DOMINIQUE A : « LA MUSIQUE »

1er septembre 2009. Brasserie Le Terminus Nord, 10e arrondissement de Paris, Gare du Nord. C’est souvent là que Dominique A retrouve la presse depuis qu’il est parti vivre à Bruxelles. J’apprendrai sur le site Poly.fr qu’entre cette ville et lui « c’est une histoire d’amour ambiguë ». Elle le fascinait à travers toutes les BD franco-belges qu’il lisait quand il était môme, notamment La Ville qui n’existait pas de Christin & Bilal, et ado par sa scène new-wave qu’incarnait le label Crammed Disc avec des groupes comme Tuxedomoon, Minimal Compact ou Polyphonic Size, dont il a repris « Je t’ai tant aimé » sur Auguri en 2001. Il a décidé de s’y est installé en 1993 avec sa compagne de l’époque, Françoiz Breut. Il avait été séduit par le « côté franc du collier » des gens après y avoir donné quelques concerts à la sortie de La Fossette. Là-dessus son parcours a été bizarrement lié à la ville. En 1995, pour solder ses « fantasmes musicaux », il y a enregistré La Mémoire neuve avec le producteur de Tuxedomoon et de Minimal Compact. La même année il l’a quittée pour Cherbourg, Nantes, Paris. Ça aurait dû être « une affaire classée » mais il y est revenu en 2001, pour raisons « familiales, personnelles » et il y vit toujours, « en exil prolongé ». Il aime ses librairies, ses disquaires, ses lieux de concerts et le « duplex de 130m2 à 850 euros par mois » qu’il y loue avec son actuelle compagne, Laetitia Bégout, conscient qu’il serait dur « de trouver l’équivalent dans une autre capitale », qui plus est aussi « laid back, facile à vivre ». Mais il déplore ses « rues trop étroites », ses quartiers « vraiment dégueulasses », ses boulevards « en délabrement », sa profonde « tristesse », son « sentiment d’étouffement ». Aurait-il besoin de vivre dans un environnement fondamentalement neutre voire carrément décevant pour pouvoir continuer à créer ? « Enfant, j’ai vécu dans des endroits où mes parents ne voulaient pas vraiment vivre », dit-il. Ils lui ont « transmis ça », mais une chose est sûre : il n’y finira pas son « existence ».

Pour les journalistes, une autre chose est sûre : c’est toujours un plaisir de retrouver Dominique A à l’occasion d’une sortie de disque, quel qu’il soit. Là, c’est spécial, le nouvel album est déjà sorti depuis 6 mois et on sait que c’est un très très grand disque, qui représente un moment charnière (encore un) dans la carrière de son auteur. On en a d’ailleurs déjà discuté. C’était le 16 août 2009 au festival la Route du Rock. Avant son concert solo du soir entre Bill Callahan et Grizzly Bear, il s’était aimablement pointer sous grosse tente pour se prêter au jeu de la conférence de presse. On lui avait demandé ce qu’il pensait du groupe qui faisait débat depuis sa prestation chaotique le premier soir du festival. My Bloody Valentine, il n’a « jamais été fan », à l’époque il préférait les Pale Saints, mais il aurait bien aimé les voir car il se souvenait d’un « compte rendu de concert dithyrambique quand ils avaient joué en 92 à l’époque de Loveless », qu’un copain lui avait dit « que c’était vraiment quelque chose » et que du coup c’était « un peu comme voir le Velvet », même s’il n’est pas allé les voir quand ils se sont reformés parce qu’il ne voyait pas « l’intérêt ». « Pour moi de toute façon, avait-il conclu, créant des rires gênés dans l’assistance, c’est des gens qui aiment cachetonner, point barre. Ils viennent jouer le même bourgat qu’il y a 15 ans, voilà. » Il avait précisé qu’il jouerait « en solitaire pour des raisons logistiques », mais qu’il répétait en groupe avec David Euverte (claviers), Sébastien Buffet (batteur « qui a joué avec plein de gens, Tanger, Autour de Lucie, Telepopmusic ») et Thomas (guitariste, « le junior de la bande, qui joue dans Montgomery ») et que les futurs concerts seraient « à la fois fidèle et plus organique » que le disque parce que pour la première fois depuis 7 ans, il avait un vrai batteur sur scène (sur L’Horizon ç’avait été Jérôme Bensoussan, trompettiste, à qui il avait demandé de jouer « de façon brutale, primale, martelée »). Là il voulait que ce soit « plus souple rythmiquement. »

