PHILIPPE GELUCK (1)
11 octobre 2013. 17h10. Paris 16e. Porte B de la Maison de la Radio. Il arrive avec son attaché de presse et pendant 2-3 secondes, rapport à sa haute stature élancée, son crâne dégarni, presque papal et la force tranquille qu’il dégage, j’ai le sentiment de voir Jean Giraud tel que je l’avais vu trois ans plus tôt presque jour pour jour pour une interview à l’occasion de son exposition Transe Forme. Et là, comme lui, il semble au-dessus de la mêlée. Bonhomme. Sympathique. Un temps leurs images se superposent. Mais c’est avec un autre maître que j’ai rendez-vous. Avec un dessinateur belge et bien vivant : j’ai rendez-vous avec « Geluck ».
Il vient de sortir un 18e album, double, de sa plus célèbre création : Le Chat. Un album qui s’intitule La Bible selon le Chat et comme celui-ci marque 30 ans de Chabadabada je voulais revenir avec lui sur la genèse de sa personne et de son personnage ultra pop (me revient en mémoire ses strips dans VSD et ses campagnes publicitaires pour MMA…). Mais je voulais aussi en profiter pour qu’il me parle d’un autre chat né en 1983 : Groucha de Téléchat. Enfin à la base je voulais surtout qu’il me parle de cette émission belge qui a marqué les enfants des années 80. Il avait été le premier à la présenter dans le cadre de l’émission Lollipop.
En fait, quelques mois plus tôt j’avais longuement interviewé par téléphone le producteur belge Eric Van Beuren, la dernière personne encore vivante à avoir été à l’origine de cette aventure télévisuelle unique que fut Téléchat. Après avoir failli sortir en papier de deux pages dans le magazine Gonzai, l’article était finalement paru dans son intégralité (20 pages !) dans « La revue des vieux de 27 à 87 ans », Schnock. Mais j’en voulais encore. Je voulais faire ce qui n’avait encore jamais été fait : un livre sur Téléchat. Un livre qui rouvrirait le dossier, en montrerait toute la « paranormalité ». Comment ça s’était fait ? Qu’avait-on vu ?
Je voulais qu’il me dise : qu’avait-il vu lui ? Et quid du chat ? De son Chat et de Groucha ? Pourquoi un chat ? Je voulais qu’on parle un peu de la dimension divine de cet animal que Rudyard Kipling a bien capté en écrivant : « Je suis le chat qui s’en va tout seul et tous les Dieux se valent pour moi. » Geluck et moi nous élevons donc dans les hauteurs de la Maison de la Radio pour parler de tout ça. On va au 8e où il sera ensuite interviewé par l’Abbé de La Morandais. C’est l’étage de France Info. Beaucoup de journalistes ne manqueront pas de le saluer, comme un vieux pote, un saint homme. Moi je suis de nouveau là pour Schnock.
« Je connais », me dit-il, alors que je pose sur la table le numéro avec Pierre Richard en couverture. « D’ailleurs c’est drôle parce que j’ai vu Pierre Richard hier soir. J’étais sur mon taxi moto et à un moment y’a une moto qui est arrivée avec une femme derrière, un type devant, et mon conducteur m’a dit : « C’est incroyable, il ressemble à Pierre Richard, le mec. » Je lui ai dit : « Dépasse-le. » On l’a fait et c’était lui mais Pierre m’a pas vu. On se connaît bien et faut que je l’appelle parce qu’il a un feu arrière cassé. » Le temps de l’anecdote, je note ses pattes d’oie, pointes d’oreilles, ronds de lunettes, de pif, et paf ! « Le Chat ».
Durant l’entretien, il me dira qu’il tutoie facilement et qu’il ne faut donc pas le vouvoyer. D’habitude je n’ai aucun problème avec ça mais là, je ne sais pas, question d’âge, d’aura et de distance peut-être, j’aurai un peu de mal. Je tiendrai presque au « vous ». Au moment de partir, il saluera ma lecture de sa Bible. Il aura trouvé cet échange « vachement sympa ». Je n’aurais jamais pensé l’interviewer un jour. Je n’en avais jamais eu envie. Mais au terme de cette heure d’entretien, je penserai pareil. Ça aura été bien cool. Complet. A mon grand regret, Schnock n’en publiera finalement qu’une infime partie. La plus passéiste. Pas de ça ici.
