PHILIPPE GELUCK (1)

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11 octobre 2013. 17h10. Paris 16e. Porte B de la Maison de la Radio. Il arrive avec son attachĂ© de presse et pendant 2-3 secondes, rapport Ă  sa haute stature Ă©lancĂ©e, son crĂąne dĂ©garni, presque papal et la force tranquille qu’il dĂ©gage, j’ai le sentiment de voir Jean Giraud tel que je l’avais vu trois ans plus tĂŽt presque jour pour jour pour une interview Ă  l’occasion de son exposition Transe Forme. Et lĂ , comme lui, il semble au-dessus de la mĂȘlĂ©e. Bonhomme. Sympathique. Un temps leurs images se superposent. Mais c’est avec un autre maĂźtre que j’ai rendez-vous. Avec un dessinateur belge et bien vivant : j’ai rendez-vous avec « Geluck ».

 Il vient de sortir un 18e album, double, de sa plus cĂ©lĂšbre crĂ©ation : Le Chat. Un album qui s’intitule La Bible selon le Chat et comme celui-ci marque 30 ans de Chabadabada je voulais revenir avec lui sur la genĂšse de sa personne et de son personnage ultra pop (me revient en mĂ©moire ses strips dans VSD et ses campagnes publicitaires pour MMA…). Mais je voulais aussi en profiter pour qu’il me parle d’un autre chat nĂ© en 1983 : Groucha de TĂ©lĂ©chat. Enfin Ă  la base je voulais surtout qu’il me parle de cette Ă©mission belge qui a marquĂ© les enfants des annĂ©es 80. Il avait Ă©tĂ© le premier Ă  la prĂ©senter dans le cadre de l’Ă©mission Lollipop.

En fait, quelques mois plus tĂŽt j’avais longuement interviewĂ© par tĂ©lĂ©phone le producteur belge Eric Van Beuren, la derniĂšre personne encore vivante Ă  avoir Ă©tĂ© Ă  l’origine de cette aventure tĂ©lĂ©visuelle unique que fut TĂ©lĂ©chat. AprĂšs avoir failli sortir en papier de deux pages dans le magazine Gonzai, l’article Ă©tait finalement paru dans son intĂ©gralitĂ© (20 pages !) dans « La revue des vieux de 27 Ă  87 ans », Schnock. Mais j’en voulais encore. Je voulais faire ce qui n’avait encore jamais Ă©tĂ© fait : un livre sur TĂ©lĂ©chat. Un livre qui rouvrirait le dossier, en montrerait toute la « paranormalité ». Comment ça s’Ă©tait fait ? Qu’avait-on vu ?

Je voulais qu’il me dise : qu’avait-il vu lui ? Et quid du chat ? De son Chat et de Groucha ? Pourquoi un chat ? Je voulais qu’on parle un peu de la dimension divine de cet animal que Rudyard Kipling a bien captĂ© en Ă©crivant : « Je suis le chat qui s’en va tout seul et tous les Dieux se valent pour moi. » Geluck et moi nous Ă©levons donc dans les hauteurs de la Maison de la Radio pour parler de tout ça. On va au 8e oĂč il sera ensuite interviewĂ© par l’AbbĂ© de La Morandais. C’est l’Ă©tage de France Info. Beaucoup de journalistes ne manqueront pas de le saluer, comme un vieux pote, un saint homme. Moi je suis de nouveau lĂ  pour Schnock.

« Je connais », me dit-il, alors que je pose sur la table le numĂ©ro avec Pierre Richard en couverture. « D’ailleurs c’est drĂŽle parce que j’ai vu Pierre Richard hier soir. J’Ă©tais sur mon taxi moto et Ă  un moment y’a une moto qui est arrivĂ©e avec une femme derriĂšre, un type devant, et mon conducteur m’a dit : « C’est incroyable, il ressemble Ă  Pierre Richard, le mec. » Je lui ai dit : « DĂ©passe-le. » On l’a fait et c’Ă©tait lui mais Pierre m’a pas vu. On se connaĂźt bien et faut que je l’appelle parce qu’il a un feu arriĂšre cassĂ©. » Le temps de l’anecdote, je note ses pattes d’oie, pointes d’oreilles, ronds de lunettes, de pif, et paf ! « Le Chat ».

