Martin Gore : MG
« Je suis fier d’avoir rendu la musique électro accessible et sexy »

« avec une bonne mélodie on peut chanter et faire chanter les pires saloperies ! »
3 avril 2015. 19h13. Paris 16e. Par-delà la distance, grâce au réseau de télécommunication, ma voix entre en communication avec celle de Martin Gore, l’âme de Depeche Mode. Pour une fois il est là , simplement, affable, hors scène, sans la voix de Dave Gahan (corps de DM) devant la sienne. J’en connais beaucoup qui donneraient cher pour être à ma place. Mais qui accepterait de faire face au stress et à l’audace d’avoir une discussion avec une de ses idoles ? Qui plus est au tel et dans une langue qui n’est pas la sienne ? Le prétexte de cette petite sortie de Gore, de ces 15 minutes de suspension entre nous, est la parution de son premier album solo, le sobrement intitulé : MG.
Ce n’est pas la première fois que Martin s’aventure en itinéraire bis de Depeche Mode. Il a déjà sorti deux albums sous son nom, Counterfeit EP (89) et Counterfeit2 (2003) mais ceux-ci, si je puis dire, n’étaient que des recueils de reprises, témoignant de la nature « contrefaite » (recomposée, hybride) de son ADN musical. S’y côtoient Joe Crow, Winston Tong, The Durutti Column, Comsat Angels, Sparks, David Essex, Hank Thompson, Julee Cruise, Nick Cave, Kurt Weil, Brian Eno, Iggy Pop, Bowie, Lennon, Lou Reed, Dylan. En 2012, il en avait même sorti un troisième en collaboration avec Vince Carke : Ssss, collection d’instrumentaux de techno minimale faisant suite à deux EP.
Pour quelqu’un qui aime surtout les chansons, ce MG s’avère être un disque, non pas décevant, mais intrinsèquement dispensable de par sa nature d’honnête petite vidange d’instrumentaux d’obédience électro-indus-ambient. Ce n’est pas désagréable, il y a même de belles sonorités, ce qui montre que le gars est toujours dans le game, du moins pour moi qui ne suis plus si jeune, toujours up-to-date, me faisant d’ailleurs parfois penser à une sorte de précurseur de Thom Yorke de par son profil de songwriter afficionados de beats électro. Mais intérêt limité, oui, sans l’organe, la chair, le chant.
Est-ce que ça va m’empêcher d’interviewer la tête pensante et cheville ouvrière de Depeche Mode ? Est-ce que je vais bouder ce plaisir ? Non, pas du tout, d’autant que je suis pas là pour lui parler de son disque mais pour recueillir son regard philosophique et spirituel sur les choses de la vie. Alors on y va. On fonce. On saisit sa chance. Martin quoi ! Un des plus grands songwriters d’alternative pop qui soit ! Gore et sa gueule d’ange de choupi chérubin chelou et de cyborg à la crème yuppie. En direct de Santa Barbara où il vit. Alors on prend son anglais de bazar, on se fredonne « Santa Barbara qui me dira… Never again is what you thought the time before » et on se jette « Allô ».
Bonjour Martin. Pour commencer notre entretien, je dois te dire que j’aurais beaucoup aimé avoir le temps de discuter musique avec toi mais nous n’avons que 15 minutes de discussion devant nous et je suis surtout là pour parler de ton point de vue philosophique sur certaines choses puisque c’est le sujet du magazine qui m’amène. Je te propose donc qu’on s’y mette sans plus attendre. Et ma première question est celle-ci : quel est ton démon, Martin ?
HĂ© bien je pense que durant toutes ces annĂ©es un de mes dĂ©mons Ă©tait l’alcool. J’ai longtemps trop bu. Beaucoup trop bu.
Tous types d’alcool ?
Non, en un sens j’ai eu de la chance parce que j’aimais surtout la bière. Mais Ă la fin je buvais aussi beaucoup de vodka, ce genre d’alcools forts. Mais ça fait maintenant 9 ans que j’ai arrĂŞtĂ© ça et que j’ai remis de l’ordre dans cette vie. Ce sera toujours ça de moins Ă faire dans la prochaine !
Aujourd’hui tu n’as donc plus de dĂ©mons ?
Je ne pense plus en avoir. J’ai d’ailleurs Ă©tĂ© surpris de voir Ă quel point il m’a Ă©tĂ© facile d’arrĂŞter de boire. J’ai dĂ©cidĂ© ça en plein milieu de tournĂ©e. On avait 3 semaines off et je me disais : « Ah, bien, on a vraiment besoin de cette pause ». J’ai dĂ©cidĂ© de ne pas boire durant cette pĂ©riode et je me suis senti si bien que je me suis dit qu’il fallait que je continue comme ça. Et voilĂ , depuis je n’ai pas retouchĂ© une bouteille.
A part d’avoir arrêté l’alcool, quelle est la bataille dont tu es le plus fier ?
(Rires. Silence.) HĂ© bien, en tant que groupe, je pense qu’une des bonnes choses qu’on a faites c’est de rendre la musique Ă©lectronique sexy et acceptable. Lorsqu’on a dĂ©butĂ© elle Ă©tait vue comme une vaste blague. Dans les annĂ©es 80, on se sentait donc vraiment comme des outsiders, les porte-voix d’une nation qui n’était pas encore reconnue. Quelque part il existait dĂ©jĂ une scène Ă©lectronique mais la plupart des groupes l’ont dĂ©sertĂ©e quand c’est passĂ© de mode. Il y a alors eu une longue pĂ©riode, de 1983 Ă , disons, 1990, oĂą il n’y a plus eu beaucoup de gens pour faire de la musique Ă©lectronique.
Les looks en vigueur chez les grandes figures de la musique électronique n’étaient pas toujours très « heureux » au début des années 80, ne penses-tu pas qu’à un moment cela puisse avoir été un frein à la circulation et l’adoubement de cette musique dans les années 90 ?
(Rires.) Oui, quand on a dĂ©marrĂ© on Ă©tait en plein dans les annĂ©es 80 et on ne va pas se mentir, tout le monde avait globalement l’air stupide. Quand j’y repense ou que je retombe sur certaines images, je dois d’ailleurs dire que, question style, j’Ă©tais le pire de tous. Mais je me rassure en me disant qu’au moins on repoussait certaines limites.
Quelle est la question qui te tourmente ?
Durant toutes ces annĂ©es l’essentiel de mon Ă©criture s’est basĂ© sur la question de la religion. Parce que j’aime l’idĂ©e de Dieu et de la spiritualitĂ© mais je suis aussi quelqu’un de très rationnel, qui s’en remet Ă la science. Enfin, je suis partagĂ©. Parce que, tu vois, si on prend la pensĂ©e dominante, je ne m’y retrouve pas du tout, alors je vais me mettre Ă penser que l’univers est une sorte d’ĂŞtre suprĂŞme, ça c’est mon humeur « JĂ©sus-Christ Superstar », mais si je me retrouve Ă parler avec un tĂ©moin de JĂ©hovah, alors lĂ je vais clairement redescendre sur Terre. Pareil si je viens de lire un bouquin de Bret Easton Ellis. Donc ça dĂ©pend totalement du contexte !
Quel est le penseur qui t’accompagne ?
Ray Kurzweil, mĂŞme si, tu vois, je le trouve trop optimiste et nĂ©vrosĂ© dans son refus de voir la mort en face. En 2029, il dit qu’on aura accès Ă la vie Ă©ternelle grâce aux progrès exponentiels et cumulĂ©s de la technologie et de la mĂ©decine et qu’on pourra se tĂ©lĂ©charger sur disque dur. Une part de moi se dit : « Pourquoi pas ? » et l’autre que c’est que des conneries !
Là aussi tu es partagé !
(Rires.) Oui ! Il y a un bon documentaire sur lui, ça s’appelle Transcendent Man. Tu l’as vu ?
Non, j’ai juste lu quelques articles à son sujet. Que retiens-tu de ton éducation ?
Ah, rien ! Je ne pense pas avoir retenu quoi que ce soit de mon éducation, vraiment.
Ah oui ?
Oui, sincèrement, je crois que la seule chose que j’ai retenue c’est les cours de langue Ă l’Ă©cole. Parce qu’à cette Ă©poque je n’avais pas encore touchĂ© Ă quoi que ce soit de musical.
Du tout ?
Oui, Ă part le xylophone de l’école, je n’ai rien jouĂ© jusqu’Ă mes 13 ans. Je n’avais dĂ©couvert aucun autre instrument. Pour moi la musique c’était jouer une note de xylophone toutes les trois minutes quand arrivait mon tour de jouer cette note.
Quelles langues as-tu appris à l’école ?
Le français et l’allemand.
Penses-tu que ça t’a poussĂ© vers l’écriture et donc, d’une certaine manière, les chansons ?
Les gens disent ça, oui, et je pense qu’il y a du vrai lĂ -dedans, parce que chaque langue t’aide Ă penser le monde diffĂ©remment. Le simple fait de pouvoir penser dans diffĂ©rentes langues c’est quelque chose d’extraordinaire. RĂ©aliser concrètement que ta langue natale n’est pas la seule au monde permet d’envisager sous un autre angle et donc d’ouvrir des tiroirs dans ta tĂŞte qui font que tu peux relativiser plein de choses comme voir les mots se former autrement et leur faire dire autres choses que ce qu’ils voulaient dire initialement.
Quel est ton mot favori ?
Je n’ai jamais rĂ©flĂ©chi Ă mon mot favori mais il y a quelques annĂ©es quelqu’un m’a offert un livre qui s’appelle Eunoia (plaisir spontanĂ©ment Ă©prouvĂ© lors du premier contact avec une personne, face Ă ce qu’elle est ou ce qu’elle semble ĂŞtre, sa beautĂ© morale, son courage, son honnĂŞteté… – nda). Je ne sais plus vraiment ce que ça veut dire, tu vas devoir retrouver ça, mais j’ai toujours trouvĂ© ce mot intĂ©ressant. C’est le plus petit mot anglais Ă rassembler toutes les voyelles de l’alphabet.
J’irai voir !
Pour revenir Ă mon Ă©ducation, je dirais que ce que j’ai retenu c’est la passion de jouer avec les notes et les accords. Gamin, un ami m’avait appris deux accords Ă la guitare et comment lire une tablature et ça m’a ensuite permis d’être autonome pour jouer d’autres accords. En me coltinant un magazine oĂą il y avait tablatures et paroles j’ai pu travailler plus concrètement des chansons, voir comment elles Ă©taient faites, comme elles progressent. C’était le meilleur enseignement possible. Ça m’a donnĂ© les clefs pour aller plus loin en tant que songwriter.
Que mets-tu au-dessus du plaisir ?
Bonne question… Quand tu as atteint un certain âge tu t’aperçois qu’il y a plusieurs manières d’apprĂ©hender ton Ă©poque. Je ne veux pas passer pour un donneur de leçons ou quelque chose comme ça, mais je pense que tu en viens inĂ©vitablement Ă demander ce que tu peux faire pour le monde, ce que tu peux faire pour aider. Et comme j’ai la chance d’avoir rencontrĂ© le succès assez tĂ´t, que j’ai une bonne situation, je peux m’impliquer dans des causes humanitaires, alors je le fais. J’aime me consacrer aux vrais problèmes de ce monde.
Quelle est l’idĂ©e reçue qui te blesse ?
C’est une autre question difficile… HĂ© bien une de mes passions en dehors de la pop musique, enfin pas passion mais centre d’intĂ©rĂŞt, c’est les documentaires. C’est peut-ĂŞtre mĂŞme mon seul vrai grand centre d’intĂ©rĂŞt Ă part la musique. Je n’arrĂŞte pas d’en regarder.
Quels documentaires par exemple ?
J’en ai vu un rĂ©cemment qui s’appelle Aleppo : Notes from the Dark. Ça parle de cette ville en Syrie et de l’horreur quotidienne que les gens y vivent. L’idĂ©e reçue qui me blesse aurait donc Ă voir avec l’idĂ©e de justice, le fait que ce mot n’est qu’une idĂ©e partout galvaudĂ©e : il n’y a pas de justice dans ce monde, chacun vit dans son coin et il y a des zones oĂą la justice est totalement absente…
Une dernière question, Martin : quel est ton secret pour « corrompre » la jeunesse ?
La pop ! J’ai toujours dit qu’on pouvait mettre tout ce qui nous passe par la tĂŞte dans une chanson si elle a une bonne mĂ©lodie pop justement. Avec ça tu peux chanter et faire chanter les pires saloperies aux gens !
Faire des chansons pop te passionnent toujours ? Tu penses que tu y parviens encore ?
J’aime croire que nous faisons toujours et que je fais toujours de la musique « alternative ». Il y a eu un moment oĂą ce terme voulait dire quelque chose. Et puis des gens se sont aperçus que ça pouvait aussi ĂŞtre une Ă©tiquette marketing, gage de ventes et de respectabilitĂ©, alors c’est devenu un filon et des grosses maisons de disques et des radios se sont mises sur le crĂ©neau et ont investi des tonnes d’argent pour promouvoir cette musique dite « alternative » ! Et ça a commencĂ© Ă perdre son sens. Mais je continue Ă croire que nous faisons quelque chose qui n’appartient pas au mainstream, et c’est comme cette position qu’on doit garder, on doit rester un peu dissident par rapport Ă tout ça, quelque chose qui ne copine trop avec ce monde.
https://www.leetchi.com/fr/c/martin-gore-lentretien-fleuve-exclusif-au-chapo-20-1434636?
