MARIANNE DISSARD

1. The Cat Not Me.

27 décembre 2013. 17h48. Par mail. Entre Paris et Nantes : « Rien de prévu en France », m’informe Marianne Dissard avec qui je suis en contact depuis qu’elle assure elle-même la promo de la sortie de son troisième album, The Cat. Not Me, prévue le 20 janvier chez Waterworks Recordings, le studio d’enregistrement du producteur et ingé-son Jim Waters (The Married Monk, The Little Rabbits, Jon Spencer Blues Explosion…). Marianne avec qui j’échange de plus en plus de mails depuis que j’ai écouté son nouvel album quelques jours plus tôt, et qu’elle est revenu de son périple West Coast.

Au départ j’avais pas compris mais Marianne, née à Tarbes en 69 n’est plus à Tucson, elle est de retour dans l’hexagone. D’où le credo de son site : « Tucson chanteuse in Europe ». Je croyais que ça voulait dire que depuis là-bas, l’Arizona, l’amazone Dissard sillonnait le vieux continent. Mais non, back in Panam et rien à faire. Le cul par terre. « C’est un peu compliqué, mon musicien du moment est de Seattle et tourne avec un groupe occupé » a précisé celle qui avait par contre deux concerts fixés pour mars, un au festival South By Southwest à Austin, Texas, et un à Tucson. Bizarre. Bâtard.

Moi qui voulais l’interviewer de visu (elle m’avait l’air spéciale, différente, je voulais une vraie rencontre, un truc vivant), c’était râpé : de mon côté je venais de quitter Paris. Exilé à Nantes, en quête d’un second souffle (pour ne pas dire plus), j’essayais de faire le point sur ma vie, mes envies. Depuis deux mois. Le cul par terre aussi. Marrant que Marianne et son disque déboulent à ce moment. On aurait pu se voir au Lieu Unique mi décembre. Elle passait à Nantes mais je passais à Paris. Encore manqué. Chassé-croisé. Zut, il fallait qu’on se capte, parle. The Cat. Not Me m’avait foutu la berlue.

Ce que j’avais vu m’avait frappé. Cette voix, c’était comme un fauve évoluant derrière les barreaux de cette musique. Cette musique comme les barreaux évoluant derrière le fauve de cette voix. Un drôle de jeu de cache-cache et de prédation marécage entre cette poésie francophone et ce métissage musical from Tucson (Calexiconnection). Pas tous les jours qu’on entend une française nous renvoyer vraiment au Mustango de Murat. Qu’on entend une nana pratiquer ce rock européen que Bashung avait toute sa vie appelé de ses vœux. Une nana ou un mec. Je lui dirai : no comment, but thanks.

Elle était donc revenue au bercail la môme Marianne et ce disque, comme la fin d’un long parcours, d’une trilogie, en porte la trace. Jetlag. Stigmate. C’est bien connu, éprouvé : on ne rentre jamais au pays, quand bien même on y remet les pieds. Un aboutissement donc ce Cat. Not Me, au sens d’achèvement, de mue. Vertige de la mue. L’entretien a donc bel et bien eu lieu, mais par mails. « Envoie-moi une première question, j’y répondrai, et tu pourras rebondir, m’a-t-elle dit. Si ça devient trop dur de tenir le rythme, je te dirai, on avisera. » Après une pause Saint-Sylvestre, en 12 Q&R, c’était plié (bagage).

 « j’ai grillé 2-3 vies à tenter de faire comme on me demandait »

 

