente et que je m’apprête à rencontrer pour la sortie de son nouvel album : Persona. Impression d’observer une sorte de petite secte ou cercle qui ne dit pas son nom. J’attends.
Parallèlement, Bertrand Belin sort un nouveau roman, son 3e, chez POL. Je me pointerai d’ailleurs le 17 janvier 2019 à une séance de dédicace à la librairie de Ménilmontant Le Monte-en-l’air pour prendre la température du phénomène autour de la sortie de ce Grands Carnivores, qui succède à Littoral : roman (2016) et Requin (2015), et ainsi sonder un peu plus ce post Mitterrandisme qui l’entoure. Qu’il pratique ? C’est pour ça que je suis là : pour traquer, sous le masque sibyllin de celui qui parle des pauvres et séduit les riches, sous ce cocktail de noble art, de dandysme et de Spleen & Ikea, et dans l’aquoiboniste poète qui joue tout de même le jeu, le ventre de l’animal « manséen ». Où le vrai ? Le roublard ? Au Monte-en-l’air, un micro-fanatisme était palpable.
En attendant, j’attends. J’attends que l’artiste soit disponible pour me recevoir. Qu’il en finisse avec le journaliste qui me précède pour que je commence mon bins’ et en finisse peut-être – peut-être ! – un peu avec lui ! C’est bon. On m’introduit. Dans la petite pièce où il m’accueille et donne, seul à seul, ses interviews, il y a un vinyle de Philippe Katerine sur l’étagère. Celui de 2010. L’éponyme. Où il figure entouré de ses parents, me faisant face, farceur. « Je le couche », lui dis-je. « On sera plus tranquille. » Bertrand Belin a l’air sympa (ouvert et disposé à donner) mais un brin méfiant. L’entretien (initialement prévu pour Philosophie Magazine, et sa rubrique Le Questionnaire de Socrate, mais qui va bien sûr déborder, c’est le but, à toutes fins utiles) peut enfin commencer.
Bonjour Bertrand. Petite question un peu basique pour commencer cette « interview de Socrate pour Philomag, quels sont les penseurs qui t’accompagnent ?
Les penseurs qui m’accompagnent ? Oh, ce n’est pas vraiment des penseurs au sens professoral ou prescripteur de pensĂ©e mais…
Parce qu’un penseur est forcĂ©ment prescripteur ?
C’est-Ă -dire que des lors qu’ils sont cĂ©lèbres, et je ne parle pas des penseurs contemporains, mais de ceux qui sont inscrits dans l’histoire comme Blaise Pascal, Le Titien ou par exemple Socrate, hĂ© bien oui, je trouve qu’ils sont assez prescripteurs de pensĂ©e aujourd’hui, ce sont des sources communes auxquelles il est difficile de ne pas s’intĂ©resser quand on est dans une dĂ©marche disons d’information. Après, de lĂ Ă souscrire Ă une pensĂ©e comme si on Ă©tait dans un rapport d’élève Ă maĂ®tre, d’ĂŞtre une sorte de disciple qui se reconnaĂ®t totalement dans une pensĂ©e, une enseigne, rĂ©ductible Ă nom en particulier, non, moi je ne me reconnais dans aucune pensĂ©e.
Ça n’a jamais Ă©tĂ© le cas ?
Jamais, non. En revanche…
Ça pourrait le devenir ?
Ça pourrait, oui, je ne suis pas du tout hermĂ©tique, ce n’est pas une position de principe…
Mais ce n’est pas toi à la base ?
Non, pas du tout. Moi, j’ai plutĂ´t des icĂ´nes et des totems qui viennent du monde de la littĂ©rature et de la poĂ©sie.
Ce n’est pas du tout un univers exempt de maîtres…
Oui. Je ne sais pas si on peut mettre Beckett parmi les penseurs parce qu’il n’a pas fait de son Ĺ“uvre une Ĺ“uvre de penseur dans le sens de « Regardez ce que je pense », il a plutĂ´t tĂ©moignĂ© de comment il pensait que de ce qu’il pensait, mais il est Ă©vident que c’Ă©tait quelqu’un qui pensait. Oui, il avait cette espèce de position-lĂ au monde… Et les gens que j’admire ont toujours un peu cette prĂ©sence-lĂ au monde, du moins c’est la manière dont je me la reprĂ©sente, leur nĂ©goce avec le vivre et le vivant… Et donc les gens que j’admire et qui font mon univers, c’est Beckett, Jaccottet, Tarkos. Et pour les vivants (sourire), enfin Jaccottet est encore vivant, il y a Katerine, Novarina, Pennequin. Il s’agit plus de ça. Bien sĂ»r, j’ai lu les incontournables que sont Rousseau, Pascal, etc. mais je les ai tellement lu avec l’incapacitĂ© d’accueillir cette pensĂ©e dans son ensemble que je n’en retiens que des formes de slogans. A un moment donnĂ© de mon adolescence, ou Ă peine plus tard, c’est Cioran qui est devenu le plus pop des penseurs grâce Ă sa forme d’aphorisme…
Avec ses aphorismes on se rapproche Ă nouveau du slogan…
Oui, c’est ça donc bon, il y a des fascinations passagères pour certains penseurs mais ça s’arrĂŞte lĂ .