« JE SUIS COMME LE VIEUX BONZE EN QUÊTE DU GESTE PARFAIT »
Bonjour Philippe. Comment vous est venue l’idée de raconter la Bible ? Je crois que c’est la première fois qu’un album du Chat raconte une histoire ?
Oui, c’est ma première histoire longue. Parce que d’habitude tout tient en une image, trois cases ou une planche. Je crois que le plus long que j’ai fait c’est trois pages. J’ai un peu honte de le dire mais l’idée m’est venue de mon appli iPhone – d’où d’ailleurs le format à l’italienne de ces deux tomes qui résulte du format de l’écran de l’iPhone. Parce que je sais pas si t’as vu ça mais j’ai une appli très sympa sur laquelle on a beaucoup bossé, un vrai petit média en elle-même où je mets chaque jour un dessin qui lui est spécialement dédié. Ça fait trois ans que je tiens le rythme. Samedis et dimanches compris. Donc je suis à plus de 1100 dessins.
Ce n’est pas trop contraignant ?
Si, justement. Parce que en plus de ça, je dois toujours mener à bien toute ma production habituelle. Sur l’appli, y’a aussi des billets d’humeurs, des coups de gueule, des textes rigolos, des vidéos face caméra, des sons, mais la spécialité c’est un gag par jour. Et un jour, j’étais dans un noeud de boulot et je me dis : « Merde, j’ai pas encore fait mon dessin pour demain ! » puis je me suis dis: « Tiens, si je racontais la Bible, ça me permettrait de faire une espèce de feuilleton, de pas devoir conclure à chaque dessin et comme ça commence par les ténèbres donc une image noire, c’est déjà un jour de travail de gagné ». C’est comme ça que ça a commencé. Alors au départ je traînais un peu, j’ai profité de cette astuce des ténèbres, j’avoue : sur trois pages j’ai tiré à la ligne et puis finalement j’ai dû y aller et je me suis pris au jeu et wouah ! je me suis rendu compte du plaisir que devait avoir un feuilletoniste. Tu peux avancer sans savoir à l’avance ce que tu vas faire. Bon là, y’avait une trame qui avait été écrite il y a quelques 2000 ans…
Oui, une bonne béquille !
Évidemment, mais je n’ai pas fait de synopsis ni de pré-découpage, tout ça n’est venu que plus tard, quand avec l’éditeur on s’est dit qu’on allait en faire un bouquin. Là, j’ai dit : « Il faut que je balise, que je trouve une chute, que j’avance… » Mais j’en étais déjà à deux tiers du récit total. Et j’adorais construire un récit comme ça, case après case. C’était formidable de se dire : « Tiens, je ne sais pas ce qu’il y aura dans le dessin de demain ». Parfois dans la journée j’avais d’autres trucs à régler et j’en oubliais mon dessin de la veille. Je le retrouvais et je me disais : « Ah, ouais, faut que je me sorte de cette situation de merde ! » (rires)
Il y a un côté jeu de piste.
Oui, et ça au niveau du plaisir c’était énorme. Et l’autre chose qui était formidable c’était de pouvoir faire ressusciter les personnages… Tu sais, c’est comme dans les beaux feuilletons américains genre Breaking Bad : dans ces séries on sait que les mecs font parfois mourir tel ou tel personnage parce qu’il fait chier tout le monde ou qu’il demande une augmentation, donc après il est mort mais si le public le réclame ils sont obligés de le faire revenir dans des scènes imaginaires ou par une autre astuce scénaristique. C’est ce qui s’est passé avec Sherlock Holmes. Conan Doyle l’a tué car il n’en pouvait plus de ce personnage. Il l’a donc fait lutter au bord d’une falaise avec son ennemi juré, le professeur Moriarty, et Holmes est tombé. L’Angleterre en était tellement traumatisée qu’il recevait des camions de lettres de protestation. Il s’y est donc remis et il a dit en fait que Holmes s’était rattrapé à une racine.
Ah, la révolte des fans…
Oui, c’est drôle hein…
Et finalement tout ce travail sur cette Bible, ça s’est étalé sur combien de temps ?
Six jours (rires). Non, sans compter la pause de quelques mois à la fin de ce qui a constitué le livre premier, ça a pris un dessin par jour et y’en a environ 200. Donc 200 jours.