Durant l’entretien, il me dira qu’il tutoie facilement et qu’il ne faut donc pas le vouvoyer. D’habitude je n’ai aucun problĂšme avec ça mais lĂ , je ne sais pas, question d’Ăąge, d’aura et de distance peut-ĂȘtre, j’aurai un peu de mal. Je tiendrai presque au « vous ». Au moment de partir, il saluera ma lecture de sa Bible. Il aura trouvĂ© cet Ă©change « vachement sympa ». Je n’aurais jamais pensĂ© l’interviewer un jour. Je n’en avais jamais eu envie. Mais au terme de cette heure d’entretien, je penserai pareil. Ça aura Ă©tĂ© bien cool. Complet. A mon grand regret, Schnock n’en publiera finalement qu’une infime partie. La plus passĂ©iste. Pas de ça ici.

 « JE SUIS COMME LE VIEUX BONZE EN QUÊTE DU GESTE PARFAIT »

 

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Bonjour Philippe. Comment vous est venue l’idĂ©e de raconter la Bible ? Je crois que c’est la premiĂšre fois qu’un album du Chat raconte une histoire ?

Oui, c’est ma premiĂšre histoire longue. Parce que d’habitude tout tient en une image, trois cases ou une planche. Je crois que le plus long que j’ai fait c’est trois pages. J’ai un peu honte de le dire mais l’idĂ©e m’est venue de mon appli iPhone – d’oĂč d’ailleurs le format Ă  l’italienne de ces deux tomes qui rĂ©sulte du format de l’Ă©cran de l’iPhone. Parce que je sais pas si t’as vu ça mais j’ai une appli trĂšs sympa sur laquelle on a beaucoup bossĂ©, un vrai petit mĂ©dia en elle-mĂȘme oĂč je mets chaque jour un dessin qui lui est spĂ©cialement dĂ©diĂ©. Ça fait trois ans que je tiens le rythme. Samedis et dimanches compris. Donc je suis Ă  plus de 1100 dessins.

Ce n’est pas trop contraignant ?

Si, justement. Parce que en plus de ça, je dois toujours mener Ă  bien toute ma production habituelle. Sur l’appli, y’a aussi des billets d’humeurs, des coups de gueule, des textes rigolos, des vidĂ©os face camĂ©ra, des sons, mais la spĂ©cialitĂ© c’est un gag par jour. Et un jour, j’Ă©tais dans un noeud de boulot et je me dis : « Merde, j’ai pas encore fait mon dessin pour demain ! » puis je me suis dis: « Tiens, si je racontais la Bible, ça me permettrait de faire une espĂšce de feuilleton, de pas devoir conclure Ă  chaque dessin et comme ça commence par les tĂ©nĂšbres donc une image noire, c’est dĂ©jĂ  un jour de travail de gagnĂ© ». C’est comme ça que ça a commencĂ©. Alors au dĂ©part je traĂźnais un peu, j’ai profitĂ© de cette astuce des tĂ©nĂšbres, j’avoue : sur trois pages j’ai tirĂ© Ă  la ligne et puis finalement j’ai dĂ» y aller et je me suis pris au jeu et wouah ! je me suis rendu compte du plaisir que devait avoir un feuilletoniste. Tu peux avancer sans savoir Ă  l’avance ce que tu vas faire. Bon lĂ , y’avait une trame qui avait Ă©tĂ© Ă©crite il y a quelques 2000 ans…

Oui, une bonne béquille !

Évidemment, mais je n’ai pas fait de synopsis ni de prĂ©-dĂ©coupage, tout ça n’est venu que plus tard, quand avec l’Ă©diteur on s’est dit qu’on allait en faire un bouquin. LĂ , j’ai dit : « Il faut que je balise, que je trouve une chute, que j’avance… » Mais j’en Ă©tais dĂ©jĂ  Ă  deux tiers du rĂ©cit total. Et j’adorais construire un rĂ©cit comme ça, case aprĂšs case. C’Ă©tait formidable de se dire : « Tiens, je ne sais pas ce qu’il y aura dans le dessin de demain ». Parfois dans la journĂ©e j’avais d’autres trucs Ă  rĂ©gler et j’en oubliais mon dessin de la veille. Je le retrouvais et je me disais : « Ah, ouais, faut que je me sorte de cette situation de merde ! » (rires)

Il y a un cÎté jeu de piste.