Et tes hĂ©ros d’enfance, quels Ă©taient-ils ? C’Ă©tait aussi ces gens-lĂ ? Des Ă©crivains ?
Mes hĂ©ros d’enfance ? Je ne me suis jamais trop questionnĂ© lĂ -dessus. Mes hĂ©ros d’enfance ? (Soupir.) Je n’avais pas tellement de hĂ©ros quand j’étais enfant, non, je n’ai aucun souvenir d’avoir eu un hĂ©ros d’enfance.
Pourquoi ? C’est venu plus tard ?
Les hĂ©ros c’est venu en fait avec la musique. C’est pas venu avec ni les livres ni la tĂ©lĂ©. (Soupir.) Pourtant la tĂ©lĂ© Ă©tait souvent allumĂ©e Ă a maison, je lisais pas beaucoup de livres, y’avait peu de livres chez moi et pour moi Ă l’époque mes hĂ©ros c’Ă©tait plutĂ´t des figures rĂ©elles, des gens du voisinage, des personnalitĂ©s un peu saillantes du village dans lequel j’ai grandi.
Ce n’Ă©tait pas des figures mĂ©diatisĂ©es.
Non, moi, mon hĂ©ros c’Ă©tait un type qui habitait au-dessus de chez nous, un pĂŞcheur qui faisait des saisons de quinze jours sur des gros chalutiers qui partaient en mer du Nord. Et il avait une balafre ici, comme ça, je me rappelle. C’Ă©tait un loulou, un loup de mer quoi. Et je voyais qu’à chaque fois qu’il revenait il Ă©tait vachement aimĂ© parce que moi je vivais dans une famille de pĂŞcheurs et lui c’Ă©tait un vrai grand pĂŞcheur. Donc pour moi il Ă©tait un peu une figure hĂ©roĂŻque. Après, pour ce qui est de la musique, comme je pratiquais la guitare, j’ai très vite Ă©tĂ© obligĂ© de me coltiner les hĂ©ros du genre et lĂ y’a une ribambelle de hĂ©ros, qui ne sont pas restĂ©s comme des hĂ©ros.
Est-ce que les figures musicales auxquelles les journalistes te comparent sont celles dans lesquelles tu te reconnais ?
Je ne sais pas, Ă qui on m’affilie ?
Des quelques articles que j’ai parcourus, j’ai retenu qu’on te dĂ©crivait comme un cross-over entre George Brassens et Johnny Cash. Est-ce que ça dessine une topographie qui semble pertinente Ă tes yeux ?
Oh non, pour moi ça ne recoupe rien du tout. Non, y’a pas beaucoup de traces de Brassens dans ma musique ni mes chansons. Très peu. Éventuellement dans le premier album dans un certain maniement de la rythmicitĂ© des mots mais en termes de virtuositĂ© d’Ă©criture et de ce qui est de l’ordre de la fable chez lui, de la chanson ayant une position Ă©thique ou morale, je ne suis pas du tout lĂ -dedans. Non, vraiment pas. Je crois que la seule chose qui est vraie lĂ -dedans c’est le caractère franco-anglo-saxon, c’est-Ă -dire la langue française utilisĂ©e comme bagage instrumental et musical anglo-saxon, comme la plupart des français qui sont nĂ©s après la guerre.
C’est générationnel.
Bien sĂ»r. Donc je n’Ă©chappe pas Ă cette trajectoire.
Tu n’es donc pas dans une dĂ©marche consciente d’hybridation du français et de quelque chose d’anglo-saxon ?
Non, ce n’est pas du tout ma dĂ©marche, moi j’Ă©cris de manière très instinctive, je n’ai pas de projet d’hybridation ou quoi que ce soit de ce genre. Je ne suis pas du tout dans cette approche-lĂ .