On avait alors essuyé les plâtres de son nouvel album, La Musique. J’avais lu qu’il le qualifiait de « La Fossette version Red Bull ». « Est-ce La Fossette version tunning ? » « Tunning ?! » « Oui, comme une voiture qu’on customise pour la rendre plus puissante. » « Ah oui, je ne suis pas très branché bagnoles ! » « Mais que voulais-tu dire par-là ? » « La Fossette c’est le premier disque que j’ai fait, un disque assez atone, sans énergie et je suis devenu très… Disons que ma voix et mon corps ont changé ! Donc forcément la musique a suivi. » On l’avait tous senti à son arrivée à la conf. Son aura avait déclenché comme un « Ouf », comme s’il était investi d’un nouveau corps, d’une nouvelle mission. D’un coup la grande tente qui nous rassemblait m’avait paru toute petite, comme si on accueillait un géant. (Je garde le souvenir irrationnel de lui se courbant pour entrer.) Ce n’était pourtant qu’un homme, un grand gaillard, blanc, chauve. Un chansonnier hexagonal, tendance inde rock. Et ce n’était pas la première fois qu’il se rendait au festival rock de St Malo. Il était déjà venu à l’hiver 93 (avait « bien ri »), à l’été 96 (avait « fait un concert médiocre ») et à l’été 2001 (en concert avec Yann Tiersen et ne se souvient de rien). Ce n’était qu’un homme mais on aurait dit Johnny Cash à Folsom Prison. On se sentait enfin considéré. Un parfum de libération gonflait l’audience, chargée de camaraderie, de tacite admiration. Ça voulait poser des questions. Dans cette atmosphère de Master class relax Max, il nous a humblement appris que La Musique a commencé quand il a triomphé de sa « grande paresse par rapport à tout ce qui est technique » en se rachetant « un petit 8 pistes numérique » et qu’il s’est enfin avoué qu’il avait véritablement « envie de travailler jusqu’au bout en solo ». Après tout a été « très ludique ». Dès qu’il n’avait plus d’idées, il allait s’acheter une boite à rythme ou un synthé. En 9 mois, chez lui, comme ça, il a (tranquillement ?) enregistré « une petite trentaine de morceaux ».

Stylistiquement, Dominique A voulait s’inscrire dans « les musiques électroniques des débuts ». Il pensait à Kraftwerk, Suicide, ses « deux principales influences » étaient un disque d’Orchestral Manœuvre in the Dark et un de Blue Nile, « le dernier où ils utilisent des synthés très crapoteux, des fausses cordes et des boites à rythmes qui filent droit, des patterns qui ne bougent pas du début à la fin du morceau, quelque chose de rigide et d’assumé ». Comme pour lui « il y a quelque chose d’obscène dans le fait de programmer ces machines de manière très pointilliste », il les utilisait comme si c’était « de gros aplats de couleurs », quelque chose de « pas primitif », ni de « lo-fi ». Il souhaitait ensuite « un vrai travail de production » avec Dominique Brusson pour que ce soit « assez sobre sans que ce ne soit que guitare-voix ». Il a d’ailleurs souligné que des morceaux de La Musique étaient « très orchestrés », surtout « Immortels » qui « aurait très bien pu se retrouver sur un disque précédent ». Mais avant de retravailler ça, il tenait à vraiment à « jeter le machin ». Et Dominique A a tellement envoyé le bousin qu’il s’est donc retrouvé avec 30 chansons et quelques. Il en a tiré un second disque, 12 autres titres : La Matière. Initialement « c’était un garde-fou ». Il voulait tellement que La Musique soit un disque « efficace comme une avancée sans détour » qu’il s’est fait violence, écartant des titres qu’il aimait beaucoup « mais qui allaient le ralentir ». Faire ce « deuxième volet » lui a donc permis de prémunir La Musique de « tout ce qui sinuait ». Cette Matière peut donc être vue comme la facette souterraine d’une Musique où Dominique A tend, à sa manière, à une pop accrocheuse. Il s’organise « complètement différemment », alternant des passages « très calmes », d’autres « expérimentaux », des « grosses parenthèses » et des morceaux « un peu plus acoustiques ». Parce qu’en ce moment, le bougre a beau dire « beaucoup de mal de l’acoustique », dans La Matière« il y a quand même des morceaux acoustiques ».