 2. Marianne dissard kitchen

Bonjour Marianne. Ma première question va peut-être te paraître un peu technico-technique, mais tu es peu connue alors pour commencer à te situer j’aimerais savoir pourquoi, arrivée à ton sixième album, The Cat. Not Me (six : déjà !), tu te retrouves à démarcher les journalistes par toi-même. Tu es allergique aux attachés de presse ?
C’est pas technico-technique ta question, enfin pas plus qu’une question sur le placement des micros contre l’ampli Fender ou sur mes inspirations dans l’écriture du texte de « Am Letzen », par exemple. Tout n’est que technique ou tout n’est que vie. C’est même relativement bien au cœur de beaucoup de choses, ta question car c’est la base d’une rencontre et d’un échange que de savoir ce que l’on fait ensemble et ce que l’on attend l’un de l’autre et de soi-même. Donc, je te remercie de cette question des relations de cet album (mon sixième ?!) au monde et, à l’intérieur de ce monde, aux journalistes aussi bien sûr. Et pour te répondre, si tu permets, je vais filer la métaphore du titre de l’album, The Cat. Not Me. Le chat, c’est moi, malgré l’affirmation contenue dans le titre. S’il y a quelque chose d’étrange, de bizarre ou d’inattendu dans ma musique ou dans la manière dont je la porte avant, durant et depuis sa fabrication, il faut en faire porter la responsabilité au chat. Pas à moi. Je suis le chat. Je n’aime pas obéir. Je n’aime pas être enfermée. Pourtant, je suis heureuse avec juste un rayon de soleil à travers une vitre, un filet de sardine et de l’eau fraîche. Il se trouve que pour cet album, je n’ai pas envie de et je peux me permettre de ne pas me forcer à quoi que ce soit. On n’oblige un chat à rien. On peut le forcer à rentrer dans sa cage, à avaler une pilule amère ou lui glisser de force une puce magnétique sous la peau mais on ne retient pas un chat. Les seules décisions intéressantes que j’ai prises sur cet album ont été du domaine de l’instinctif. Ça faisait partie du jeu. J’ai eu un label pour mes deux premiers albums (Le label allemand, le Pop Musik – nda). Ils m’ont demandé, puis exigé que je refasse le premier, qu’ils avaient beaucoup apprécié et qui finira par trouver son (petit) public. Je m’en suis trouvée incapable. Je n’ai pas cette intelligence. Je ne connais pas de chat qui se précipite vers le bâton qu’on lance au loin, et qu’on relance et relance encore. Imagine la tête du chat et ce qu’il en penserait. J’ai eu un tourneur pour mes deux premiers albums. Et un attaché de presse. Et je peux m’attacher encore. Comme le chat, il suffit d’être gentil avec moi et j’oublie mes anciens maîtres. Je n’en ai pas trouvé de nouveaux, cependant et je m’en trouve fort aise. Sans tourneur, lors de la sortie de l’album précédent en France, j’avais décidé de tourner à pied, avec un âne, dans les Pyrénées. Ce fut la seule tournée sur cet album en France. Un des plus beaux souvenirs de ma vie. Voilà pourquoi j’ai accepté de te répondre. Un attaché de presse t’aurait peut-être zappé. Moi, j’essaie de rester dans un présent simple. J’ai déjà grillé deux ou trois vies à tenter de faire comme on me le demandait ou plutôt comme je pensais devoir faire. Alors, je ne réfléchis plus. Comme le chat.