Tu penses qu’il n’y a plus besoin de faire ce genre de mariages culturels osĂ©s comme, par exemple, Bashung et Bowie en faisaient ?
Je n’ai jamais eu de mĂ©thode Ă proprement parler. Mais ce que je sais et ce qui est important pour moi comme pour Bowie et Bashung, c’est de nĂ©gocier avec les deux ensembles que sont Ă la fois sa propre trajectoire, son propre tas, ce qu’on a dĂ©jĂ relâchĂ© de soi derrière soi, et puis ce qui se passe autour de soi, chez les autres artistes par exemple. Il faut donc prendre suffisamment de distance avec soi autant qu’avec les autres. Il y a donc un nĂ©cessaire renouvellement ou dĂ©placement de la forme mais le fond lui ne change jamais.
Et ce renouvellement, tu dirais qu’il se fait plus sur le tas en faisant les choses ou en y pensant en amont ? Par exemple, sens-tu qu’au fil de tes albums quelque chose a Ă©mergĂ© au niveau de la forme que tu n’avais pas escomptĂ© et thĂ©orisĂ© et qui s’est fait, si j’ose dire, malgrĂ© toi ?
Non, y’a de la rĂ©flexion aussi mais c’est une rĂ©flexion plus gĂ©nĂ©rale de citoyen, une rĂ©flexion sur mes goĂ»ts en gĂ©nĂ©ral, sur les formes artistiques, celles que j’ai dĂ©jĂ aimĂ©es ou alimentĂ©es, je les questionne, parce que j’ai envie de nouvelles formes, comme spectateur et comme mĂ©lomane, voilĂ . Donc dans ma pratique ça se retrouve aussi. Je ne m’illusionne pas sur le fait que je creuse toujours le mĂŞme endroit et qu’il faut que ce soit une lumière diffĂ©rente, une pelle diffĂ©rente. Et Bowie, c’est ça aussi.
Si tu ne t’illusionnes pas de creuser toujours au mĂŞme endroit, de quelle illusion te berces-tu ?
HĂ© bien peut-ĂŞtre que je m’illusionne Ă©galement sur ça (sourire). Peut-ĂŞtre que je m’illusionne en croyant toujours creuser au mĂŞme endroit, qu’on est dans le principe des mondes parallèles et que ce qui m’apparaĂ®t ĂŞtre une certitude ou une illusion n’a de valeur qu’au moment de l’énonciation et est susceptible d’opĂ©rer des mutations de perception dans le temps. En tous cas, c’est ce que je pense aujourd’hui.
Quelle est la question qui te tourmente ?
Qui me tourmente ? (Soupir. RĂ©flexion.) Il y a des choses qui me chagrinent, d’autres qui m’intĂ©ressent, mais est-ce qu’il y en a qui me tourmentent ? Au moment oĂą on parle rien ne me tourmente rĂ©ellement mais disons qu’Ă une plus large Ă©chelle je suis plutĂ´t quelqu’un qui connaĂ®t le tourment. Et je dirais – c’est très ordinaire – que la question qui me tourmente c’est : « Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? » VoilĂ , c’est la question de : « Doit-on tout accepter, y compris son sort ? »
Qu’est-ce qu’on peut changer, qu’est-ce qu’on ne peut pas changer ?
Enfin peut-on changer quoi que ce soit ? C’est plutĂ´t ça. Mais bon, on ne va pas trop creuser ça parce que si c’est pour le questionnaire que je viens de voir il n’en restera pas grand-chose et je ne sais pas ce qu’on en comprendrait.
J’Ă©diterai au mieux !
Mais voilĂ , ce qui me tourmente c’est la vieille antienne gĂ©nĂ©rale hein : « Pourquoi doit-on un jour ĂŞtre privĂ© de ce qui nous a Ă©tĂ© donnĂ© ? »
Tu as l’impression qu’on est toujours privĂ© de ce qui nous est donnĂ© ?
Bah absolument, certainement ouais.
Ah ouais ? Qu’est-ce qui nous est donnĂ© ?
La vie !
Et ça nous est retiré ?
Absolument.
Tu en es sûr ?
Absolument certains.
Ah ouais ?
Ouais.
Ok.
Bah ouais, ça ne fait aucun doute.
Est-ce un fait, une certitude, une illusion, une croyance ?
Bah chez moi c’est une certitude. Chez moi ça se prĂ©sente Ă moi comme une certitude. Parce que j’ai vu des gens disparaĂ®tre, je les ai enterrĂ©s et j’ai vu leurs cadavres. Dans cette acception ça se prĂ©sente Ă moi comme certitude.