Comme il est devenu une sorte d’institution, d’incarnation du bon goût pop-rock made in France, je lui avais donc demandé si de revenir à des instrumentations cheap n’était pas aussi un moyen de casser son image de rockeur cérébral égérie des Inrocks. Dominique : « Oui, non, c’est plus… Oui, y’a quand même cette idée, effectivement, parce que… En fait dans la production française, en tous cas en ce qui concerne la chanson – car je fais de la chanson, je ne fais pas autre chose – je trouvais que depuis quelques années ça dormait vraiment au niveau des sons, c’est-à-dire que tout le monde enregistre bien avec des beaux micros bien placés, etc. Et là, par exemple, ça ne concerne pas juste les boites à rythmes, toutes les guitares électriques sont enregistrées en direct, il n’y a pas d’ampli. Ce n’est pas le moyen le plus approprié pour obtenir un joli son mais j’avais vraiment envie de me lancer dans un truc assez brut quitte à l’enrober dans du sucre au mixage. Par exemple il y a un morceau, le plus noisy de l’album, qui s’appelle « Je suis parti avec toi » et c’est fait qu’avec des guitares acoustiques saturées dans l’idée de prendre un instrument un peu noble pour en faire un truc un peu crade dans le son. Donc effectivement, il y a un peu cette idée. Ce n’est pas nouveau en soi, mais c’est vrai que depuis des années, même dans les disques que j’aime bien, j’ai l’impression que chacun cherche à faire des choses vachement ouvragées, polies et que ça manque un peu de brutalité et de frontalité dans le rapport avec la chanson. Donc bon, c’est un peu gonflé de dire ça mais oui, il y avait cette idée-là par rapport au bon goût. Bien vu. » Cela dit, conscient comme moi de sa nouvelle stature de commandeur seul au sommet, quelqu’un lui avait alors demandé quand est-ce qu’on aurait droit à son évangile folk « à la Johnny Cash ? » Il avait ri, dit qu’il n’en savait rien. J’avais relancé : « Ce n’est donc pas quelque chose que tu envisages ? » « Si, si, de temps en temps, ça m’arrive mais non, non, c’est pas facile à faire, faut… faut être vieux. Bon j’en prends le chemin ! »

Il avait botté en touche (« L’autre jour, je rêvais d’une tournée avec juste une guitare, mais ça ce sera pour mes vieux jours et puis y’a des jours ou j’ai envie… du Budapest Symphonic Orchestra. Ça dépend des périodes, rien n’est arrêté, c’est le bordel ») et là-dessus la conf avait pris fin. J’avais juste eu le temps de lui parler, alors qu’il partait, du parallèle que je l’avais déjà entendu faire entre « Calo », à qui il venait de filer deux chansons et… Blonde Redhead. Dans un sourire, il m’avait dit que ça l’amusait de voir que ça avait choqué les tenants du temple indie et que oui, pour lui, toutes proportions gardées, ce dauphin d’Obispo barbotait dans les mêmes airs baroques que ces disciples de Sonic Youth. Et toc ! On avait donc fait qu’effleurer le sujet qui me brûlait les lèvres, l’invisible transmission de flambeau entre lui et Bashung. Parce qu’il n’était question que de ça derrière l’évocation mythique de Cash : « Bash » ! La chair(e) du grand rocker français. A l’heure de le retrouver pour la sortie de l’édition limitée livre-disques La Musique / La Matière, j’étais verni d’en avoir déjà parlé avec lui parce qu’il avait déjà deux autres disques dans l’actu : The Kick Peplum, un EP de 4 titres issu des mêmes sessions d’enregistrement que les 2 x 12 titres du « double », et Songs Over Troubled Water, une compile carte blanche commandée par la Fnac, « quinze petites merveilles d’obédience pop, rock, folk, tutoyant le spleen sans jamais s’y vautrer, versions blanc bec du blues, qui sont comme des baumes pour les jours de moins bien, et même pour les jours où ça va bien, histoire de ne pas oublier que ça ira peut être moins bien demain », pitche-t-il dans le livret de ce disque où il s’est fait « une joie » et « un devoir » de « contourner les incontournables du genre » que ce soit « une invitation en destination de discographies sous évaluées, voire flirtant avec l’oubli, qui a, en pop, un compte bien garni. » Belle occasion pour revenir (par une autre porte) sur la nouvelle aura de King Dom.

« j’ai les pieds dans la glaise tout en aspirant à un ailleurs »

Bonjour Dominique. Qui étaient les deux journalistes qui t’interviewaient avant moi ?

C’était deux journalistes du magazine féminin Causette.

Ah, marrant. Que te voulait donc ce nouveau magazine féminin à tendance « féministe » ?

A la base ils m’avaient proposé une séance d’essayage (rires) !

Ils voulaient faire de toi un « sex symbol » pour leurs lectrices !

Exactement, mais comme j’ai refusé ils m’ont fait faire un truc sur la langue française.