En quoi ont consisté, si ce n’est pas trop indiscret, ces 2-3 vies déjà grillées dont tu parles ? Parce que moi, en gros, présentement, tout ce que je sais de toi, c’est que tu as sorti ton premier album fin 2008 (L’Entredeux, que j’avais reçu à l’époque par un attaché de presse qui, loin de me zapper, aurait été ravi que je t’interviewe) et, en lisant le communiqué de ton nouvel album, que tu as aussi sorti Dedicated To Your Walls, May They Keep Blooming (2006), Paris One Takes (2010), L’Abandon (2011) et Berlin Two Takes (2012). Avec The Cat. Not Me, ça fait bel et bien six…
Six disques contre deux ou trois vies, je m’en tire pas si mal. En fait, je faisais référence aux vies que j’ai grillées à refaire mes deux premiers disques en studio mais surtout en tournées depuis la sortie du premier album, L’Entredeux. L’album zéro, c’est Dedicated…, qui est la démo de L’Entredeux, c’est-à-dire un enregistrement acoustique fait en petit comité à la maison. A son écoute, John Parish m’a demandé pourquoi je tenais à le refaire « en vrai » alors que l’album existait déjà. Je l’ai refait, en studio, avec Joey Burns aux commandes et c’est peut-être là que j’ai commencé à griller de la vie. Paris One Takes et Berlin Two Takes, ce sont deux albums intermédiaires, albums de tournées et non pas tour CD comme on l’entend d’habitude. Ce sont des disques enregistrés pendant les tournées, dans des villes où nous avions le loisir d’un rare jour « off ». Ils rendent compte de l’évolution des albums studios, L’Entredeux et L’Abandon, au contact du public et d’un backing band qui n’est pas celui des enregistrements studio. Le troisième album de cette série, Beijing Three Takes, est en travaux mais il est très différent des deux autres, le reflet peut-être de désirs musicaux qui évoluaient alors déjà vers plus d’expérimentation à base de samples. J’espère le finir en 2014. Voilà, tu sais tout. The Cat. Not Me est donc le résultat d’un rythme assez rapide de sorties et de tournées depuis 2008. Finalement, épuisée d’avoir dû tenir la route dans des conditions souvent difficiles, je me suis retrouvée chez moi, à Tucson, déboussolée, avec un sentiment de fin de course et l’obligation de faire face aux conséquences de mes propres choix de vie. The Cat. Not Me est donc, pour reprendre à nouveau ce terme, l’album de l’épuisement, oui, l’album de la désillusion et de la désincarnation.

3. Marianne dissard âne

Tu parles de Joey Burns, John Parish et Tucson comme si c’était normal alors que pour la plupart des amateurs (musiciens ou non) de rock indé de France, ça évoque Calexico, PJ Harvey, tout ce qu’on ne sera jamais. Mais oui, pour toi c’était normal car tu vivais là-bas. Pourquoi as-tu quitté la France pour Tucson ? Est-ce justement pour la musique, pour que la tienne soit différente de la musique française, pour faire vraiment de la musique ?
J’ai vécu 20 ans à Tucson après avoir vécu 8 ans à Los Angeles et à Phoenix. J’y ai collaboré avec des gens extraordinaires avec qui j’ai partagé durant toutes ces années, comme tu le notes bien, mon ordinaire, mon quotidien. Joey, Howe, Naïm, Thomas au début et puis Sergio, Brian, Gabe, Andrew… Ma famille, mes voisins, mes amis. Mais petit-à-petit, je me suis éloignée comme on s’éloigne un jour de chez soi pour se trouver et s’affirmer. Les choses là-bas, à Tucson, se sont faites instinctivement pour moi, sans chercher à me démarquer, à peine à m’exposer, en composant avec mes racines, avec l’influence des musiques de mon enfance (la chanson française et même béarnaise), de mon adolescence (la new wave, l’industrial, les anglais beaucoup) et en m’imprégnant ensuite de musiques autres et nouvelles pour moi, comme Giant Sand d’abord, X et Hüsker Dü, Johnny Cash puis les américains des années 20 à 70, Harry Nilsson, Hazelwood, la musique de la frontière aussi avec Linda Rondstadt, le mariachi, Vicente Fernandez… Finalement, alors que je venais d’enregistrer un premier album avec Joey Burns, un mélange de chanson et d’americana, j’ai commencé à écouter ailleurs, autrement, vers le hip-hop, vers Minneapolis, d’abord grâce à la rencontre de BK-One, un producteur du label Rhymesayers. Il m’a fait écouter Gonjasufi, rencontrer Budo. J’en suis là maintenant, revenue en Europe avec de nouveaux désirs à assouvir auprès de musiciens américains, pour une musique encore américaine.