D’accord. Le corps disparaĂ®t.
Ouais, nan, nan, nan, pas seulement, l’Ă©lectricitĂ© de vie, ce qui s’animait, les souvenirs, la mĂ©moire, l’amour, l’affection…
Tout à l’heure on parlait de dimensions, de mondes parallèles. Tu n’as jamais envisagé que la mort était le passage vers une autre dimension ?
Non, pour l’instant je n’ai pas la capacitĂ© d’embrasser le truc comme ça. Bien sĂ»r, je m’y intĂ©resse, mais pour l’instant je n’ai pas la capacitĂ© d’accueillir ça comme une donnĂ©e… Comment pourrait-on dire ? Je n’ai pas le cerveau dĂ©veloppĂ© de telle manière Ă accueillir ça comme une alternative ou une remise en cause de la fatalitĂ© de l’expĂ©rience humaine telle qu’elle s’est jusqu’alors prĂ©sentĂ©e Ă nous.
Pour l’instant tu as un vrai rapport Ă la finitude.
Ouais, à la poussière et à la décomposition.
Donc au tourment.
Bah… c’est-Ă -dire… Tout Ă l’heure je disais qu’au moment oĂą nous parlons je ne vis pas ce tourment. Je ne passe pas chaque minute de ma vie Ă me tourmenter lĂ -dessus…
En tous cas c’est une de tes grandes composantes…
Oui, moi mon truc c’est genre on vient d’avoir une crise cardiaque, on est couchĂ© dans un champ le long d’un muret avec sauterelles qui nous passent devant les yeux et on regarde ce muret de pierres et personne ne viendra nous chercher parce que c’est trop loin et cette vision d’un muret de pierres tout sec c’est inouĂŻ, ça vaut tout, on paierait tout pour rester et regarder ce muret plus longtemps.
Ça donne un sens du tragique certain Ă l’affaire.
Oui, je sens que je n’Ă©chappe pas à ça. Mais ce sens du tragique a donc son envers, sa face cachĂ©e, son corollaire, son pouvoir d’existence qui est son contraire et ce contraire c’est l’oubli, l’innocence, la superficialitĂ© et la joie.
Y’en a ?
Y’en a oui, bien sĂ»r. Bien sĂ»r que y’en a.
Pour toi, qu’est-ce que l’inspiration ? Et quelle est ta manière de la solliciter, de t’y connecter ?
Euh pffff l’inspiration pour moi ça a plutĂ´t Ă voir avec l’envie, c’est comme un Ă©lan sexuel quoi. Quelque chose qui nous est suscitĂ©, pas par des muses, mais par des chocs.
Des murs !
Par des murs Ă©ventuellement, par des images, des choses qui travaillent aussi un peu l’inconscient. Par exemple, il est possible qu’en allant voir un film ou en entendant quelqu’un dire quelque chose d’absolument banale ça me lance une partie de flipper dans la tĂŞte et qu’elle dĂ©clenche un rapport de gĂ©mellitĂ© ou de… Comment dire ?
Cette connexion Ă©lectrique de vie dont tu parlais tout Ă l’heure ?
Je n’irais pas jusque-lĂ mais c’est pour donner une image des neurones en action quoi. Je pense que c’est des rĂ©actions en fait. L’inspiration c’est des rĂ©seaux de rĂ©actions synaptiques.
Donc c’est ĂŞtre plongĂ© au cĹ“ur des gens, des choses et sortir ses antennes…
On est toujours au contact de quelque chose, y’a pas moyen d’y Ă©chapper. Y compris de rien. De ce qu’on appelle rien.
Comment évolue donc ton inspiration puisque ton contact avec les gens et les choses évolue ?
Bah comme chacun.
J’imagine bien que non, pas comme chacun, car ton activité est liée avec l’idée d’être célèbre, connu, une forme de personnage publique. D’ailleurs au fil des disques ta notoriété a grandi, tu es dans une exposition croissante au monde…
Ah non, Ă mon avis mon exposition est… Enfin elle a certainement, elle a peut-ĂŞtre… Je veux dire, mon exposition reste relativement modeste, je ne suis pas Johnny Hallyday, je prends le mĂ©tro tous les jours… Donc non, mon exposition n’existe pas, je n’ai pas d’interaction avec mon exposition, je n’ai pas d’exposition, ma vie n’a pas changĂ©, j’habite au mĂŞme endroit, je prends le mĂ©tro, ma vie n’a pas changĂ© de ce point de vue lĂ , ce qui change ce n’est pas l’exposition c’est le sentiment de ne pas ĂŞtre pas complètement rejetĂ© et ça, ça apporte un peu de lumière dans ce tunnel oĂą on s’avance. Une sensation de confort. Mais je ne sais pas si elle est positive cette situation de confort apportĂ©e par le sentiment de ne pas ĂŞtre rejetĂ©.