Pourquoi as-tu refusé ? Ces photos auraient pu te permettre d’élargir ton public !

Oui mais pour l’instant ce qui a élargi c’est surtout mes hanches, donc bof (rires) !

En tous cas ça tombe bien parce qu’une des choses dont je voulais te parler c’est…

De mes hanches (rires) !

Ahahah, non, non, je voulais plutôt te parler de l’élargissement de ton public !

Oui, il y a quelques nouvelles têtes (rires) ! Et comme je vends toujours autant malgré Internet c’est que je suis sans doute plus écouté que jamais !

A quand daterais-tu cette « conquête » d’un autre public ?

A la sortie de mon album live (Sur nos forces motrices, 2007 – nda). Je pense que c’est là que j’ai commencé à toucher un autre public. Enfin un autre public, c’est beaucoup dire parce que ce n’est pas vraiment le cas, mais disons que j’ai constaté que je me suis alors mis à intéresser des médias plus généralistes. J’ai eu mes premiers gros papiers dans Elle, des trucs comme ça. Tout ça vient souvent des gens de ma génération, des journalistes de 35-40 ans qui ont fini par accéder à des postes hauts placés et comme ils aiment toujours ce que je fais ils s’octroient la liberté de parler de moi dans de plus grandes largeurs. Il y a ce phénomène-là et puis il y a peut-être aussi le fait d’avoir tenu tous les mois pendant plusieurs années une chronique pour TGV magazine (il a fait de même pour Epok, le magazine de la Fnac, et, en bon passeur, il continue de partager régulièrement ses coups de coeur sur son site, Comment certains vivent – nda). Ça a contribué à me rendre un peu plus populaire. Je crois qu’avec ça plein de gens me connaissent sans savoir ce que je fais. A part ça depuis un an j’ai remarqué qu’il y a vachement de black à mes concerts.

Vraiment ?

Oui, d’ailleurs l’autre jour à la gare un guitariste rasta est venu me parler. C’est assez marrant.

Oui, parce que toi à la base tu as plutôt un public de blanc-bec qui lit Les Inrocks.

Oui, mais ça c’est aussi parce que la société française change et ça fait du bien car ça change de l’image d’Epinal du blanc-bec. Pareil, la dernière fois j’étais à un mariage et une femme de 60 balais est venue me parler de ce que je fais. Je me suis dit : « 60 balais, j’en approche… »

La dernière fois que je t’ai interviewé c’était cet été à la conférence de presse que tu as donné lors de ton passage à la Route du rock, et tu m’avais dit qu’à tes débuts tu faisais confiance à la ligne dogmatique de ton label, Lithium, qui consistait à ne surtout pas faire une musique qui puisse plaire au grand public. Aujourd’hui, tu penses autrement ?

Oui, je cherche à m’ouvrir. Là, pareil, avant Causette, j’ai fait une interview pour D-side et la journaliste m’a demandé si je savais que j’étais très respecté dans le milieu indie goth ? Bah non, je savais pas. C’est marrant d’écrire à la fois pour Calogero, d’essayer de bien le faire, et d’avoir de bons retours de tous ces publics très différents. J’adore ça, c’est une chance.

Te serais-tu découragé à un moment de sentir que tu touchais toujours les mêmes gens ?

Oui, je pense qu’à force ça te pousse à jeter l’éponge artistiquement. Moi, je suis pas devenu incontournable, faut pas rêver. Mais c’est vrai que ça réconforte un peu de pas toujours parler aux mêmes personnes, même si ça réconforte aussi de toujours parler aux mêmes personnes parce que ça veut dire que tu ne t’es pas écarté de ton droit chemin de départ.

A propos de gothique, je repense aux photos que tu as fait faire de toi pour La Musique, notamment celle qui figurait sur le communiqué de presse, et je me dis que c’est pas très étonnant que tu plaises aux gothiques : sur cette photo tu as des airs de comte Dracula !

Oui, mais ce n’est pas volontaire. La photo a été prise par Maria Mochnacz, une photographe qui a beaucoup travaillé avec PJ Harvey. Elle a fait ça avec du vieux matos russe qu’on ne peut même plus développé en Occident. On dirait des appareils de tortures (rires) ! Elle aime ce côté sombre. Ça me correspond, mais jusqu’à un certain point. Il y avait des photos encore plus dark que celles dont tu parles, dont une dont je me souviens très bien, très belle, mais on ne l’a pas gardé parce que là dans le genre on s’est dit que ça allait faire too much et exclure des gens. On en a donc choisi une plus cool.