Mais pourquoi étais-tu en Amérique ? Faisais-tu déjà de la musique avant d’y être ? Comment as-tu découvert la chose, via tes parents ?
Je m’y suis expatriée en famille, à l’âge de 16 ans, car mon père bossait pour une boîte américaine. Rien à voir avec la musique. Ni du côté de ma mère. A l’époque je ne faisais pas de musique. En arrivant, j’étais parolière et réalisatrice. J’ai commencé par la poésie, puis le cinéma. Si j’ai ensuite gagné Los Angeles, c’était pour y faire du cinéma mais il s’est passé un truc la veille de mon départ pour Hollywood, à l’âge de 18 ans : j’ai rencontré Howe Gelb lors d’un de ses concerts à Phoenix. Nous sommes devenus colocataires à Hollywood et j’ai découvert sa musique, côtoyé de près pour la première fois des artistes. Ça a orienté beaucoup de choses par la suite : mon arrivée à Tucson quelques temps plus tard, le film que j’ai fait sur son groupe, la famille musicale avec qui j’ai par la suite travaillé. Oser prendre la parole sur scène, c’est venu après y avoir goûté au début des années 90 par des performances de danse contemporaine en France. C’était avant que Calexico n’existe. J’ai donc fait mes classes en côtoyant Howe Gelb, je me suis retrouvée sur scène pour la première fois au Palais de Tokyo, mais c’est Joey Burns qui m’a poussée finalement à chanter. Il fait partie de ces gens à qui on ne dit pas non. J’avais aussi la chance d’être épaulée par Naïm Amor, mon mari à l’époque (musicien et compositeur français qui a quitté Paris pour Tucson en 1997 et a sorti des albums en collaborations avec Joey Burns et John Convertino de Calexico, Giant Sand et John Parish – nda).

C’est « marrant », la musique, ta musique, est donc arrivée un peu par « hasard » et « accident » dans ta vie… Mais bon, la poésie, enfin le poème, n’est-ce pas déjà de la musique, en un sens ? J’ai d’ailleurs remarqué que tu portais une grande attention aux textes de tes chansons. La musique est assez américaine mais tes textes sont en français. Penses-tu qu’avoir vécu à l’étranger t’a permis de défranciser le français pour en faire autre chose qui soit ta langue, ta poésie ? Et quel est le regard de tes musiciens américains sur tes textes, ta francophonie ?
C’est très important, les accidents et les hasards qui n’en sont jamais. Howe Gelb appelle ce phénomène « happenstance ». Tu lui demanderas un jour qu’il t’en parle. La poésie de la musique ? Je ne sais pas. Disons que, pour moi, c’est du rythme, mais rarement, voire jamais de la mélodie. J’ai commencé à écrire des paroles de chanson quand j’ai rencontré Naïm Amor. Cette collaboration a « mis en forme » ma poésie, qui est devenue pour le bien de la cause – un homme à conquérir – des paroles pour un chanteur en devenir. Toujours des rencontres révélatrices. J’ai écrit pour lui et Amor Belhom Duo (groupe formé en 97 par Naïm Amor et le batteur Thomas Belhom et qui sortira deux albums dits d’ « experimental avant pop » chez Carrot Top Records – nda) pendant plusieurs années. Et puis un jour, j’avais, moi, des choses à dire que personne d’autre ne pouvait incarner. Je les ai écrites en français comme une évidence, car c’est la langue de l’émotion, de l’intimité pour moi qui a grandi en France. Je pouvais d’ailleurs me dévoiler tout en continuant à me protéger car personne, vraiment, à Tucson ne pouvait comprendre les paroles. C’est vrai qu’en chantant en français à l’étranger d’abord – et si peu en France – j’ai dû apprendre à traiter la langue française comme un instrument de musique, sans trop me soucier de la compréhension qu’on pouvait avoir de chaque mot, chaque phrase. C’est libérateur pour quelqu’un comme moi qui vient de l’écrit. Howe Gelb a d’ailleurs enregistré un texte que je lui avais écrit en français et il ne parle pas un mot de français. Ça ne lui a pas fait peur. Au final, c’est pratiquement incompréhensible mais lui a aimé aborder ces sonorités autres, comme un musicien le ferait d’une guitare nouvelle, d’un instrument pas encore abordé. Ça m’a libérée, oui, d’une certaine obligation par rapport à la langue française. J’en ai fait quelque chose d’assez percussif. Rien à faire si j’y roule les « r » comme une fille du sud ou que j’éclate les consonnes comme une allemande. Ce qu’en pense mes musiciens américains ? Je ne sais pas trop. J’aborde des sujets qu’ils n’abordent pas dans leurs propres textes. C’est beaucoup plus personnel, intime, cru. Sans oublier que ce sont tous des hommes, des garçons souvent. Alors « Fugu » sur l’avortement, « Un Gros Chat » sur un amoureux de vingt ans de moins que moi, « Salamandre » sur la dépression clinique, « Neige Romaine » et son extrait de Pasolini, « Am Letzen » sur le suicide : j’imagine que ça doit leur sembler assez bizarre. Je me souviens qu’ils rigolaient toujours quand, dans « La Peau du Lait », je doublais la syllabe « choc » dans l’expression « choc des mots ». « Choc choc » : ça les faisait rire.