Un petit chantier…
Oui, et j’aurais jamais cru que je pourrais un jour raconter une histoire longue.
Oui, cette Bible selon le Chat m’a d’ailleurs fait penser à La Genèse de Crumb…
Oui, bien sûr, non seulement j’y ai pensé, mais comme beaucoup je l’ai acheté et, comme beaucoup je crois, je l’ai pas lu très loin.
Elle est en effet bien plus longue que la vôtre et bien plus épuisante et indigeste.
Ouais, voilà. Ça devient très vite rasoir. Comme l’original. Je me suis replongé dans la Bible aussi…
Replongé ? Vous vous étiez déjà plongé dans la Bible ?
Non, mais j’avais déjà fait des tentatives pour me dire : « Tiens, comme ça, un jour à l’enterrement d’un proche… » Et je l’avais déjà ouverte lors d’enterrements qui n’étaient ni de convenance mais où je n’étais pas non plus écrabouillé de chagrin. Tu attends, tu te lèves, tu t’assieds, tu dis un truc, tu te contrefous de ce qu’ils disent et puis tu regardes le bouquin qui est dans la chaise devant toi. J’avais donc déjà lu la Bible par très petits morceaux mais…
Jamais par éducation, intérêt personnel, curiosité littéraire, mystique ou culturelle ?
Non, enfant je lisais plutôt Le Club des Cinq et Alexandre Dumas. La seule Bible que j’ai lu c’est la Bible de Cavanna : Les aventures de Dieu et du petit Jésus, ça c’était formidable. Ah et aussi La vie de Brian et la Bible de Gustave Doré, qui est pour moi comme une référence absolue, c’est un génie ce graveur-dessinateur (il a illustré la Bible en 1866 – nda)… Et Crumb, c’est drôle parce qu’on aurait pu imaginer qu’il en fasse une version très trash, très distancée, mais il a déclaré à un ami journaliste qui m’interrogeait à ce sujet qu’il voulait au contraire la prendre au pied de la lettre parce qu’elle est tellement aberrante et tellement violente qu’il pensait que la critique jaillirait du sujet lui-même. Alors le livre est magnifique et son dessin est génial mais ça tombe des mains. J’ai pas encore trouvé quelqu’un qui est allé au bout du bouquin.
Et quelqu’un qui ait compris son idée : exposer la Bible dans son trash inhérent pour que sa bêtise jaillisse d’elle-même, sans filtre ?
Non.
Vous, sa bêtise, vous la faites jaillir par vous-même. C’est un feu d’artifice.
Oui, dans l’absolu, ma vie est un peu dédiée à la bêtise et là c’est un feu d’artifice parce qu’on se rend compte que tout est affligeant dans l’histoire de l’humanité.
En même temps, n’est-ce pas trop facile de se moquer de la Bible ? Parce que par définition, comme toute histoire, toute fable, elle n’a pas pour but de décrire une réalité, c’est donc du pain béni…
Oui, c’est du pain béni ! Et c’est marrant que tu dises ça parce que avec cette BD dès que je tente un slogan, genre : « Dieu est humour », boum, ça marche. Tout fonctionne. Là, je vais aller au festival de St Malo, ils m’ont demandé de faire des petits trucs dédiés et j’ai fait chat qui dit : « Malouins, Malouines, venez assister à la multiplication des gags ! » Toutes les références nous parlent !
C’est la référence culturelle la plus unanimement partagée.
Oui, au-delà du foutage de gueule religieux, ce qui ne me déplaît pas, y’a plutôt le foutage de gueule culturel. Beaucoup de personnes m’ont déjà demandé : « Vous feriez ça avec le Coran ? » « Non. » Non, parce que je ne connais pas le Coran, parce que c’est pas ma culture. Or ici c’est du foutage de gueule mais c’est aussi de l’auto-foutage de gueule : je ris de ma propre culture, de mes origines, de mes ancêtres, du bain dans lequel je nage depuis toujours. Faire des vannes sur une autre religion, ce serait comme de m’introduire dans la culture d’autrui, je pourrais pas. En revanche, je pourrais exhorter des amis d’origine musulmane ou hindouiste ou autre à avoir cette démarche avec leur propre histoire culturelle et religieuse. Je trouverais ça plus légitime. Et courageux. Parce que bon, moi je suis un peu lâche, j’ai la chance de vivre dans une démocratie où on peut exprimer à peu près ce qu’on veut. Pas eux. Mais bon, chacun son tour hein. Nous aussi on se faisait brûler, c’était il y a 500 ans, maintenant c’est à eux. Moi je leur dis : « Un peu de patience les gars, ça va venir ! »
Derrière ce thème de la Bible, n’y avait-il pas, inconsciemment ou pas, l’envie de vous frotter à un truc sérieux, un truc qui fait artiste ? Parce que quand Crumb s’y frotte, à l’âge qu’il a – et il est vieux – on se dit qu’il a envie de grand oeuvre avant de passer l’arme à gauche, le genre de choses qui anoblirait ce genre pop qu’est la BD.
Oui, c’est peut-être une question d’âge. Mais lui est un peu plus âgé que moi (il a 70 ans – nda). Moi j’ai 59 ans. Et non, en mon for intérieur, je crois pas que j’ai voulu faire quelque chose qui fasse plus sérieux. Non, c’est d’abord de la déconne. Mais là où ta remarque est pertinente, c’est qu’après je me suis vraiment amusé à dessiner des anges, des animaux, etc. Que j’avais un plaisir vraiment jouissif de faire ça et de pouvoir partir en liberté dans ce sujet très cadenassé au départ. Et le lendemain de la fin de la Bible sur l’appli, quand j’ai eu fini cette histoire et que je suis revenu avec un dessin du Chat normal – costume, manteau, cravate – j’ai vraiment ressenti ce que j’ai fait dire au Chat : « Tu sais Roger, quand on a interprété le rôle de Dieu, c’est pas facile de redescendre sur terre. »
Vous avez a eu un blues ?
Oui, un petit god blues. Parce que tu te dis : « Wouaw, il était le mec qui pouvait tout faire, même me parler, etc. » Et là il revient à la vie normale. A ce moment-là je pensais à Charlton Heston qui avait joué Moïse (en 1956 dans Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille – nda). Pendant tout ce temps, pour tout le monde il avait été ce mec en costume et grande barbe à qui on préparait son café et tout. Et au lendemain de la fin du tournage, je l’imaginais faire ses courses au magasin du coin. Voilà, ce contraste étonnant.
Ça n’a pas été un plus gros blues que ça ?
Non, ça a juste été l’affaire de 48h, de se dire : « Comment je vais repartir ? » Mais ça, ça fait partie de l’humilité nécessaire au métier : lorsqu’on a lâché un gros truc, il faut continuer à avoir la même attention pour les petites choses. Les musiciens connaissent bien ça : si tu as écrit une symphonie qui a été jouée par tout un orchestre, peut-être que le lendemain tu écris une sonate pour flûte et basta.
Y’en a eu d’autres moments de blues en 30 ans de Chat ? Parce qu’on fête 30 ans de Chat là.
Oui, c’est vrai. Alors ma femme a craint que j’en ai un gros quand j’ai fait la très grosse exposition des 20 ans du Chat. C’était en 2003 dans la grande cour vitrée de l’École des Beaux Arts de Paris. Ça aurait pu être une petite expo dans une galerie avec quelques toiles et objets mais c’est devenu un barnum. J’y ai travaillé deux ans, avec une scénographie géante. J’avais reproduit en très grand les objets de ma table à dessin. Y’avait un crayon de 30 mètres, un pot de peinture de 8 mètres, un encrier… Les gens pénétraient dans les objets et là y’avait des salles d’exposition… Y’avait aussi 28 toiles monumentales dans les arches devant les fenêtres du bâtiment… Tout ça a nécessité 9 semi-remorques, 2 semaines de montage par 30 personnes. On a fait 350 000 visiteurs donc oui, c’était vraiment énorme, énorme. J’y ai mis toute mon énergie, toute ma vie, alors ma femme a eu peur, elle s’est dit : « Si c’est un échec, il va être laminé et si c’est un succès, c’est après que ça va être dur, la redescente… » Et en fait, moi, pendant l’exposition, j’ai jamais eu d’angoisse. On a fait un dépassement de budget de 90% donc on a failli perdre notre maison, ça a été tout un truc, tout le monde autour de moi était angoissé et moi je dormais comme un bébé et en fin de compte y’a eu assez de visiteurs pour atteindre l’équilibre…
Cette tranquillité, c’est votre côté Plume ?
Oui, sans doute ! Mais attends, tu dis ça parce que tu as vu Plume (en 1982 il a mis seul en scène Un certain plume d’Henri Michaux, recueil poétique publié en 1938 qui met en scène Plume, « personnage sans épaisseur ni volonté affirmée, qui, dixit Wikipedia, se laisse la plupart du temps porter par les événements » – nda) ?
Non, j’ai juste lu quelques pages du livre de Michaux.
D’accord. Je pensais plutôt aux plumes du canard sur lesquelles tout ruisselle, mais oui il y a aussi de ça dans le personnage de Plume. Donc voilà, ça, ça aurait pu être un très gros coup. La série du Chat à la télé, qui a été brutalement interrompue par France 2, ça, ça m’a un petit peu mis un coup sur la tête. Je me suis dit : « Merde, c’est con, on a tellement bossé pour ça, avec plein de monde, c’était magnifique. Et tout ça à cause d’un changement de directeur… »
Finalement, j’ai le sentiment que le Chat est quand même un univers et un personnage qui rebondit quoiqu’il arrive. Depuis qu’il existe il ne cesse de grandir, de grossir…
Oui, bizarrement, il est un univers en expansion. Alors que, au départ, c’est quand même un principe extrêmement crétin : un type debout qui dit un machin, un autre, et qui a pas de partenaire, qui a pas de décor, qui a pas de chez lui, ou à peine. Au début, je me suis dit : « Je vais m’amuser pendant un temps avec ça et puis j’aurai fait le tour. » Et en fait, je me rends compte que le tour est pas encore terminé…
A quel moment vous vous êtes aperçu que ce personnage allait durer, qu’il était pour vous une sorte de Big Bang, de matrice ?
Je l’ai pas ressenti. En fait y’a pas de plan de carrière. J’ai pas de projets à très long terme. Je suis un besogneux, je bosse beaucoup. Un jour Jean Giraud m’a dit – parce qu’on était très pote : « Tu vas voir, l’inspiration c’est comme un puits, tu dois y tirer des sceaux d’eau et plus tu la sollicites, plus ça vient et plus y’en a. » Et effectivement, c’est un émerveillement de se dire : « Tiens, y’a encore des choses à trouver, wouah, c’est pas fini, etc. » Et ça vient de l’enthousiasme que j’y mets. Tant que je me marre et que je découvre des choses à faire, y’a pas de raison que je m’arrête. Il faudrait pas que je continue en riant tout seul et que je commence à emmerder tout le monde. Mais pour l’instant les signes sont bons.
Oui, on dirait que ça marche.
Oui, les gens m’en parlent et ce qui est sympa aussi, c’est que mes lecteurs m’encouragent à faire des expériences. Il y a deux et quatre ans j’ai fait deux livres qui s’appelaient Geluck se lâche et Geluck enfonce le clou. Ce n’était pas du tout des Chat. C’était des livres de plus petite taille avec des textes un peu trash et polémiques et des dessins que j’avais surtout repris de Siné Hebdo ou Siné Mensuel donc des dessins bien vachards, etc. Ça a fait deux cartons. Et les gens venaient me dire : « Ouais, c’est bien, on adore le Chat mais quand tu y vas au tabasco sans le Chat, on adore aussi, ça nous fait encore plus rire à la limite donc pas d’hésitation. » Tout à l’heure, je racontais par exemple à quelqu’un que pour moi mon dessin le plus trash c’était celui qui titrait : « La burqa est-elle une fatalité ? » On voyait un accouchement. On était face au bébé qui venait et donc la femme qui accouchait était en burqa et le bébé arrivait déjà en burqa et le médecin disait : « Félicitation, c’est une fille ! » C’était joliment dessiné mais voilà, ça je peux pas le faire avec le Chat.
Vous ne vous cachez donc pas derrière le Chat pour dire des choses trash…
Non, en fait j’ai l’impression que le Chat permet de tout dire mais faut parfois lire entre les lignes, parfois la violence est contenue, dissimulée.
Oui, tout n’est pas ce qu’il semble être. A commencer par le Chat lui-même d’ailleurs, qui ne ressemble pas à un chat, qu’on ne voit pas comme étant un chat. Et à vos débuts il me semble que quelqu’un vous en avait fait la remarque.