Je n’y avais pas pensé avant mais même « Immortels », le premier single du nouvel album, peut être vu sous cet angle gothique…

C’est vrai (rires) !

Lors de ta conférence de presse à la Route du rock de 2009 tu as dit que la couleur bleu te venait en tête quand tu pensais aux chansons de La Musique. Ça m’a marqué parce que moi quand j’écoute « Immortels », « Hasta que el cuerpo aguante » et « Des étendues », qui sont sans doute les morceaux les plus lyriques du disque, je vois aussi du rouge…

C’est toujours délicat d’avoir un regard juste sur ce qu’on a soi-même créé. Cette histoire de bleu c’est peut-être plus l’idée que je me fais de mes morceaux que ce qu’ils sont réellement. Mais oui, moi je vois tout en bleu, et je pense que c’est dû à l’utilisation des machines qui, en simplifiant les choses, les rigidifient, les rendent plus froides. Mais là on vient de faire un EP, qui s’intitule Kick Peplum, et sa couverture est rouge.

Ah oui ? Que contient-il ?

Quatre chansons inédites réalisées dans les mêmes conditions que celles de La Musique, c’est-à-dire seul chez moi et enregistrées par Dominique Brusson. Ce qui les distingue c’est juste le fait qu’elles ont toutes la musique pour thème. Par exemple l’une d’elles s’appelle « Manset ».

Ah oui, je me souviens de l’avoir découverte il n’y a pas longtemps (c’était le 25 mai 2009) durant le concert que tu avais donné à la Maison de la Radio pour la 300e Black Session de Bernard Lenoir (il est d’ailleurs celui qui a fait le plus grand nombre de Black Session : 7). Elle m’avait tellement plu que j’ai été un peu déçu de ne pas la retrouver sur La Musique. Pourquoi ne l’as-tu pas incluse ?

Parce qu’elle m’est venue après.

Ah ok. Et c’est quoi l’idée de cet EP sur le thème de la musique ? Tu as fait une chanson sur tous les grands noms de la chanson rock française : Manset, Bashung, Murat, etc. ?

(Rires.) J’aurais pu mais non. Il y a donc cette chanson sur Manset, une autre dans le même style sur Gisor (de son vrai nom Dominique Petit, cet auteur-compositeur-interprète a connu un début de carrière prometteur en 1981 avec l’album Partir, mais s’est médiatiquement sabordé en cachant sa timidité derrière une provoc excessive. Il mourra d’un cancer peu après avoir enregistré en un second album en 2001, qui ne sortira jamais. Dans son livre Un bon chanteur mort, Dominique A le décrit en « obscur épiphénomène venant de nulle part (de la ville de Gisors, en l’occurrence), s’adonnant à un genre de new wave variète d’époque , pré-Boutonnat et Musumarra (pygmalions respectifs de Mylène Farmer et de Jeanne Mas) et doté d’un organe vocal de gouailleuse hard rock, coupe de ronces à l’avenant » – nda), il y en a une sur le label Sarah Records qui s’appelle « Sarah, Bristol » et une qui s’appelle « Chambre d’Echo ». Au-delà de leur thématique musicale, ces morceaux sont globalement plus noise pop que ceux de La Musique. Un pote m’a même dit que la pochette de l’EP évoquait un mix entre celles de La Fossette et de Loveless (second album et chant du cygne sorti en 1991 de My Bloody Valentine, célèbre groupe de noise rock irlandais mené par Kevin Shields, type que sa folle quête du son mènera dans le mur, comme Smile le fera de Brian Wilson des Beach Boys – nda). C’est vraiment la même ambiance, le même rouge…

Et ce morceau sur « Manset » alors…

C’est un texte que j’avais mis de côté pendant que j’écrivais l’album. Je trouvais qu’il était trop bavard pour le disque que j’imaginais. Je l’ai retrouvé après et la musique m’est venue très rapidement. En fait c’est ma copine qui m’a entendu répéter le morceau et qui m’a dit : « Tu devrais la prendre, elle est hyper forte ». Je me suis dit : « Mince, trop tard ! » (Rires.) Mais je l’ai tout de suite joué lors de la tournée La Musique / La Matière et je voyais qu’elle plaisait. Du coup ça m’a donné envie d’en faire d’autres. J’en ai donc fait trois dans la foulée. J’aime bien fonctionner comme ça : que l’envie d’un disque devance presque son contenu. Après faut juste que la maison de disques soit partante, que ce soit économiquement viable…

Un retour de Manset sur ce morceau ?

Comment ça ?

Sais-tu si Manset a entendu ta chanson ?

Non, non, non, surtout qu’elle n’est pas encore assez diffusée. Et puis, je sais pas si j’y tiens.

Tu crains que son retour soit négatif ?

Je pense que le mec est imbuvable. Il pourrait se dire : « Je vais faire un procès ! » (Rires.)

Tu penses ?!

Non, mais je veux dire le mec est tellement loin, tellement imbu de sa personne…

Mégalo ?

Même pas : imbu de sa personne et imbu du succès.

Il semble vouloir tout contrôler.

Ouais, comme s’il était persuadé d’être Lautréamont. Ce qu’il est peut-être hein, j’en sais rien, mais c’est surprenant. Je ne pense pas que Lautréamont s’enorgueillissait d’être Lautréamont. Après il fait peut-être juste ça pour pas être emmerdé. Mais en même temps c’est étonnant…

Que voulais-tu exprimer dans ce morceau ? L’amour de ton père pour la musique de Manset ?

Non, parce que c’est pas une histoire personnelle, c’est une invention, mon père n’écoute pas Manset et il est encore en vie, Dieu merci. J’avais juste envie qu’il émane du morceau un peu le même truc qu’il émane des chansons de Manset, ce thème de relation père-fils, mais sur un plan peut-être plus terre-à-terre. Puis je sais pas, après c’est venu naturellement, je suis parti sur une histoire. A un moment donné j’avais même cette idée de faire un concept album avec que des noms de chanteurs. Créer des personnages et des histoires autour de ça, partir d’un fantasme autour d’un nom, sans absolument retranscrire…

Ce que tu dis là me rappelle ta chanson « Les chanteurs sont mes amis », qui figurait sur ton album Auguri, et surtout le bouquin Un bon chanteur mort que tu as récemment sorti chez La machine à cailloux. Tu t’intéresses donc beaucoup au thème du chanteur…

Ouais, ouais, parce que je suis passionné par les voix et par rapport à ça je me sens acteur en tant que musicien-chanteur et presque autant spectateur en tant que critique-chroniqueur.

Tu sembles dans une sorte d’entre-deux – ou d’en dehors – qui fait que chez toi ces deux pôles ne sont bizarrement pas incompatibles mais semblent au contraire faire ta force.

Ouais, ouais, avant ces deux choses étaient séparées mais je sais pas pourquoi, moi ça me va. Donc oui, le thème du chanteur m’intéresse, mais citer des noms de lieux ou de gens dans une chanson c’est un truc que je me suis longtemps interdit. Pour moi c’était surfaire et puis à un moment tu te dis : « Puisque tu penses ça, est-ce que tu peux essayer d’aller au-delà de ça ? » Du coup plein de chansons avec des noms de villes et de gens me sont arrivées. Dans un autre registre – parce que lui c’est vraiment à la fois son truc et sa croix – c’est ce que fait Delerm. Il a cette façon de planter facilement un décor par ce biais. J’ai fait pareil avec le mot Manset. Pour moi c’était comme un verbe à l’imparfait : je manset, tu manset… Mais je manset quoi ? Sur La Musique il y a aussi « Nanortalik » où j’ai pris le nom d’un lieu…

Il a aussi « Valparaiso » sur La Matière

Oui, je pense aussi à « Antonia » (sur Auguri – nda). Tout ça me permet d’angler le morceau et d’entrer en résonnance avec l’imaginaire des gens. Mais c’est vrai que ça aurait été marrant de faire un tout disque comme ça sur des noms de chanteurs. Après le problème avec ce genre de concept c’est que tu dois les porter sur tes épaules pendant un an et au bout d’un moment tu dis toujours les mêmes choses, comme c’est le cas dans l’affaire « Immortels » / Bashung. J’ai eu le malheur d’en parler et c’est devenu un gimmick d’interview, presque un argument de vente. Voilà, j’ai ouvert la porte à ça, j’aurais peut-être dû la fermer !

Tu en avais écrit d’autres des chansons pour Bashung ?

J’avais aussi envoyé « Le chien » qui est sur La Matière.

Que je trouve assez tubesque comme « Immortels ».

Faussement tubesque.

Le son rudoie mais la mélodie accroche…

Ouais, ouais, justement mais bon…

C’était la première fois que tu collaborais avec Bashung ?

Ouais mais bon, c’était pas une collaboration.

Tu n’envoyais que tes démos mais pour toi c’était important qu’il puisse les retenir ?

Bah c’est la rencontre qui était importante. On s’est rencontré dans ce bar, Le Terminus Nord. Mais attention j’y reviens pas comme un lieu de pèlerinage. J’ai pas le rapport qu’a Miossec avec Bashung. Je sais que lui, quand il l’a rencontré, il en pouvait plus, ça le rendait fou tellement il était fan. Moi non, c’est pas le cas parce que c’est moins lié à mon adolescence. Bashung, j’y suis venu sur le tard. Alors bien sûr j’ai eu l’impression de côtoyer quelqu’un d’énorme mais voilà, j’étais plus déçu que ma chanson ne soit pas retenue…

Et comment tu t’es donc réapproprié « Immortels » pour ton propre disque ?

Bah écoute, il était hors de question de la laisser dans un tiroir. Pour moi, comme elle était justement plus explicitement lyrique que les autres, elle avait un côté bouclier dans l’album. Un mec de Cinq7 (son label – nda) m’a même dit que c’était une bonne chose que Bashung ne l’ait pas prise. Alors après les gens peuvent penser ce qu’ils veulent mais voilà pour moi c’est ma chanson.

« Immortels » arrive très tôt dans l’album, juste après « Le sens », son premier morceau, musicalement et vocalement totalement différent. Ça crée comme un saut. On a le sentiment que la rondeur lyrique d’« Immortels » se trouve décuplée de jaillir comme en embuscade après l’instrumentation rachitique du « Sens ». ça créé un saut, comme si on passait du Dominique A de 1992 au Dominique A de 2009.

Oui, pour moi l’intervalle de deux secondes entre les deux chansons, c’est ce qui sépare ma première manière que j’ai eu de faire de la musique de la manière que j’ai eu de la faire ces dernières années, avec plus de jetée, d’arrangements, d’orchestration. J’avais envie de mettre la totale dans les 10 premières minutes du disque pour avoir l’impression d’en être débarrassé. Je trouvais ça assez marrant. L’intention était donc parfaite mais je m’en méfie des intentions. Il fallait que musicalement ça fonctionne. Or là, ça s’enchainait vachement bien. Donc royal.

On vient de parler de Bashung et Manset. Aujourd’hui tu te retrouves encadré par ces grandes figures de la chanson française. Ne te sens-tu pas une sorte de responsabilité ?

Ouais, c’est peut-être une façon de revendiquer ma place dans la famille. Ouais, y’a peut-être un peu de ça. Mais je le sens naturellement. C’est-à-dire que pour moi Manset c’est évident. Je me sens une vraie affinité mélodique avec lui dans ce côté très terrien, les deux pieds dans la glaise, un sol bien boueux, tout en ayant une aspiration à l’ailleurs. On partage aussi un certain rapport à l’enfance. Après chez lui y’a cette image du paradis, une psycho-mythologie que je vais exprimer différemment parce que culturellement j’ai pas les mêmes mots et que je vois pas l’enfance comme un paradis perdu, mais plutôt comme un enfer à décrypter (rires) ! Mais j’ai pas eu une enfance malheureuse.

Sur L’Horizon, « Rue des marais » est d’ailleurs une méga chanson sur l’enfance…

Oui et avec son côté chanson à rallonge elle est très « manséenne ». Quand je l’ai faite je pensais à Manset et à Leonard Cohen donc voilà, c’est clair qu’on ne vient pas de nulle part. J’ai toujours rattaché ce que je faisais à ce que j’aimais : « Voilà, je pense que je viens de là ». Je suis ces gens-là avec plus ou moins de réussite. C’est pas à moi de dire si j’y arrive ou pas. Je pense que j’y arrive mais bon.

C’est marrant parce que durant ta conférence de presse à La Route du rock de 2009 beaucoup de questions qui t’étaient adressées convergeaient vers cette préoccupation : « Dis, Dominique, quand est-ce que tu vas endosser le rôle de nouveau grand rocker à la française en faisant un grand album folk dans la lignée  Johnny Cash / Leonard Cohen ? » Ça, je me souviens, on te l’a presque demandé mot pour mot. J’ai le sentiment qu’au vu de ton âge et de ton parcours, c’est une attente qui pèse de plus en plus précisément sur tes épaules. Les gens réclament le chef d’œuvre, la Bible de Dominique A ! Tu le sens ?

Ouais ! Le truc folk c’est considéré comme le grand œuvre ! Mais en France – enfin c’est vrai ailleurs mais surtout en France – si t’as pas fait 15 albums ou si t’es pas mort y’a rien à faire. Après Manset c’est particulier : dans quelle mesure sa mort va-t-elle réévaluer ce qu’il a fait ?