Oui, et ça au niveau du plaisir c’Ă©tait Ă©norme. Et l’autre chose qui Ă©tait formidable c’Ă©tait de pouvoir faire ressusciter les personnages… Tu sais, c’est comme dans les beaux feuilletons amĂ©ricains genre Breaking Bad : dans ces sĂ©ries on sait que les mecs font parfois mourir tel ou tel personnage parce qu’il fait chier tout le monde ou qu’il demande une augmentation, donc aprĂšs il est mort mais si le public le rĂ©clame ils sont obligĂ©s de le faire revenir dans des scĂšnes imaginaires ou par une autre astuce scĂ©naristique. C’est ce qui s’est passĂ© avec Sherlock Holmes. Conan Doyle l’a tuĂ© car il n’en pouvait plus de ce personnage. Il l’a donc fait lutter au bord d’une falaise avec son ennemi jurĂ©, le professeur Moriarty, et Holmes est tombĂ©. L’Angleterre en Ă©tait tellement traumatisĂ©e qu’il recevait des camions de lettres de protestation. Il s’y est donc remis et il a dit en fait que Holmes s’Ă©tait rattrapĂ© Ă  une racine.

Ah, la rĂ©volte des fans…

Oui, c’est drĂŽle hein…

Et finalement tout ce travail sur cette Bible, ça s’est Ă©talĂ© sur combien de temps ?

Six jours (rires). Non, sans compter la pause de quelques mois Ă  la fin de ce qui a constituĂ© le livre premier, ça a pris un dessin par jour et y’en a environ 200. Donc 200 jours.

Un petit chantier…

Oui, et j’aurais jamais cru que je pourrais un jour raconter une histoire longue.

Oui, cette Bible selon le Chat m’a d’ailleurs fait penser Ă  La GenĂšse de Crumb…

Oui, bien sĂ»r, non seulement j’y ai pensĂ©, mais comme beaucoup je l’ai achetĂ© et, comme beaucoup je crois, je l’ai pas lu trĂšs loin.

Elle est en effet bien plus longue que la vĂŽtre et bien plus Ă©puisante et indigeste.

Ouais, voilĂ . Ça devient trĂšs vite rasoir. Comme l’original. Je me suis replongĂ© dans la Bible aussi…

Replongé ? Vous vous étiez déjà plongé dans la Bible ?

Non, mais j’avais dĂ©jĂ  fait des tentatives pour me dire : « Tiens, comme ça, un jour Ă  l’enterrement d’un proche… » Et je l’avais dĂ©jĂ  ouverte lors d’enterrements qui n’Ă©taient ni de convenance mais oĂč je n’Ă©tais pas non plus Ă©crabouillĂ© de chagrin. Tu attends, tu te lĂšves, tu t’assieds, tu dis un truc, tu te contrefous de ce qu’ils disent et puis tu regardes le bouquin qui est dans la chaise devant toi. J’avais donc dĂ©jĂ  lu la Bible par trĂšs petits morceaux mais…

Jamais par Ă©ducation, intĂ©rĂȘt personnel, curiositĂ© littĂ©raire, mystique ou culturelle ?

Non, enfant je lisais plutĂŽt Le Club des Cinq et Alexandre Dumas. La seule Bible que j’ai lu c’est la Bible de Cavanna : Les aventures de Dieu et du petit JĂ©sus, ça c’Ă©tait formidable. Ah et aussi La vie de Brian et la Bible de Gustave DorĂ©, qui est pour moi comme une rĂ©fĂ©rence absolue, c’est un gĂ©nie ce graveur-dessinateur (il a illustrĂ© la Bible en 1866 – nda)… Et Crumb, c’est drĂŽle parce qu’on aurait pu imaginer qu’il en fasse une version trĂšs trash, trĂšs distancĂ©e, mais il a dĂ©clarĂ© Ă  un ami journaliste qui m’interrogeait Ă  ce sujet qu’il voulait au contraire la prendre au pied de la lettre parce qu’elle est tellement aberrante et tellement violente qu’il pensait que la critique jaillirait du sujet lui-mĂȘme. Alors le livre est magnifique et son dessin est gĂ©nial mais ça tombe des mains. J’ai pas encore trouvĂ© quelqu’un qui est allĂ© au bout du bouquin.

Et quelqu’un qui ait compris son idĂ©e : exposer la Bible dans son trash inhĂ©rent pour que sa bĂȘtise jaillisse d’elle-mĂȘme, sans filtre ?

Non.

Vous, sa bĂȘtise, vous la faites jaillir par vous-mĂȘme. C’est un feu d’artifice.

Oui, dans l’absolu, ma vie est un peu dĂ©diĂ©e Ă  la bĂȘtise et lĂ  c’est un feu d’artifice parce qu’on se rend compte que tout est affligeant dans l’histoire de l’humanitĂ©.