4. Marianne Dissard stud with zikos

Dans le communiqué de The Cat. Not Me tu laisses entendre que ce disque est né par l’écriture des textes d’abord, des paroles. Est-ce toujours comme ça que tu débutes tes disques, en couchant des textes sur du papier ? Si oui, comment ça se passe ensuite, pour les compos, les musiques ?
Au départ, oui, les textes. C’est toujours comme ça pour moi. C’est l’impulsion initiale. Je ne compose pas mes musiques, sauf, et c’est la première fois, pour cet album. J’ai ébauché quelques-unes des mélodies à la guitare, pour les morceaux « Am Letzen », « Election », « Heureusement sans Heurt » et « Mouton Bercail ». Pour The Cat. Not Me, le compositeur est Sergio Mendoza, qui a été mon batteur et pianiste sur nos tournées européennes de 2009 à 2012. Il fait partie du groupe Calexico mais il mêne aussi son propre big-band de speed mambo, Y La Orkesta. J’ai d’ailleurs réalisé une de leurs vidéos. Une fois les textes très largement ébauchés, pratiquement finis, Sergio et moi nous sommes retrouvés chez moi tous les matins pendant une grosse semaine pour enregistrer les démos dans le salon. Il se mettait au piano, j’avais mes textes devant moi, il ébauchait des mélodies, je l’écoutais et puis je prenais un texte parmi ceux qui étaient là, étalés sur la table basse, le texte qui semblait coller à la musique. Ou alors je lui proposais un texte en lui expliquant le sens, la direction que je voulais donner au morceau, en lui traduisant en anglais et il se mettait à jouer. Versets, couplets : ça tombait vite en place. Je tends à écrire assez classiquement, des couplets et refrains assez réguliers dans leur métrique. J’ai peut-être appris cette retenue quand j’écrivais des scénarios qui sont, avant tout, le moyen de communiquer avec les autres intervenants de la création, un langage à part entière. Pour L’Abandon, le deuxième album, composé par l’italien Christian Ravaglioli, j’avais uniquement des bribes de textes, des fragments et c’est en étant à ses côtés, jour après jour dans son studio, alors qu’il élaborait ses mélodies note par note, que les mots se lovaient dans les phrases musicales, syllabe par syllabe. C’était un travail d’orfèvre, beaucoup plus compliqué qu’avec Sergio qui compose, lui, très rapidement, avec des phrases entières, des morceaux avec leurs A et leurs B et leurs C. Du coup, à raison de deux heures tous les matins, nous avons assemblé l’album assez vite. Nous avons enregistré en une prise, à la fin de chaque matinée, les démos piano et voix en posant un enregistreur Zoom portable devant le clavier. Pour ce troisième album, Sergio avait l’idée de composer quelque chose qui soit à mi-chemin entre le premier, composé par Joey Burns et le deuxième, soit un album entre americana à la Calexico et ce que pouvait composer un pianiste italien de formation classique faisant partie de l’orchestre de la Scala de Milan. Moi, j’avais d’autres références en tête. PJ Harvey avec White Chalk, les deux derniers Bashung, le How Animals Move de John Parish. Pour la suite, en studio, j’ai mené les arrangements, donc réalisé et produit la musique que Sergio avait composée pour mes textes. Nous avons commencé par enregistrer Sergio au piano sur tous les titres. Puis Sergio est passé à la batterie et, avec Thøger Lund à la basse ou contrebasse, ils ont joué avec les bases de piano. Ensuite, c’était au tour des overdubs de trompette, guitares, trombone, accordéon, harmonica, mélodica, piano trafiqué, saxos, chœurs, etc. et les voix. Puis, jusqu’au dernier moment du mix, à Minneapolis cette fois, j’ai trafiqué les samples sur « Doll Circa », les édits de voix et d’instruments et j’ai fait quelques choix de montage pour qu’on y voit clair dans ce foisonnement d’instruments.

