CHERCHILE
8 juin 2011. 21h. 17e arrondissement de Paris. Chez Julien Baer. Lâheure est grave. « A 47 ans lâhomme est dans une « drĂŽle de situation » : il a patiemment sorti quatre disques divins, roulĂ© sa bosse Ă Nova, mais il demeure « roi de lâunderground », seul en sa dĂ©merde, tel une Ăźle, invisible. Probablement la faute Ă une nature discrĂšte, Ă lâopposĂ© de son petit frĂšre Edouard, Ă des arrangements trop variĂ©s â sixties, Ă©lectro, soul, funk, maliens â, Ă des airs trop lunaires chaloupĂ©s Schweppes rondelle entre aquoibonisme et Ultra moderne solitude. La chance aux chansons quoi. BeautĂ© du zeste, ce Best of en recueille quinze et y ajoute quatre inĂ©dits. Lâabsolu(te) bĂ©guin(ner). » Lâheure est au « Baerthon » comme je le dirai dans cette chronique cd pour Trois Couleurs. Parce que Julien, câest pas Aznavour, pas le mec qui te sort chaque annĂ©e son Best of dâavant les fĂȘtes histoire de tu vois. Alors ce 14 juin sâil sort ce DrĂŽle de situation qui rĂ©sume en 19 plages 14 ans de carriĂšre (abus de langage), câest que ça doit pas aller trĂšs fort. Abattrait-il ses derniĂšres cartes, comme un dernier tour de disque et puis sâen va, ni vu ni connu ?
Je veux dire, tu le connais, toi, Julien Baer ? Pourtant il a de super chansons. Des song(e)s, ça il sait faire. Des chansons qui pourraient te plaire Ă toi, comme Ă ta copine, ton pĂšre et ta mĂšre. Des chansons, comment dire ? Du genre qui ne font pas de bruit mais qui ne sont pas lĂ pour rien. Des françaises mais diffĂ©rentes, toujours un peu le cul entre deux chaises, aquarellistes entre ici et ailleurs, dolce vita et Bonjour Tristesse, « AllĂŽ Maman Bobo » et « Dimanche Ă Bamako ». Une Ă©criture mĂ©lodique minĂ©rale Ă lâimage de ses textes. (Exemple : « Le monde sâĂ©croule / mais le monde câest quoi / juste une grosse boule / qui roule sous nos pas / La terre est ronde / Mais la terre câest quoi / juste une seconde / qui nâen finit pas ». Ou : « celui qui dĂ©sespĂšre entraĂźne la terre entiĂšre ». Ou : « dĂ©truire ce qu’on aime aussi pour comprendre et renaĂźtre de ses cendre ».) De son chant dâ « Alain Chant faible » aurait dit Gainsbourg, cristallin comme absent Ă lui-mĂȘme. De ses disques (attention : clichĂ©) de luxe, calme et voluptĂ© : Julien Baer (1997), Cherchell (1999), Notre dame des limites (2005) et Le La (2009). Rares, concis, cardinaux. Va-nu-pieds Ă tomber.
Comment dire ? Quand Julien est arrivĂ© on lâa mis dans le mĂȘme wagon de la soi-disant nouvelle chanson française incarnĂ©e par Katerine, Dominique A et Miossec car lui aussi, Ă©tant Ă part, il contribuait Ă renouveler le truc. Mais eux bien que « tous les trois trĂšs diffĂ©rents », aprĂšs « ils ont chacun fait Ă©normĂ©ment de scĂšne ». Lui non, câest « le seul quâen a pas fait » et « voilĂ , câest pas bien (sourire). » Mais surtout eux ça faisait dĂ©jĂ un bail quâils avaient sorti leur disque : Katerine en 91 (Les mariages chinois), Dominique 92 (La fossette), Miossec 95 (Boire). Dâailleurs pour Vincent Delerm (il dit ça dans le TĂ©lĂ©rama du 16 novembre 2011) « si le premier album de Julien Baer Ă©tait sorti en 2003 et non pas six ans plus tĂŽt il aurait sans doute Ă©tĂ© propulsĂ© chef de file de la nouvelle chanson française », câest-Ă -dire de la nouvelle nouvelle promo quâon disait alors reprĂ©sentĂ©e par BĂ©nabar, Sanseverino et Cali. Bref, tout ça montre bien que le gars nâa jamais eu toutes les chances de son cĂŽtĂ© (il est dur dâexploser sans concert ni courant favorable). Jamais Ă©tĂ© dans la course. Et ça montre bien sa nature : intangible, joli cĆur, Ă©lĂ©gant, mystĂ©rieux.
Julien ? « Aucun homme nâest une Ăźle » dit le proverbe, mais un type trop insulaire, seul en lui-mĂȘme. Tellement quâil s’est autolarguĂ© aprĂšs Cherchell. (Trop fleur bleue, teddy bear ?) Il est parti, Ă©chappĂ©, Baer. Comme sâil avait soudain pris en dĂ©goĂ»t sa voix de cristal et ses arrangements de Bacharach, rĂ©alisĂ© Ă lâinstar d’un Deleuze quâ « il n’y a rien de plus immonde que d’Ă©crire un roman parce qu’on a vĂ©cu une histoire d’amour ». DâoĂč ces 6 ans d’absence et de retour avec un disque empreint de kora malienne et de samples funk. Trop cherchĂźle Julien. Ăa plait (il semble mĂȘme avoir inspirĂ© des gars comme JĂ©rĂŽme Attal et Arnaud Fleurent-Didier) mais Ă peu. Aujourdâhui, sans label, il a beau sortir un best of avec une « équipe de proches trĂšs active » (son agent et deux attachĂ©s de presse), le distribuer direct avec La Fnac et appuyer sa sortie dâune expo photos Ă la galerie Chappe, prĂȘchant des convertis ce « Baerthon » agrandira difficilement le cercle dâinitiĂ©s. Câest aussi pour ça que jâai tenu Ă lâinterviewer : pour y joindre mon petit coup de projecteur. Pour lui je me suis mĂȘme mis dans une drĂŽle de situation : accepter de me faire filmer « à lâĆuvre ».
Je suis pas fan des interviews filmĂ©es. Je me dis que câest bien dâen faire parce que ça remet un peu de challenge dans ma petite cuisine de dictaphomme, de dictafouine. Jâen ai dĂ©jĂ fait une sur Michael Jackson. Mais moi qui aime bien tout enregistrer pour tout rĂ©Ă©crire chez moi comme un petit artisan, lĂ jâavance sans filet. Câest une mise Ă nu. Le rĂ©el. Brut. Mais en fait ce qui me gĂȘne le plus câest pas ça, câest lâimpact de la camĂ©ra. « Thereâs no I in threesome » comme le chante Paul Banks dâInterpol et voilĂ avec elle on est trois. Ce quâil faut prendre câest lâ « I », lâĂźle, lâidylle du 1+1 et avec cet eye qui mĂąte câest plus complexe. Julien, en fin dâinterview : « Ah, je suis pas censĂ© regarder lâobjectif mais cet Ćil qui brille et qui concentre tout le rĂ©el, câest Ă©trange, ça mâattire ». VoilĂ pourquoi. Et ce troisiĂšme Ćil montre que je suis lĂ en chasseur, pour lâarticle (de la mort, toujours). Il me faut donc dâautant plus sĂ©duire par le son de ma voix et lâintĂ©rĂȘt de mes propos. CrĂ©er un climat. Faire oublier lâengin. Tout. On est seul sur une Ăźle. Dur. Surtout quâil a lâair aussi Ă lâaise face camĂ©ra que je le suis. Je crains que le dispositif nous bride.
Mais bon, tant pis, parce quâil lui faut pas juste une interview Ă Julien, pas juste des mots non, il faut surtout quâon le voit. Parce que câest bien beau dâavoir des chansons dâorfĂšvre, dâĂȘtre « the songs, not the singer ». On peut mĂȘme se dire (mais c’est se voiler la face) que The Songs Remain comme le dit Simon Dalmais, qui a enfin sorti son premier album aprĂšs avoir longtemps Ă©tĂ© pianiste pour sa sĆur Camille et SĂ©bastien Tellier. Mais dans un pays oĂč on aime que les chanteurs beuglent « jâen crĂšve », « et toi plus moi », etc. Ceux qui justement font « mine de », cette poĂ©sie suffit pas. Il lui faut l’emballage. « Ecrire des paroles, câest plus quâĂȘtre poĂšte, câest mettre en scĂšne, placer le personnage » avance SĂ©bastien Tellier (interviewĂ© dans le Technikart de dĂ©cembre 2011 – janvier 2012). VoilĂ . Et ça le perso, Julien il a pas. A l’inverse de son petit frĂšre Edouard qui, faut-il le rappeler, est surtout connu comme acteur/comĂ©dien, Julien ne sait pas composer avec les camĂ©ras. Câest un tel no manâs land chantant quâun jour, de derriĂšre sa tv, Delerm lâa marquĂ©Â parce que lui « c’est un vrai personnage ». Je me suis donc dit : « Il faut le filmer ». « Et moi ! »
Bah oui parce que câest bien joli ce « Baerthon » mais jâen connais un autre qui fait du bon boulot et qui manque dâimage. Quelquâun qui se dĂ©carcasse pour des interviews comme on en voit peu, tout ça gratos pour 2-3 pĂšlerins (merci les gars). Quelquâun qui fait ça comme si câĂ©tait pas juste de lâinterview, mais quelque chose digne dâĂȘtre gravĂ© dans le marbre. Bon ça je devrais pas le dire, câest juste que moi, lĂ , prĂ©sentement, je craque mon slip parce que merde quoi, tout ça câest du taf (fais tourner). Je me suis donc dit que lui et moi on avait bien besoin de ça : sortir de notre invisibilitĂ©. A dĂ©faut dâĂȘtre des personnages ou des pipoles Ă©cumant les lieux branchĂ©s, on a des gueules, des voix, des corps : montrons-les. De toute façon, pour des raisons pratiques jâavais dâemblĂ©e dit au camĂ©raman quâil allait devoir me mettre dans le plan car moi je sais pas faire question/rĂ©ponse/question, etc. Avec moi tout se mĂȘle, freestyle, poreux. On (se) cherche Ă deux. HĂ© oui, je mâidentifie mais parfois le secret dâune bonne interview câest ça : sâidentifier au mec en face de soi. LