Deleo #3 : Pop quantique et « Mythomania »
Après avoir lancé en éclaireur la vénéneuse ballade « Unfair », Deleo continue à distiller les fruits de son EP 4 titres. A teaser, instiller puisque ce dernier n’est pas encore sorti ! Et cette fois, avec « Mythomania », le combo montpellliérain dévoile une face plus rock, épineuse voire anxiogène de son doux poison. Instant critique ? Visage cantique ? Voyons voir.
Les choses ont été comme qui dirait bousculées depuis la mise en ligne de leur premier single le 19 mars et celle de son remix quelques jours après. Cosmique ou pas, la force des choses a frappé et il a fallu du temps entendre, repenser l’alignement des planètes et les priorités, et se remettre sur pieds, voir ce qui voulait bien se passer. Comme bon nombre de groupes, Deleo en a donc profité pour reculer la sortie de son EP, dorénavant prévu pour le 23 octobre, et se livrer à quelques live-shows confinés. On a ainsi pu découvrir des versions acoustiques des quatre morceaux d’ores et déjà téléchargeables : « Unfair », « Going Home », « Reason » et « Mythomania ». Résultat des courses, c’est avec un léger délai que sort aussi le deuxième extrait officiel du disque.
Le premier, « Unfair », leur a plutôt valu d’être tagué dans les playlists dream pop et d’être considéré comme un groupe de trip hop. Et alors ? Bah non, c’est pas si simple que ça ! Et alors ? Bah Denis Navarro, le songwriter du groupe qui est plutôt ouvert mais d’obédience indie rock a eu envie de répondre. Et alors ? En deuxième rideau, pour quel visage ont-ils donc opté ? Hé bien leur plus toxique : « Mythomania » sorti le 19 juin.
Bon, je mentirais si je vous disais que c’est mon morceau préféré de l’EP mais que voulez-vous, je ne suis pas leur coach stratégie, et c’est peut-être le bon choix, qui sait ! C’est leur morceau le plus weird, dense, indus, « malaisant » comme on dit aujourd’hui, et c’est vrai qu’il faut parfois savoir déstabiliser, sortir les griffes. Et c’est ce que fait ce titre : fendre le voile de gaze qu’« Unfair » avait sciemment posé.
Moi je les préfère œuvrant dans le cocon, la sensibilité féminine. Je préfère « Going Home » et « Reason », mais il faut bien que l’énergie masculine s’exprime ! Couper le cordon et dire : « Ok, t’as vu mes tatouages ? C’est pas des Malabar ! » Montrer qu’on peut te plonger dans un bain d’acide. Le rock persiste.
Mais ça commence l’air de rien : une simple guitare folk fend l’air, je dirai pas « vulnérable » parce qu’un peu speed, tendax, mais à peine, sauf que quelques secondes plus tard, toute une ville futuriste apparaît et vous êtes faits comme des rats. Mais attention aux premières loges ! Des rats, mais lovely comme des dauphins dans une B.O d’Eric Serra ! Des dauphins, mais comme des androïdes rêvant de moutons électriques ! Onirisme industriel, tubular bells et strates héritées du Londinium d’Archive : les dystopies de Blade Runner et du Cinquième Élément s’y captent et quand vient le pont tout cela cède soudain et l’espace d’un instant, hypnotique, quelque chose se dilate à la manière lancinante et glauque du « Dollars and Cents » de Radiohead. L’impression de surplomber sur un bras en bad les bas-fonds de Gotham ou de Dark City. Et Emy Eris, dragonne de feu et Daenerys, qui y déploie passionnément ses ailes avec la fougue de la jeunesse.
Oui, encore un vrai petit film ce nouveau morceau de Deleo. Plus retors, il nécessite plusieurs écoutes ou d’être remis dans le contexte du disque où sa scène s’insère pour être pleinement apprécié – ce qui en fait un délicat single – mais quel moment et quel cliffhanger au final ! Une nouvelle fois, toute la maestria de la prod du britannique James Sanger (Suede, Dido, Keane, Cure, Manic Street Preachers…) y est pour beaucoup. Bien joué !
Pourtant c’était pas gagné, déjà rien que son titre, « Mythomania », j’aimais pas. Je trouvais ça trop nineties fin de siècle, faussement rebelle et réellement conservateur, évoquant par là tout un pan pourri de cette époque révolue, quand Muse ou d’autres, genre Archive, allaient sortir la truelle et pondre indigestes péplums, ajoutant une couche au bins’ en pensant faire The Wall. Une logique de bloc. Lourde. Alors je ne suis pas leur conseiller stratégie, mais quand j’ai en plus appris qu’ils voulaient appeler leur disque Mythomania, je n’ai pas pu m’empêcher de mimer Le Cri de Munsch : « Pas ça Denis, en 2020 c’est du suicide ! », arguant que Cosmic, du nom d’un de leurs morceaux, par ailleurs très beau, serait plus judicieux et millenials.
Car oui, pour moi Deleo a ce côté arc-en-ciel et In Rainbows qui les fait échapper à la binarité des nineties qui les a vu – Emy à part – musicalement naître et mûrir. Et c’est là leur beauté. Qu’avec ce deuxième single ils dévoilent un morceau plus rock n’y change rien. Ils restent insaisissables tout en étant très pop. La raison à cela ? Elle leur échappe également ! Mais c’est que loin d’être double-face, leur visage est de nature multiple parce que scintillante. Corpusculaire et ondulatoire.
Je m’explique. Au début des années 90, le rock en était globalement à ce modèle opératoire : couplets en ligne claire et refrains en déluge de bruit. Ce n’était plus ou l’un ou l’autre mais les deux, l’un et l’autre. L’alternance. D’où in fine la grande justesse de cette appellation : rock alternatif. Cette approche oxymorale était un peu schizo, mais c’était bel et bien un progrès. Un sillon dont certains diront qu’il avait été initialement tracé par les Pixies.
Toujours est-il que ce template a séduit en masse parce qu’il a ensuite été repris par Nirvana, Radiohead et Fight Club. Avec les répercutions qu’on sait. « Where is my mind ? » et boom shakalaka : au début des années 90 on était pop et rock, mainstream et alternatif.
Sauf qu’à la fin de cette même décennie, c’était plus du tout le cas. Par la grâce de Pro Tools et d’un disque qui disait avé aux machines on pouvait dorénavant tout être. Oui, everything ! Electro, rock, prog, punk. Tout. Chute du mur et montée alchimique. Mort des chapelles et renaissance du phénix. Et c’est pour ça que Radiohead a survécu à ce virage et est devenu une sorte d’église profane : en faisant un saut non pas hors mais au travers de la binarité idéologique et esthétique qui avait longtemps gouverné. Un saut littéralement quantique.
En la matière c’est donc ça avoir un visage scintillant : avoir un visage quantique, c’est-à-dire toutes les couleurs et formes de la pop en soi, et selon qu’on se concentre sur tel morceau ou telle partie de celui-ci à tel instant au détriment de telle autre, il nous paraîtra rock ou dance, triste ou joyeux, etc, etc. de la même manière que la lumière nous semble corpusculaire et objet si on y focalise notre attention et ondulatoire et pure scintillement si on s’y détache. Quand le chat n’est pas là, les souris dansent and the beauty is in the eye of the beholder comme disait Oscar Wilde.
Deleo en est là. Donc c’est chaud quand faut choisir un single. En effet quel visage montrer quand on n’en a pas un ni deux mais une infinité ? La question reste entière. Et business is business. Mais c’est bizarre car de dévoilement en dévoilement Deleo semble proposer un curieux et presque cruel effeuillage. A chaque fois qu’un de leurs vêtements touche le sol notre vue se brouille d’avantage si bien que, qui a le pouvoir ?
Lyrics clip de « Mythomania ».