Tu dis t’intéresser au rap, ce qui ne s’entend pas dans tes musiques. Te plairait-il surtout vocalement, verbalement ? Te sens-tu l’âme d’une rappeuse ?
Plutôt râpeuse. Non, sérieusement, quand tu me vois, tu comprends bien que j’ai peu à voir avec le rap, mais il se trouve que les albums que j’ai le plus écoutés cette année sont les albums de Kanye West, les productions de Harry Fraud et de ces musiciens qui gravitent autour du Low End Theory de Los Angeles (boîte de nuit qui semble tirer son nom du célèbre deuxième album, sorti en 91, du groupe de hip-hop A Tribe Called Quest – nda), Gonjasufi, Aesop Rock. Je m’intéresse surtout à des choses qui m’étonnent, qui m’intriguent, qui me soulèvent, à ces musiques qui me donnent envie d’aller habiter à Los Angeles pour me trouver au cœur de cette émulation, là où les concerts sont remplis de gens qui prennent des notes dans leur tête en écoutant la musique, ceux qui rentrent chez eux après le concert en se jetant sur leurs instruments, leurs cahiers, leurs ordinateurs.
Les producteurs dont je me sens proche sont des gens de Minneapolis comme BK-One et Budo dont je te parlais tout à l’heure. Ils ont une immense curiosité musicale. Par exemple, Budo participe autant à des projets de hip-hop qu’à des albums de pop orchestrale planante. Je prends toujours une claque quand je me retrouve à un live de Low End Theory. Ils passent du hip-hop instrumental d’une glorieuse inventivité. Si tout ça ne s’entend pas dans ma musique, c’est peut-être juste une question de temps. Je l’espère en tout cas. Je ne sais jamais qui sera le prochain collaborateur sur le prochain album. Ça se décide assez spontanément, toujours sur un coup de tête ou de cœur. Mais je continue à être attirée vers ces zones frontières où plusieurs genres se chauffent, se mélangent. Et voilà, ça se trouve dans le hip-hop instrumental en ce moment. C’est pareil pour les textes, je pense sincèrement que c’est aussi là que se passent les choses les plus novatrices. Des textes d’une grande souplesse, inventivité, humour et précision alliés à une « mise en bouche » et une « mise en son » passionnantes avec au final de vrais personnages. Depuis que je suis arrivée à Paris, j’ai pu voir les lives de Danny Brown, Brother Ali… J’en ai loupé pas mal d’autres… Thundercat, Lil’ Wayne. Je suis tout le temps fourrée sur Youtube ou alors j’écoute LLP sur France Inter (le Laura Leishman Project – nda) ou les podcasts de Rhymesayers ou Gilles Peterson. Il se trouve que ma famille musicale de Tucson n’est pas très rap. Plutôt folk, rock indé, mariachi, americana. Ce sont des gens qui jouent tous de tout depuis qu’ils sont mômes, qui n’ont donc jamais eu besoin de sampler quoi que ce soit. Ils m’en ont foutu, des complexes ! J’ai jamais pu apprendre la guitare ni le piano en vivant avec eux. Mais moi, par contre, et c’est peut-être dû à mon expérience de cinéma et de montage vidéo, j’en comprends la nécessité et la logique. Du coup, quand je me suis retrouvée l’an dernier à jouer avec Budo, qui vient de la configuration scénique « classique » du hip-hop avec un MC au micro et un DJ accompagné de son bardas d’ordinateurs et d’instruments, on n’était ni l’un ni l’autre très dépaysés.