En mĂȘme temps, n’est-ce pas trop facile de se moquer de la Bible ? Parce que par dĂ©finition, comme toute histoire, toute fable, elle n’a pas pour but de dĂ©crire une rĂ©alitĂ©, c’est donc du pain bĂ©ni…

Oui, c’est du pain bĂ©ni ! Et c’est marrant que tu dises ça parce que avec cette BD dĂšs que je tente un slogan, genre : « Dieu est humour », boum, ça marche. Tout fonctionne. LĂ , je vais aller au festival de St Malo, ils m’ont demandĂ© de faire des petits trucs dĂ©diĂ©s et j’ai fait chat qui dit : « Malouins, Malouines, venez assister Ă  la multiplication des gags ! » Toutes les rĂ©fĂ©rences nous parlent !

C’est la rĂ©fĂ©rence culturelle la plus unanimement partagĂ©e.

Oui, au-delĂ  du foutage de gueule religieux, ce qui ne me dĂ©plaĂźt pas, y’a plutĂŽt le foutage de gueule culturel. Beaucoup de personnes m’ont dĂ©jĂ  demandé : « Vous feriez ça avec le Coran ? » « Non. » Non, parce que je ne connais pas le Coran, parce que c’est pas ma culture. Or ici c’est du foutage de gueule mais c’est aussi de l’auto-foutage de gueule : je ris de ma propre culture, de mes origines, de mes ancĂȘtres, du bain dans lequel je nage depuis toujours. Faire des vannes sur une autre religion, ce serait comme de m’introduire dans la culture d’autrui, je pourrais pas. En revanche, je pourrais exhorter des amis d’origine musulmane ou hindouiste ou autre Ă  avoir cette dĂ©marche avec leur propre histoire culturelle et religieuse. Je trouverais ça plus lĂ©gitime. Et courageux. Parce que bon, moi je suis un peu lĂąche, j’ai la chance de vivre dans une dĂ©mocratie oĂč on peut exprimer Ă  peu prĂšs ce qu’on veut. Pas eux. Mais bon, chacun son tour hein. Nous aussi on se faisait brĂ»ler, c’Ă©tait il y a 500 ans, maintenant c’est Ă  eux. Moi je leur dis : « Un peu de patience les gars, ça va venir ! »

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DerriĂšre ce thĂšme de la Bible, n’y avait-il pas, inconsciemment ou pas, l’envie de vous frotter Ă  un truc sĂ©rieux, un truc qui fait artiste ? Parce que quand Crumb s’y frotte, Ă  l’Ăąge qu’il a – et il est vieux – on se dit qu’il a envie de grand oeuvre avant de passer l’arme Ă  gauche, le genre de choses qui anoblirait ce genre pop qu’est la BD.

Oui, c’est peut-ĂȘtre une question d’Ăąge. Mais lui est un peu plus ĂągĂ© que moi (il a 70 ans – nda). Moi j’ai 59 ans. Et non, en mon for intĂ©rieur, je crois pas que j’ai voulu faire quelque chose qui fasse plus sĂ©rieux. Non, c’est d’abord de la dĂ©conne. Mais lĂ  oĂč ta remarque est pertinente, c’est qu’aprĂšs je me suis vraiment amusĂ© Ă  dessiner des anges, des animaux, etc. Que j’avais un plaisir vraiment jouissif de faire ça et de pouvoir partir en libertĂ© dans ce sujet trĂšs cadenassĂ© au dĂ©part. Et le lendemain de la fin de la Bible sur l’appli, quand j’ai eu fini cette histoire et que je suis revenu avec un dessin du Chat normal – costume, manteau, cravate – j’ai vraiment ressenti ce que j’ai fait dire au Chat : « Tu sais Roger, quand on a interprĂ©tĂ© le rĂŽle de Dieu, c’est pas facile de redescendre sur terre. »

Vous avez a eu un blues ?

Oui, un petit god blues. Parce que tu te dis : « Wouaw, il Ă©tait le mec qui pouvait tout faire, mĂȘme me parler, etc. » Et lĂ  il revient Ă  la vie normale. A ce moment-lĂ  je pensais Ă  Charlton Heston qui avait jouĂ© MoĂŻse (en 1956 dans Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille – nda). Pendant tout ce temps, pour tout le monde il avait Ă©tĂ© ce mec en costume et grande barbe Ă  qui on prĂ©parait son cafĂ© et tout. Et au lendemain de la fin du tournage, je l’imaginais faire ses courses au magasin du coin. VoilĂ , ce contraste Ă©tonnant.

Ça n’a pas Ă©tĂ© un plus gros blues que ça ?

Non, ça a juste Ă©tĂ© l’affaire de 48h, de se dire : « Comment je vais repartir ? » Mais ça, ça fait partie de l’humilitĂ© nĂ©cessaire au mĂ©tier : lorsqu’on a lĂąchĂ© un gros truc, il faut continuer Ă  avoir la mĂȘme attention pour les petites choses. Les musiciens connaissent bien ça : si tu as Ă©crit une symphonie qui a Ă©tĂ© jouĂ©e par tout un orchestre, peut-ĂȘtre que le lendemain tu Ă©cris une sonate pour flĂ»te et basta.

Y’en a eu d’autres moments de blues en 30 ans de Chat ? Parce qu’on fĂȘte 30 ans de Chat lĂ .

Oui, c’est vrai. Alors ma femme a craint que j’en ai un gros quand j’ai fait la trĂšs grosse exposition des 20 ans du Chat. C’Ă©tait en 2003 dans la grande cour vitrĂ©e de l’École des Beaux Arts de Paris. Ça aurait pu ĂȘtre une petite expo dans une galerie avec quelques toiles et objets mais c’est devenu un barnum. J’y ai travaillĂ© deux ans, avec une scĂ©nographie gĂ©ante. J’avais reproduit en trĂšs grand les objets de ma table Ă  dessin. Y’avait un crayon de 30 mĂštres, un pot de peinture de 8 mĂštres, un encrier… Les gens pĂ©nĂ©traient dans les objets et lĂ  y’avait des salles d’exposition… Y’avait aussi 28 toiles monumentales dans les arches devant les fenĂȘtres du bĂątiment… Tout ça a nĂ©cessitĂ© 9 semi-remorques, 2 semaines de montage par 30 personnes. On a fait 350 000 visiteurs donc oui, c’Ă©tait vraiment Ă©norme, Ă©norme. J’y ai mis toute mon Ă©nergie, toute ma vie, alors ma femme a eu peur, elle s’est dit : « Si c’est un Ă©chec, il va ĂȘtre laminĂ© et si c’est un succĂšs, c’est aprĂšs que ça va ĂȘtre dur, la redescente… » Et en fait, moi, pendant l’exposition, j’ai jamais eu d’angoisse. On a fait un dĂ©passement de budget de 90% donc on a failli perdre notre maison, ça a Ă©tĂ© tout un truc, tout le monde autour de moi Ă©tait angoissĂ© et moi je dormais comme un bĂ©bĂ© et en fin de compte y’a eu assez de visiteurs pour atteindre l’Ă©quilibre…

Cette tranquillitĂ©, c’est votre cĂŽtĂ© Plume ?

Oui, sans doute ! Mais attends, tu dis ça parce que tu as vu Plume (en 1982 il a mis seul en scĂšne Un certain plume d’Henri Michaux, recueil poĂ©tique publiĂ© en 1938 qui met en scĂšne Plume, « personnage sans Ă©paisseur ni volontĂ© affirmĂ©e, qui, dixit Wikipedia, se laisse la plupart du temps porter par les Ă©vĂ©nements » – nda) ?

Non, j’ai juste lu quelques pages du livre de Michaux.

D’accord. Je pensais plutĂŽt aux plumes du canard sur lesquelles tout ruisselle, mais oui il y a aussi de ça dans le personnage de Plume. Donc voilĂ , ça, ça aurait pu ĂȘtre un trĂšs gros coup. La sĂ©rie du Chat Ă  la tĂ©lĂ©, qui a Ă©tĂ© brutalement interrompue par France 2, ça, ça m’a un petit peu mis un coup sur la tĂȘte. Je me suis dit : « Merde, c’est con, on a tellement bossĂ© pour ça, avec plein de monde, c’Ă©tait magnifique. Et tout ça Ă  cause d’un changement de directeur… »

Finalement, j’ai le sentiment que le Chat est quand mĂȘme un univers et un personnage qui rebondit quoiqu’il arrive. Depuis qu’il existe il ne cesse de grandir, de grossir…

Oui, bizarrement, il est un univers en expansion. Alors que, au dĂ©part, c’est quand mĂȘme un principe extrĂȘmement crĂ©tin : un type debout qui dit un machin, un autre, et qui a pas de partenaire, qui a pas de dĂ©cor, qui a pas de chez lui, ou Ă  peine. Au dĂ©but, je me suis dit : « Je vais m’amuser pendant un temps avec ça et puis j’aurai fait le tour. » Et en fait, je me rends compte que le tour est pas encore terminĂ©…

A quel moment vous vous ĂȘtes aperçu que ce personnage allait durer, qu’il Ă©tait pour vous une sorte de Big Bang, de matrice ?