Je ne sais pas. Tu as l’impression que ça t’est bĂ©nĂ©fique ou pas ?
Oh, moi, ça me semble positif.
Tu ne rejettes pas cela ?
Non, pas du tout, non.
Tu ne te dis quand même pas : « Mince, ça y est, on commence à aimer ce que je fais, merde ! »
Non, au contraire. Au contraire. Mais ça ne va pas m’Ă´ter une forme de vigilance que j’ai toujours eue. Concernant l’importance de la parole. Et cette chose de l’ordre de l’intime qu’on a en crĂ©ation quand on cherche une satisfaction particulière Ă ĂŞtre placĂ© devant une forme qu’on a produite.
C’est-à -dire ? A partir d’un certain degré de circuit médiatique le caractère presque sacré et intime du rapport à la parole et la création se trouve forcément corrompu ?
Il peut y avoir de ça, oui, bien sĂ»r, mais moi je m’en sens quand mĂŞme loin. Parce que j’ai de l’espace devant moi. Y’a pas de bascule qui pourrait se faire d’un coup sec rapidement. Et y’a aussi le fait que j’ai d’autres activitĂ©s que la musique qui me permettent de garder les pieds sur terre. Donc non, non, jusqu’Ă prĂ©sent je me satisfait du soutien que m’apporte une certaine reconnaissance. Un soutien qui me sert autant en tant qu’humain, que personne et qu’artiste.
Tout cela me semble très lié.
Oui, c’est assez intimement liĂ©.
Quel est le combat dont tu es le plus fier ?
Pffff je ne sais pas, je n’ai pas l’impression d’avoir un combat derrière moi, pourtant j’en ai beaucoup. J’ai de nombreux combats mais bon… Je ne dirais pas « fier ». Si je peux me permettre, je changerais le mot quoi. Je dirais plutĂ´t que y’a des combats dont je suis soulagĂ© qu’ils aient eu lieu. VoilĂ .
Quel est ton démon ?
Pfff je pense que c’est probablement ce que je te disais tout Ă l’heure, cette donnĂ©e offerte par une forme de luciditĂ©, c’est-Ă -dire la tentation de ne pas reconnaĂ®tre de valeur Ă l’existence…
Une forme de nihilisme ?
Non, parce que pour moi le nihilisme, ça convoque des rumeurs et des acides, un petit peu de cynisme…
Une forme d’aquoibonisme ?
Peut-ĂŞtre, ouais, mais de la part d’un amoureux, pas de la part d’un renĂ©gat. C’est la passion que j’ai de la vie qui se heurte Ă (sourire) ce que la vie nous oppose !
Aux murs que tu en perçois en tous cas…
Aux murs que j’en perçois, oui, Ă cette question de la finitude qui des fois pourrait ĂŞtre un peu dĂ©courageante et me faire vivre un sentiment d’injustice très très profond quoi.
Malgré cette tentation, tu prends soin de proposer du sens et réciproquement. Tu ne te laisses pas aller et confectionne des chansons où chacun peut éventuellement s’y glisser, redresser.
Oui, mais mon dĂ©mon ce serait la tentation de cet abandon… Pour plaisanter je dis souvent que je prĂ©fĂ©rais Le Premier Testament (aussi appelĂ© Ancien Testament, il s’agit, pour les chrĂ©tiens, de la partie de la Bible relative Ă la pĂ©riode qui prĂ©cède JĂ©sus-Christ – nda) quand on vivait jusqu’Ă 700 ou 1000 ans. Je prĂ©fĂ©rais. Je trouve que par rapport Ă nos capacitĂ©s, nos ressources de jouissance et notre soif de connaissance, la durĂ©e de vie est trop courte. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui n’est pas adaptĂ©… Parfois on a le sentiment que ça suffit, que c’est bon, on en a fait le tour… Et y’a certainement des gens qui ont ce genre de sentiments d’accomplissement mais moi je pense que je ne connaĂ®trai jamais de sentiment d’accomplissement de quelque nature que ce soit…
Et donc de ne pas avoir assez d’une seule vie…
Ouais, mais je m’en satisfait parfois grâce Ă l’observation de mes congĂ©nères, en les voyant je vois bien qu’il est possible de se satisfaire d’une vie.