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Niveau voix, sans être du tout une gueularde, tu ne minaudes pas. Ton chant est particulier. Il y a un timbre, quelque chose. Dirais-tu que tu l’as trouvée, ta voix ?
J’en ai un, de morceau gueulard comme tu dis ! C’est « Écrivain Public » qui figure dans le deuxième album (à la fin du morceau elle vitupère en effet comme Brigitte Fontaine pourrait le faire – nda). Pour The Cat. Not Me, j’ai essayé de trouver la voix qui correspondait aux textes. J’ai essayé de diminuer les reliefs et de faire le plus délicat possible, tout en retenue, ce qui ne veut pas dire fragile. En live, c’est beaucoup plus sauvage, lâché. Enfin, je ne sais pas, c’est assez contradictoire. Il y a des moments sur le disque où c’est assez théâtral aussi. Je ne pense donc pas que j’ai encore trouvé ma voix. Mais ce que je sais c’est que sur cet album je me suis beaucoup amusée à faire des voix différentes. Sur « Heureusement Sans Heurt », le bonus track, j’y ai fait une voix toute en respiration, assez effrayante. Il y a aussi des voix fantômes, sur « Am Letzen » et « Doll Circa » par exemple. Sur « Doll Circa », j’ai même fait des voix en me gargarisant, le cou levé pour chanter à travers l’eau.

Toi qui explore et a exploré un peu toutes les formes d’expressions artistiques, quels sont, pour chaque champ, les œuvres ou artistes qui ont vraiment compté dans ton cheminement ?
En ordre plus ou moins chronologique et sans nommer de films, livres ou disques précis car j’ai plutôt tendance à voir tout d’un auteur que j’aime, en cinéma je dirai Buñuel, Kubrick, Pasolini et parmi les vivants, Jon Jost, Gregg Araki, Alex Cox, Lodge Kerrigan et Robert Kramer avec qui j’ai eu la chance de collaborer et dont j’ai beaucoup appris (notamment une certaine intransigeance artistique) ; en théâtre/danse, Pina Bausch, Robert Wilson et surtout Ami Garmon avec qui je collabore depuis un bon moment et qui est, je le réalise maintenant, la rare femme de cette liste ; en poésie/littérature, Pasolini, Ernesto Cardenal, Richard Siken, la série Poems for the Millenium, Pierre Guyotat ; en musique, les Beatles, Brel, Marc Seberg, Opposition, Cabaret Voltaire, Nick Cave et à partir du début des années 90 Giant Sand, Johnny Cash, le golden age des songwriters de Broadway (Porter, Irving Berlin, etc..), Jean Fauque, John Parish, Will Oldham, Al Foul et toute la scène de Tucson, Dominique A., Katerine, Bashung, Gonjasufi, Gaslamp Killer, Budo. Et aussi le yoga, la méditation.

Suis-tu des auteurs-compositeurs-interprètes français particuliers ?
A part les grands auteurs « corps » comme Bashung, Catherine Ringer et Bertrand Cantat et l’ancienne garde de la chanson, les classiques indétrônables, j’aime Kenny Arkana et j’aime bien aussi Inspector Cluzo. Ils ont quelque chose des showmen américains. Et puis un français avec la voix de Curtis Mayfield, c’est rare !