Je l’ai pas ressenti. En fait y’a pas de plan de carriĂšre. J’ai pas de projets Ă  trĂšs long terme. Je suis un besogneux, je bosse beaucoup. Un jour Jean Giraud m’a dit – parce qu’on Ă©tait trĂšs pote  : « Tu vas voir, l’inspiration c’est comme un puits, tu dois y tirer des sceaux d’eau et plus tu la sollicites, plus ça vient et plus y’en a. » Et effectivement, c’est un Ă©merveillement de se dire : « Tiens, y’a encore des choses Ă  trouver, wouah, c’est pas fini, etc. » Et ça vient de l’enthousiasme que j’y mets. Tant que je me marre et que je dĂ©couvre des choses Ă  faire, y’a pas de raison que je m’arrĂȘte. Il faudrait pas que je continue en riant tout seul et que je commence Ă  emmerder tout le monde. Mais pour l’instant les signes sont bons.

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Oui, on dirait que ça marche.

Oui, les gens m’en parlent et ce qui est sympa aussi, c’est que mes lecteurs m’encouragent Ă  faire des expĂ©riences. Il y a deux et quatre ans j’ai fait deux livres qui s’appelaient Geluck se lĂąche et Geluck enfonce le clou. Ce n’Ă©tait pas du tout des Chat. C’Ă©tait des livres de plus petite taille avec des textes un peu trash et polĂ©miques et des dessins que j’avais surtout repris de SinĂ© Hebdo ou SinĂ© Mensuel donc des dessins bien vachards, etc. Ça a fait deux cartons. Et les gens venaient me dire : « Ouais, c’est bien, on adore le Chat mais quand tu y vas au tabasco sans le Chat, on adore aussi, ça nous fait encore plus rire Ă  la limite donc pas d’hĂ©sitation. » Tout Ă  l’heure, je racontais par exemple Ă  quelqu’un que pour moi mon dessin le plus trash c’Ă©tait celui qui titrait : « La burqa est-elle une fatalité ? » On voyait un accouchement. On Ă©tait face au bĂ©bĂ© qui venait et donc la femme qui accouchait Ă©tait en burqa et le bĂ©bĂ© arrivait dĂ©jĂ  en burqa et le mĂ©decin disait : « FĂ©licitation, c’est une fille ! » C’Ă©tait joliment dessinĂ© mais voilĂ , ça je peux pas le faire avec le Chat.

Vous ne vous cachez donc pas derriĂšre le Chat pour dire des choses trash…

Non, en fait j’ai l’impression que le Chat permet de tout dire mais faut parfois lire entre les lignes, parfois la violence est contenue, dissimulĂ©e.

Oui, tout n’est pas ce qu’il semble ĂȘtre. A commencer par le Chat lui-mĂȘme d’ailleurs, qui ne ressemble pas Ă  un chat, qu’on ne voit pas comme Ă©tant un chat. Et Ă  vos dĂ©buts il me semble que quelqu’un vous en avait fait la remarque.

Oui, on m’avait dit : « Votre ours ne me fait pas rire. » Au dĂ©but le Chat Ă©tait mal vu par les lecteurs. Mais le pire, c’Ă©tait les rĂ©actions au sein de la rĂ©daction, les journalistes disaient : « Qu’est-ce que ce chat vient foutre dans mon article ? C’est un article sĂ©rieux et il vient se foutre de la gueule de mon sujet, etc. » Et en fait, j’ai appris aprĂšs coup – parce qu’ils ont fini par avouer – qu’ils rendaient leurs papiers au dernier moment ou qu’ils ne me les envoyaient pas pour Ă©chapper au dessin du Chat. Ce n’est qu’aprĂšs, quand une Ă©tude a montrĂ© que les articles illustrĂ©s Ă©taient beaucoup plus lus que les autres, qu’ils se sont dits : « Ah tiens, j’y vais ! »

Mais qu’on prenne votre chat pour un ours ça vous a Ă©tonné ? Parce que bon, on ne peut pas dire qu’il soit vraiment fĂ©lin…

Non, pas du tout, sauf de temps en temps, dans les premiers albums. Une fois, je l’avais dessinĂ© et il commençait Ă  parler de Kierkegaard, une souris passait et il disait : « Excusez-moi, c’est l’instinct. » Mais bon, il parle surtout de Kierkegaard. Au resto, si le garçon lui sert une boĂźte de Whiskas, il dit : « Vous vous foutez de ma gueule ? » Donc effectivement, il est pas Chat au sens fĂ©lin.