Bonne question car Manset, physiquement, en tant que chanteur, il est tellement absent que c’est un peu comme s’il était déjà mort. D’ailleurs pour moi si Manset a enfin écrit pour Bashung sur Bleu Pétrole, ce n’est pas juste parce que Bashung avait fait place net en ne reprenant pas son parolier Jean Fauque, c’est surtout parce qu’en un sens Bashung était déjà de l’autre côté. (C’est d’ailleurs, comme un guéri, ce qu’écrira Manset dans un petit livre consacré à Bashung, Visage d’un dieu inca, qui paraîtra le 6 mai 2011 : « Finalement nous nous étions retrouvés sur le dernier parcours, et c’était bien ainsi… ») Sur L’Imprudence et sur Fantaisie Militaire, il s’était défait de ses oripeaux sexe, ogre et rock’n’drôle pour se rapprocher du poète sépulcral que Manset a toujours été. Il s’était en un sens « manséïsé ». Donc voilà la collaboration a pu se faire. C’est ma petite théorie…

Ouais, ouais, c’est vrai. De toute façon l’idée d’une carrière c’est qu’au début tu rues dans les brancards et qu’après tu t’académises. Un mec qui a toujours été classique c’est plus rare. Normalement ça prend du temps d’atteindre un certain classicisme. Il y en a qui y arrivent à 22 balais mais c’est pas des français. En France si t’as 22 balais je crois que t’es un peu obligé de ruer dans les brancards. Un mec de 22 balais qu’arrive avec un disque folk, y’en a pas à ma connaissance. A la limite, le plus jeune mec que j’ai connu et qui faisait vraiment un truc folk intéressant c’était Miossec. Et il avait déjà 30 balais. Mais en un sens c’était assez jeune.

Miossec, j’ai l’impression qu’il est plus connu que toi, non ?

Oh oui.

Et Murat ?

Aujourd’hui Murat vend pas plus de disques que moi, mais Miossec oui.

En même temps Miossec on dirait qu’il fait toujours la même chanson, non ?

Ouais, mais quand tu entends une chanson de Miossec ça trompe pas. Il y a un truc immédiat dans la narration et le timbre de voix. Alors que Murat, à part dire qu’il aime les femmes – et ça c’est le champion, on avait compris merci – il a un peu le même problème que moi en pire. C’est-à-dire qu’on sait vraiment pas de quoi il parle. Mais en permanence.

Euh à ce niveau-là je vous trouve plutôt ex-aequo. Par exemple, dans le morceau titre de ton dernier album, quand tu parles de « principe d’immunité », de « sybarite », « guérite », de « pitons et monts élancés », je trouve ça très beau mais je comprends pas tout.

Ah, pour moi ça me semble déchiffrable.

Bon, en tous cas c’est sûr que c’est du charabia perché comparé à ce qu’écrit Miossec.

Ah oui, lui il a une identité plus rassemblée, plus repérable, identifiable. Lui c’est un bloc. Moi je suis plus fuyant.

Ta nature fuyante, c’est un truc auquel tu cherches à remédier ?

Oui, par période. Y’a des moments où j’ai envie d’être hyper simple, folk et d’autres moins… Mais je crois que l’essentiel c’est de développer son truc à soi et pas se préoccuper du reste. On peut avoir une identité fuyante et avoir une identité forte. Moi je suis repéré même si… Après je pense que c’est peut-être un truc de gueule…

De manque de cheveux ?

Ouais, c’est con.

Ou de look ?

Oui, voilà.

Et comme tu le disais y’a aussi cette embrouille d’un type à la fois terrien et éthéré…

Oui, de toute façon je crois que chez moi y’aura toujours ce côté un peu éthéré qui rebutera. C’est-à-dire qu’en France soit t’es éthéré à la Mylène Farmer soit t’es terrien à la Miossec.

On ne saisit pas ton chant assez fragile, androgyne, et ton physique assez mâle, massif…

Oui, j’entends bien. C’est ça : les gens ne comprennent pas si tu es à la fois terrien et éthéré. Mais je pourrais être vachement plus à la ramasse que ça.

Pour finir peux-tu me parler de la compilation de 15 titres que la Fnac t’a commandée ?

Je voulais pas mettre des gros trucs et comme je voulais pas non plus mélanger tous les styles, j’ai essentiellement mis des groupes de new-wave de ces 25 dernières années. Alors y’a Spain, My Brightest Diamond, Martha and the Muffins, Tim Hardin, Arman Méliès, St Christopher, Holden, Glasvegas, The Sundays… De la musique de blancs-becs : le bonheur (rires) !

(OFF RECORD.)

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