Oui, on m’avait dit : « Votre ours ne me fait pas rire. » Au début le Chat était mal vu par les lecteurs. Mais le pire, c’était les réactions au sein de la rédaction, les journalistes disaient : « Qu’est-ce que ce chat vient foutre dans mon article ? C’est un article sérieux et il vient se foutre de la gueule de mon sujet, etc. » Et en fait, j’ai appris après coup – parce qu’ils ont fini par avouer – qu’ils rendaient leurs papiers au dernier moment ou qu’ils ne me les envoyaient pas pour échapper au dessin du Chat. Ce n’est qu’après, quand une étude a montré que les articles illustrés étaient beaucoup plus lus que les autres, qu’ils se sont dits : « Ah tiens, j’y vais ! »
Mais qu’on prenne votre chat pour un ours ça vous a étonné ? Parce que bon, on ne peut pas dire qu’il soit vraiment félin…
Non, pas du tout, sauf de temps en temps, dans les premiers albums. Une fois, je l’avais dessiné et il commençait à parler de Kierkegaard, une souris passait et il disait : « Excusez-moi, c’est l’instinct. » Mais bon, il parle surtout de Kierkegaard. Au resto, si le garçon lui sert une boîte de Whiskas, il dit : « Vous vous foutez de ma gueule ? » Donc effectivement, il est pas Chat au sens félin.
Il a un côté montagneux, épuré, minéral. Presque zen, Lao-Tseu, sage.
Effectivement ! Et c’est marrant parce que j’allais te raconter une anecdote à ce sujet. Un jour, avec Pierre Sterckx, critique d’art, on parlait du geste de dessiner et ce chat je l’ai dessiné des milliers et des milliers de fois et il m’arrive encore de le rater, je cherche, donc je suis comme ce vieux bonze sur sa montagne qui essaie de trouver le geste parfait de la calligraphie et je reviens sans cesse à ce nez, ces yeux et ces oreilles. A chaque fois. Il émet quelque chose ce chat. Il me propose quelque chose. Parfois quand je le dessine, je sais pas du tout quel va être le gag. Je me dis : « Tiens, ça mange pas de pain de dessiner une tête de chat. » Je le dessine, et de voir sa bobine (il se marre – nda ), le regard qui est toujours un peu différent, je me marre, ça me file la banane et hop, y’a une connerie qui arrive ! Mais dans son économie de moyens, le Chat a aussi un côté un peu british. Donc voilà, c’est le zen, c’est le haïku, le geste calligraphique mais c’est aussi le type qui dit des choses horribles sans avoir l’air d’y toucher. Dans ce sens, niveau comédie, il serait proche d’un pince-sans-rire comme John Cleese des Monty Python. C’est pas de Funès qui multiplie les grimaces et les gesticulations.
Le graphisme tout en rondeurs stoïques et épurées du Chat me rappelle une anecdote sur vous que j’ai lue je ne sais plus où – ça devait être sur Wikipedia : petit lorsque vous êtes arrivé à Bruxelles vous avez paraît-il flashé sur ce monument tout en boules qu’est l’Atomium. Le Chat, ne serait-ce pas votre Atomium ?
Oui, c’est vrai, et comme l’Atomium le Chat est fait de plusieurs boules : un rond pour le nez, deux ronds pour les lunettes, deux petits ronds pour les yeux et un grand rond pour la tête. C’est un petit peu le nombre d’or, mais on ne se rend pas compte, on ne se dit pas : « Je vais faire un truc comme ça », c’est qu’après qu’on le découvre, comme quand on a vu que Mickey c’était trois ronds en fait : deux pour les oreilles et un pour la tête.
Oui, et comme ses oreilles sont toujours représentées dans une perspective égyptienne, d’où qu’il tourne la tête il dessine la silhouette d’une caméra à l’ancienne !
Oui, j’avais pas remarqué !
Et c’est assez dingue de constater ça a posteriori vu l’impact que Mickey a eu dans l’histoire du cinéma, c’est comme si ça avait été inscrit en lui…
Oui, mais c’est un hasard. A mon avis, si quelqu’un voulait inventer un personnage ou une histoire en la calquant sur ce genre de règle, ça marcherait pas. Il faut que ça vienne de l’intérieur…
Et votre Chat avec ses six boules, il a subi une évolution ou il vous est venu direct comme ça, comme une petite machine, un paquet de lessive warholien ?
