LE MOME PIAF (ANTONY HEGARTY)
5 avril 2005. 17h. 8e arrondissement de Paris. HĂŽtel Lord Byron. « DĂ©solĂ© pour le retard », me glisse, tout honteux, Antony, comme si j’Ă©tais quelqu’un, comme s’il Ă©tait un mĂŽme, et qu’il avait fait une bĂȘtise, tout cassĂ© sur son passage. AussitĂŽt les banquettes rejointes, thĂ©iĂšres et soucoupes dĂ©barquent. Fragile comme la porcelaine et muet comme un sphinx, il attend sagement que je le sonne. Son physique Ă©tonne. Il contraste avec le chant soul que jâai entendu sur le disque. Androgyne. GĂ©nie. Physiquement, sans vouloir paraĂźtre grossier, câest plus une baleine quâun oiseau qui me fait face. Ou alors Gu Gu Ganmo. Une poule. PĂąle et ronde comme un Ćuf. Il a le doux regard de l’agneau pas encore sevrĂ©. On dirait une chimĂšre tout droit sortie de lâunivers de David Lynch (Elephant Man) ou de Tim Burton (Edward aux mains d’argent). Il (elle ?) est intimidĂ©(e) ? On est deux.
Ces derniers jours l’anglais Antony Hegarty, 34 ans, new-yorkais d’adoption, a bel et bien tout cassĂ© sur son passage, mais avec un disque, I am a bird Now, sorti en janvier 2005 avec ses musiciens, les Johnsons. Enfin « cassé » : rĂ©parĂ©. VĂ©ritable hymne Ă lâamour au noir plumage pop, soul, jazz, cet album a bouleversĂ© le petit monde du rock et fait tomber des barriĂšres, enflammant les auditeurs, lambda ou avertis, vieux de la vieille ou nĂ©s de la derniĂšre pluie. Vendu Ă plus de 500 000 exemplaires, en 2005, le disque remportera mĂȘme un Mercury Prize (lâĂ©quivalent anglais de nos Victoires de la Musique) devant Coldplay, Kaiser Chiefs et Bloc Party. Ce qui fera dire Ă lâintĂ©ressĂ© quâ« Il doit sâagir dâune erreur. Câest comme si on avait mis en compĂ©tition une orange, un vaisseau spatial, une cuillĂšre et une plante verte ». Antony : tout aussi dĂ©solĂ© pour lâapocalypse d’I am a bird Now.
DĂšs le premier titre, « Hope Thereâs Someone », ça floconne, tourne la tĂȘte, brĂ»le les yeux, les doigts, les lĂšvres, fleurit les tombes, enlumine les cheminĂ©es (« les flocons de la neige Ă©ternelle dans lâĂ©ternelle obscurité » comme disait Victor Hugo). On dirait que câest NoĂ«l, quâon est mĂŽme, qu’on veille un mort ou une (re)naissance. Dans cette voix de diva, qui dĂ©place des montagnes de trĂ©molos, grelotte comme une grotte, baume et blessure sont lĂ , portĂ©s Ă un tel point dâincandescence quâĂ cĂŽtĂ© le narcissisme asexuĂ© (pour ne pas dire : homosexualitĂ© refoulĂ©e) dâun Morrissey ou Plasticman d’un Buckley, câest peanuts. En plus Antony n’est pas seul. Il chante avec des monuments : Boy George (et en imagination Cindy Lauper) sur « Youâre My Sister », Rufus Wainwright sur « What Can I Do ? », Lou Reed sur « Fistful of Love », Julia Yasuda sur « Spiralling » Table rase : il crĂ©e lâĂ©lectrochoc.
Aimer si fort nous rend si faible (ce n’est pas de moi, non, mais du chanteur JĂ©rĂŽme Attal). Au moment de la rencontre, de lâinstant T, je suis donc assez intimidĂ© par elle : cette voix. Cette voix, sa voix, câest tout simplement un truc dont on ne guĂ©rit pas comme lâa bien dit François Gorin de TĂ©lĂ©rama, du genre (idĂ©al ?) Ă vous transformer un vieux rock-critic en fan-boy (do cry) et un prof de fac en prose combat. Pour quelques petits malins qui aiment se distinguer en allant Ă tout prix contre le sens du vent (comme ce journaliste de LibĂ© qui parlera dâ« un croisement entre Jeff Buckley et une chĂšvre » et cet autre, de Vibration, qui rira de sa perruque, ce qui reste une maniĂšre de s’occuper du vent Ă dĂ©faut du coeur), combien dâayatollahs dâAntony and the Johnsons ? Combien qui, touchĂ©s par sa (la ?) grĂące, laveront lâidole, se laissant jaillir toutes plumes dehors ? Beaucoup. Dont JĂ©rĂŽme Solal.