Je ne sais pas si quiconque s’en satisfait, peut-être que c’est les apparences, ils font mieux illusion que d’autres, mais oui, parfois on pourrait se dire : « Comment font-ils ? »
C’est ça : comment font-ils ? Moi je suis parfois très triste quand certaines personnes disparaissent et je ne parle pas du deuil d’une personne aimĂ©e, que j’ai connu, proche, et qui me bouleverse dans des mesures très variĂ©es, mais des personnes que je ne connais pas, par exemple une vedette de la littĂ©rature, du cinĂ©ma, de la musique ou de la science, des gens qui ont Ĺ“uvrĂ©…
Et la mort de gens cĂ©lèbres ayant Ĺ“uvrĂ©, on va y faire de plus en plus face Ă mesure que notre gĂ©nĂ©ration et qu’un certain monde mĂ©diatisĂ© disparaĂ®t…
Bien sĂ»r. Et moi, dans ce cas-lĂ , je suis presque pris d’un Ă©lan d’inĂ©galitĂ©, je me dis qu’on aurait quand mĂŞme pu leur octroyer le double. Ça ne me dĂ©rangerait pas que certaines personnes vivent 200 ans quoi.
Qu’on les gracie ainsi ?
Ouais, ils seraient graciés.
Mais feraient-ils ces belles choses s’ils avaient tout ce temps ?
Mais ils ne le sauraient pas, ils ne seraient graciĂ©s que dès lors qu’on pourrait percevoir leur mĂ©rite.
Ah ok, en extrĂŞme limite.
Oui, paf (claquement de doigts), v’lĂ le double. C’est pas mal ça quand mĂŞme. Comme une sorte de repos sur terre avant le repos sous terre.
A qui le donnerais-tu ?
Bah très rĂ©cemment, je l’aurais bien donnĂ© Ă Michael Jackson par exemple. Parce que ce pauvre gars qui est devenu une icĂ´ne planĂ©taire, et qui est mort Ă 52 ou 53 ans (50 en fait – nda), n’a pas choisi son destin, il a Ă©tĂ© Ă©levĂ© au fouet pour danser et chanter et en crève Ă 54 ans pressĂ© par toute une horde de types autour…
Finalement mal aimé aussi par le système qui l’a porté.
Ouais, mais il Ă©tait très aimĂ© en dehors, Ă une Ă©chelle plus grande. VoilĂ donc quelqu’un, quand il est mort, je me suis dit : « Oh, il n’a quand mĂŞme pas le droit de se reposer un peu ce pauvre gars lĂ ? On pourrait le laisser tranquille ? On lui met le double et puis voilĂ , on en parle plus, c’est bon. » J’aimerais bien possĂ©der une rĂ©serve comme ça pour la distribuer un petit peu…
On ferait des émissions de télé pour savoir qui va ou doit profiter de cette rallonge…
Y’a d’autres gens bien sĂ»r qu’on pourrait faire bĂ©nĂ©ficier de ça, par exemple Beckett : immortel quoi.
Sauf que Beckett n’est pas mort jeune…
Oui mais peu importe… Et puis il a quand même passé beaucoup de temps à questionner cette mort.
Beckett, ça me fait penser au premier morceau de ton nouvel album…
Ah oui…
Oui, « Bec », pour la sonorité du titre, et aussi cette manière elliptique voire incompréhensible que tu as de t’y exprimer. Très Beckett ça. J’ai également pensé aux « Courage des oiseaux » de Dominique A, pour le thème animalier bien sûr, et encore cette question du minimalisme, du côté parcimonieux des mots voire pointu du style, du bec…
Oui, la chanson de Dominique A est magnifique mais ce n’est pas le premier Ă avoir parlĂ© d’oiseaux dans une chanson… Y’a aussi Marie Myriam, Michel Fugain, pfff… Y’en a partout des oiseaux… C’est vraiment un animal qui excite beaucoup la chanson… Mais la mienne n’a pas le mĂŞme le mĂŞme sujet que la sienne.
Toi tu ne parles pas vraiment d’un oiseau !
Oui et la musique du morceau ne rappelle pas du tout la chanson de Dominique A. Mais si on m’en parlait ce ne serait pas une insulte hein.
(SUITE ET FIN DE L’ENTRETIEN + RÉCIT DE L’AVANT-ENTRETIEN DISPONIBLE)