Non ! Il a beaucoup évolué pendant, je dirai, une dizaine d’années et après il s’est stabilisé. Après, peut-être que dans dix ans je verrai qu’il a encore évolué mais là il est à peu près stable.
Ce n’est donc pas un motif warholien et contrairement à ce que disait quelqu’un – je crois que c’était encore sur ta page Wikipedia, le Chat ne pourrait pas être exécuté par un ordinateur.
Non, y’a des saletés de copains qui m’ont aussi dit ça dès le début : « Mais pourquoi tu te fais chier à le dessiner à chaque fois, tu fais une photocopie et tu lui fais dire autre chose. » Si j’avais fait ça, il n’aurait pas évolué (et tous les personnages de BD évoluent, regarde Tintin, Mickey, Gaston, c’est incroyable !) je n’aurais pas progressé (parce que je dessine beaucoup mieux qu’il y a 20 ou 30 ans) et j’aurais arrêté parce que je me serais emmerdé. Dans mon parcours, j’ai jamais hésité à arrêter des jobs et des collaborations radio, télé ou autres, des choses qui marchaient très très bien quand j’estimais que je commençais à tourner en rond. Plusieurs fois je suis parti en plein succès.
Par peur de profiter du succès ?
(Silence.) Ah, c’est joli comme formule. Mais non, plutôt par peur de la lassitude. Peur que de belles aventures humaines, d’amitié et de complicité, tournent au vinaigre parce que bon tout ça se termine souvent en pugilat. Peur de sentir un jour la main sur mon épaule dire : « Faudrait penser à arrêter parce que… » Je préfère partir de moi-même beaucoup trop tôt que un peu trop tard… Et peur de devenir caricatural à force d’utiliser des choses dont je sens qu’elles marchent…
Mais avec le Chat vous ne sentez pas que ça marche ? Avec lui vous venez de le dire : vous tourner clairement en « ronds » !
(rires) Oui, et je vois l’effet que ça fait, mais je n’ai toujours pas compris le système. Je ne sais pas comment provoquer le gag, ça reste de l’exploration continuelle.
(SUITE.)
« Un jour de travail de gagner ». Cherchez l’erreur. Honte à vous, car je considère les médias, sans discrimination, comme les porte-drapeaux de la culture, et quel meilleur représentant de la culture d’un pays que sa langue?
Je n’en suis que là du texte, mais je m’attends à plus de désagréables surprises dans sa suite. Si cela se confirmait, je ne me donnerai cependant pas la peine de les reporter.
Honte à vous.
Bonjour Janka,
J’aime aussi que mes papiers soient bien écrits et donc sans faute.
Mais comme je ne suis pas un vrai média au sens où j’écris mes articles tout seul et que je n’ai pas toute une équipe pour repasser derrière avec son peigne fin hé bien voilà il arrive que des fautes m’échappent, de frappe ou d’orthographe. J’apprécie donc toujours qu’on me les signale pour pouvoir les corriger, ce que vient de faire une amie bien attentionnée et donc vous. Après je mets à votre disposition et ce gratuitement une interview d’un artiste qui vous est peut-être cher et sans m’en remercier ni me dire bonjour vous m’accablez par deux fois du mot « honte ». Vous êtes bien dur. Déformation professionnelle ?
Le message de Janka manque un peu de condescendance, on risquerait presque de passer à côté…
Autrement l’article est agréable et m’a fait « découvrir » autre chose de Geluck, personnage/artiste qui au mieux me laissait de marbre au pire me fatiguait pour ses apparitions calembours (ex : l’émission de Drucker)..
Il y a encore du chemin pour que je l’apprécie, mais au moins ma curiosité aura été éveillée.
Good job 🙂
Bonjour Guybrush, heureusement votre message vient contrebalancer tout cela à point nommé 😉 Je suis content que cet entretien vous ai donné une meilleure/autre image de Philippe Geluck. Avez-vous d’ailleurs lu la suite de cet entretien ?
J’ai pris le soin de lire les deux parties.
L’intervention de janka m’a poussé à commenter sur la première et non la seconde…
Vous connaissant, j’ai en effet pensé à ce petit scénario des choses… et prêcher le « faux » pour avoir le vrai 😉