Quel est ton rapport avec le public français ? As-tu envie de te lancer à son assaut maintenant que tu es de retour en France ? Car je sais pas ailleurs mais ici j’ai un peu l’impression que tes deux premiers albums ont fait plouf…
Le premier album est sorti en France fin 2008, j’y ai fait quelques concerts, un peu de radio, il y a eu des articles mais je ne pense pas, avec le recul, que j’était prête. Les gens étaient curieux – une petite française produite par Joey Burns ! – mais je commençais à peine la scène, j’ai tout de suite été propulsée dans des émissions de radio dans lesquelles je n’ai pas donné le meilleur. C’était la première tournée, mes musiciens étaient très jeunes, on a peut-être pas autant assuré qu’on aurait pu. Ça a été une déception pour le label. Ils pensaient avoir trouvé un filon avec cette histoire de « chansons françaises produites par Calexico », mais ça n’a pas été aussi facile que ça. Du coup, le second album, d’une facture plus « raide » pour ajouter à la difficulté, est passé inaperçu. Pas de tournée (sauf, comme je te le disais, des concerts dans les Pyrénées, à pied, avec mon âne, un véritable retour au pays). Des journalistes différents, qui n’avait pas accroché sur le premier, ont accroché sur le deuxième. Mais je n’ai pratiquement rien vendu du deuxième album en France. Je ne sais pas. Je ne m’inquiète plus de conquérir quoi que ce soit. J’ai tourné aux quatre coins du monde et ce que je fais est parfois accueilli comme de la chanson française, parfois comme du rock américain, parfois comme du folk féminin ou alors, comme en Chine, comme une musique d’extra-terrestre sous l’influence d’essences psychédéliques. Moi, je ne crois pas faire de chanson française. Je chante en français, certes, mais c’est une musique américaine, je pense. Enfin, tu me diras. Et si je suis de retour en France, c’est un peu un hasard et c’est une parenthèse car je suis surtout de retour en Europe. Que je sois à Paris, à Berlin, Palerme ou ailleurs, pour moi, c’est vraiment important d’être ailleurs qu’à Tucson en ce moment pour reprendre mon souffle et faire le point sur mes désirs de musique, d’écriture et de chant.

Merci Marianne. D’où m’écrivais-tu en France ?
Du canapé monochrome, avec vue sur cour intérieure calme et son immense pin qui monte jusqu’au dernier étage. Au-dessus de ma tête, les voisins piétinent le parquet, leurs gamins pleurent et se font engueuler. A 8 heures ce matin, les cloches de l’église de la place Jules Joffrin (Paris 18e – nda) ont sonné. La concierge glisse des lettres administratives et Le Monde sous la porte. Je vais sortir chercher du pain en bas de l’immeuble. Je suis bel et bien de retour en France.

6. Marianne dissard drapeau américain

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2 réponses
  1. Perruchi-Delage
    Perruchi-Delage dit :

    Bon je t’avoue suis pas fan du tout. La guitare oui elle tournoie gracieusement elle mais tu vois j’achèterais pas le disque.Désolée mais tu peux pas comparer ça à Gaingsbourg y a pas une once de poésie là dedans c’est un bric à brac de plusieurs périodes et je les connais bien car elle a à peu près mon âge cette Marianne ! Par exemple « je ne comprends pas le silence du ciel » en 2014 c’est juste trop lourdingue dix mille fois entendu, les sons ne se répondent pas sa voix n’est ni sensuelle ni mystérieuse, elle n’a même pas choisi sa langue. Pour finir par une note positive la musique par contre oui on sent le texas avec l’harmonica quoique Noir Désir l’avait déjà remis au gout du jour dans leur dernier album. Non c tout fake j’te dis ça manque de réelle violence ça manque de burns, ça manque de densité lyrique, tout fake, que d’chis, désolée mais en fait à 45 ans tu peux pas chanter ça comme si t’en avais 30, faut juste grandir, c’est ça grandir sinon tu passes pas la rampe, et là ça le fait pas. No way ! mais encore une fois ce n’est que mon humble avis.

  2. Sylvain Fesson
    Sylvain Fesson dit :

    C’est vrai que « je ne comprends pas le silence du ciel » en tant que phrase poétique, je m’étais aussi dit que c’était limite (tiens ça me rappelle une phrase de Yves Adrien : « Sky is the limit, ne pas dépasser la dose prescrite »), mais en même temps là on est dans la phrase chantée, mise en musique, on n’est pas dans le texte devant se suffire à lui-même, dans le ciel de la page et des « idées ». Après, à mon humble avis, pas la peine d’en faire tout un western ou alors si par chanson/musique interposée plutôt que par commentaire !

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