Je crois bien que câest grĂące Ă lui que jâai dĂ©couvert Antony. Par lâarticle quâil avait publiĂ© en fĂ©vrier 2005 sur le site français de rĂ©fĂ©rence en matiĂšre de pop indĂ© : La BlogothĂšque. Enfin « article » : un manifeste. IntitulĂ© La voix du nouveau siĂšcle, ce texte est en effet une ode (de lĂ ) au pouvoir de combustion de sa voix. Un mec intĂ©ressant ce JĂ©rĂŽme Solal, un prof de lettres modernes Ă Toulouse qui a Ă©crit plein de livres sur Feydeau, Huysmans, Courteline, Baudelaire, Nietzsche. Il finira par me contacter via mon interview de lâartiste (on sympathisera) et par tirer un livre de son texte (gros succĂšs du web) et de sa passion (Passion ?) pour Antony : La voix dâAntony. Un livre qui mâĂ©voquera ces mots de Pessoa : « Les lettres dâamour – si amour il y a – sont fatalement ridicules. Mais tout bien comptĂ©, il nây a guĂšre que ceux qui nâont jamais Ă©crit de lettres dâamour qui sont ridicules. »
Au moment dâen venir aux mots, Ă©coutant le disque, jâai moi aussi failli verser lĂ -dedans. Enfin « LĂ -dedans » : lĂ -dehors. De lĂącher la bride, partir en vrille, sauter dans le vide et me faire danseur, chanteur de la voix (l’instant thĂ©rapie, « I Believe I Can Fly »). Mais Ă trop cĂ©lĂ©brer ce « monstre renversant de sensibilitĂ© fĂ©minine », ce chant « piĂšge de cristal qui nous Christallise » sans colonne vertĂ©brale (infos), mes mots sonnaient tous plus haut (faux) les uns que les autres. Jâai eu peur du bide (peur des tripes ?), que ce soit indigeste, irrecevable, illisible, comme quand on Ă©crit en Ă©tat dâivresse. Câest une forme de transe et comme me lâavait dit un jour Manset en interview « c’est aussi une sorte de mauvais rĂȘve, la transe, car au fond de la batĂ©e, quand on sâen rĂ©veille, question inspiration et crĂ©ation, il ne reste pas grand-chose. » Cacastrophe : on en a mis partout, comme Costes.
Jâai relu ce que jâavais Ă©crit et je me suis fait honte. Une fois sobre (laser), jâai modulĂ©, triĂ© le grain de lâivresse. LâĂąme Ă©prise a parfois du bon. La maĂźtrise aussi. Et tant mieux, comme ça j’aurai tout le loisir d’avoir encore du lest (de lâĂȘtre ?) Ă lĂącher quand sortira enfin le successeur d’I am a bird Now, The Crying Light (« larmoyante lumiĂšre », comment mieux dĂ©finir cette voix ?) en janvier 2009. Son Ă©coute dans les locaux de Beggars sera un drĂŽle de moment. Dâhabitude, on vous remet le disque et vous isole dans une salle, ce qui fait lâeffet dâune camisole, une capote de dix tonnes : lĂ , aucune Ă©motion ne vient frapper Ă votre porte. Mais lĂ tout le staff sera sous le charme. On me remettra le disque comme un prĂ©cieux sĂ©same et quand je lâĂ©couterai (en plein open space comme si chacun voulait en reprofiter), tout le monde planera, aux anges, comme en route pour Never Never Land.
Sur The Crying Light, plus encore que sur les deux premiers, sa voix sera au centre, posĂ©e. Tellement quâelle deviendra ma muse. Je m’Ă©crirai : « LĂ on ne parle pas de musique, mais de muse. Pas dâamour mais de coup de foudre. Et les sentiments quâune muse nous inspire sâusent-ils ? Cette muse, câest bien simple, plus les jours passent, plus je perds sa trace et plus elle prend sa place Ă mesure que je pars en co-errance avec elle. Quel bonheur de se dĂ©couvrir une muse ! Aimer si fort nous rend Ă©phĂšbe. En fait c’est comme si je nâavais encore rien dit dâelle. Par exemple ai-je dĂ©jĂ dit que ce disque Ă©tait un disque de crooner ? Câen est un. « Les plus belles robes sont faites pour ĂȘtre retirĂ©es » glissait Cocteau. Et sur son troisiĂšme album avec The Johnsons, Antony Hegarty a fait sien cet adage. Il a tombĂ© les quelques falbalas qu’il arborait encore sur I am a bird Now pour se rĂ©vĂ©ler crooner. »
What else ? « Câest comme si devenir oiseau nâavait Ă©tĂ© quâune Ă©tape. Restait Ă devenir lâenvol. Pur. Et lĂ , de sa voix duveteuse sur de douces orchestrations, il y parvient. En dix ballades toute de noblesse less is more tel le Nick Cave and the Bad Seeds piano-voix de The Boatmanâs Call, il se fait friable, rĂ©duit en frissons lâinconvĂ©nient dâĂȘtre nĂ©, cĂ©lĂšbre le miracle (manĂšge ?) dâavoir de la chair sur les os pour sentir, des mots en tĂȘte pour dire. Sur « Another World » ça donne : « Iâm gonna miss the sea / Iâm gonna miss the snow / Iâm gonna miss the bees / I miss the things that grow ». Cette aura, ce manteau neigeux, comment ne pas sây sentir chez soi(e) ? Ne pas en faire lâĂ©loge ? Vouloir quâun maximum d’entre vous sây lovent ? » Apocalypse snow. Un crooner passe. Antony est bien un mĂŽme, le mĂŽme piaf. Je publierai quatre chroniques articles sur cette voix. Enfin « articles »…
đ
Je manque de mots. Alors, un sourire.
Quel bonheur de te lire, toujours !
A bientĂŽt pour la suite.
WordPress me demande (comme Ă chaque fois) d’approuver ton commentaire.
Euh lĂ j’approuve plus que jamais hĂ©hĂ©.
Mille mercis pour ce sourire Isa đ
‘Il est des natures […] rares qui aiment mieux peÌrir que travailler sans joie ; des difficiles, des gens qui ne se contentent pas de peu et quâun gain abondant ne satisfera pas sâils ne voient pas le gain des gains dans le travail meÌme.’Pahugo
Ben woui, tout le monde n’est pas une dictafouine louvoyant sur la mer du sensible, tout en Ă©vitant les Ă©cueils de la sensiblerieâŠ
Il parle bien ce Pahugo, et elle cite bien cette CĂ©cile !
Mais dois-je voir une opposition entre le propos de cette citation et ce que tu dis de la dictafouine ?
Parce que la dictafouine elle se voit plutĂŽt bien dans ce que dit Pahugo… đ
Biz