Il a un cÎté montagneux, épuré, minéral. Presque zen, Lao-Tseu, sage.

Effectivement ! Et c’est marrant parce que j’allais te raconter une anecdote Ă  ce sujet. Un jour, avec Pierre Sterckx, critique d’art, on parlait du geste de dessiner et ce chat je l’ai dessinĂ© des milliers et des milliers de fois et il m’arrive encore de le rater, je cherche, donc je suis comme ce vieux bonze sur sa montagne qui essaie de trouver le geste parfait de la calligraphie et je reviens sans cesse Ă  ce nez, ces yeux et ces oreilles. A chaque fois. Il Ă©met quelque chose ce chat. Il me propose quelque chose. Parfois quand je le dessine, je sais pas du tout quel va ĂȘtre le gag. Je me dis : « Tiens, ça mange pas de pain de dessiner une tĂȘte de chat. » Je le dessine, et de voir sa bobine (il se marre – nda ), le regard qui est toujours un peu diffĂ©rent, je me marre, ça me file la banane et hop, y’a une connerie qui arrive ! Mais dans son Ă©conomie de moyens, le Chat a aussi un cĂŽtĂ© un peu british. Donc voilĂ , c’est le zen, c’est le haĂŻku, le geste calligraphique mais c’est aussi le type qui dit des choses horribles sans avoir l’air d’y toucher. Dans ce sens, niveau comĂ©die, il serait proche d’un pince-sans-rire comme John Cleese des Monty Python. C’est pas de FunĂšs qui multiplie les grimaces et les gesticulations.

Le graphisme tout en rondeurs stoĂŻques et Ă©purĂ©es du Chat me rappelle une anecdote sur vous que j’ai lue je ne sais plus oĂč – ça devait ĂȘtre sur Wikipedia : petit lorsque vous ĂȘtes arrivĂ© Ă  Bruxelles vous avez paraĂźt-il flashĂ© sur ce monument tout en boules qu’est l’Atomium. Le Chat, ne serait-ce pas votre Atomium ?

Oui, c’est vrai, et comme l’Atomium le Chat est fait de plusieurs boules : un rond pour le nez, deux ronds pour les lunettes, deux petits ronds pour les yeux et un grand rond pour la tĂȘte. C’est un petit peu le nombre d’or, mais on ne se rend pas compte, on ne se dit pas : « Je vais faire un truc comme ça », c’est qu’aprĂšs qu’on le dĂ©couvre, comme quand on a vu que Mickey c’Ă©tait trois ronds en fait : deux pour les oreilles et un pour la tĂȘte.

Oui, et comme ses oreilles sont toujours reprĂ©sentĂ©es dans une perspective Ă©gyptienne, d’oĂč qu’il tourne la tĂȘte il dessine la silhouette d’une camĂ©ra Ă  l’ancienne !

Oui, j’avais pas remarqué !

Et c’est assez dingue de constater ça a posteriori vu l’impact que Mickey a eu dans l’histoire du cinĂ©ma, c’est comme si ça avait Ă©tĂ© inscrit en lui…

Oui, mais c’est un hasard. A mon avis, si quelqu’un voulait inventer un personnage ou une histoire en la calquant sur ce genre de rĂšgle, ça marcherait pas. Il faut que ça vienne de l’intĂ©rieur…

Et votre Chat avec ses six boules, il a subi une évolution ou il vous est venu direct comme ça, comme une petite machine, un paquet de lessive warholien ?

Non ! Il a beaucoup Ă©voluĂ© pendant, je dirai, une dizaine d’annĂ©es et aprĂšs il s’est stabilisĂ©. AprĂšs, peut-ĂȘtre que dans dix ans je verrai qu’il a encore Ă©voluĂ© mais lĂ  il est Ă  peu prĂšs stable.

Ce n’est donc pas un motif warholien et contrairement Ă  ce que disait quelqu’un – je crois que c’Ă©tait encore sur ta page Wikipedia, le Chat ne pourrait pas ĂȘtre exĂ©cutĂ© par un ordinateur.

Non, y’a des saletĂ©s de copains qui m’ont aussi dit ça dĂšs le dĂ©but : « Mais pourquoi tu te fais chier Ă  le dessiner Ă  chaque fois, tu fais une photocopie et tu lui fais dire autre chose. » Si j’avais fait ça, il n’aurait pas Ă©voluĂ© (et tous les personnages de BD Ă©voluent, regarde Tintin, Mickey, Gaston, c’est incroyable !) je n’aurais pas progressĂ© (parce que je dessine beaucoup mieux qu’il y a 20 ou 30 ans) et j’aurais arrĂȘtĂ© parce que je me serais emmerdĂ©. Dans mon parcours, j’ai jamais hĂ©sitĂ© Ă  arrĂȘter des jobs et des collaborations radio, tĂ©lĂ© ou autres, des choses qui marchaient trĂšs trĂšs bien quand j’estimais que je commençais Ă  tourner en rond. Plusieurs fois je suis parti en plein succĂšs.

Par peur de profiter du succÚs ?

(Silence.) Ah, c’est joli comme formule. Mais non, plutĂŽt par peur de la lassitude. Peur que de belles aventures humaines, d’amitiĂ© et de complicitĂ©, tournent au vinaigre parce que bon tout ça se termine souvent en pugilat. Peur de sentir un jour la main sur mon Ă©paule dire : « Faudrait penser Ă  arrĂȘter parce que… » Je prĂ©fĂšre partir de moi-mĂȘme beaucoup trop tĂŽt que un peu trop tard… Et peur de devenir caricatural Ă  force d’utiliser des choses dont je sens qu’elles marchent…

Mais avec le Chat vous ne sentez pas que ça marche ? Avec lui vous venez de le dire : vous tourner clairement en « ronds » !

(rires) Oui, et je vois l’effet que ça fait, mais je n’ai toujours pas compris le systĂšme. Je ne sais pas comment provoquer le gag, ça reste de l’exploration continuelle.

(SUITE.)

Le chat Tchiiicky Poum

6 réponses
  1. Janka
    Janka dit :

    « Un jour de travail de gagner ». Cherchez l’erreur. Honte Ă  vous, car je considĂšre les mĂ©dias, sans discrimination, comme les porte-drapeaux de la culture, et quel meilleur reprĂ©sentant de la culture d’un pays que sa langue?
    Je n’en suis que lĂ  du texte, mais je m’attends Ă  plus de dĂ©sagrĂ©ables surprises dans sa suite. Si cela se confirmait, je ne me donnerai cependant pas la peine de les reporter.
    Honte Ă  vous.

  2. Sylvain Fesson
    Sylvain Fesson dit :

    Bonjour Janka,
    J’aime aussi que mes papiers soient bien Ă©crits et donc sans faute.
    Mais comme je ne suis pas un vrai mĂ©dia au sens oĂč j’Ă©cris mes articles tout seul et que je n’ai pas toute une Ă©quipe pour repasser derriĂšre avec son peigne fin hĂ© bien voilĂ  il arrive que des fautes m’Ă©chappent, de frappe ou d’orthographe. J’apprĂ©cie donc toujours qu’on me les signale pour pouvoir les corriger, ce que vient de faire une amie bien attentionnĂ©e et donc vous. AprĂšs je mets Ă  votre disposition et ce gratuitement une interview d’un artiste qui vous est peut-ĂȘtre cher et sans m’en remercier ni me dire bonjour vous m’accablez par deux fois du mot « honte ». Vous ĂȘtes bien dur. DĂ©formation professionnelle ?

  3. Guybrush
    Guybrush dit :

    Le message de Janka manque un peu de condescendance, on risquerait presque de passer Ă  cĂŽtĂ©…

    Autrement l’article est agrĂ©able et m’a fait « dĂ©couvrir » autre chose de Geluck, personnage/artiste qui au mieux me laissait de marbre au pire me fatiguait pour ses apparitions calembours (ex : l’Ă©mission de Drucker)..

    Il y a encore du chemin pour que je l’apprĂ©cie, mais au moins ma curiositĂ© aura Ă©tĂ© Ă©veillĂ©e.

    Good job 🙂

  4. Sylvain Fesson
    Sylvain Fesson dit :

    Bonjour Guybrush, heureusement votre message vient contrebalancer tout cela Ă  point nommĂ© 😉 Je suis content que cet entretien vous ai donnĂ© une meilleure/autre image de Philippe Geluck. Avez-vous d’ailleurs lu la suite de cet entretien ?

  5. Guybrush
    Guybrush dit :

    J’ai pris le soin de lire les deux parties.
    L’intervention de janka m’a poussĂ© Ă  commenter sur la premiĂšre et non la seconde…

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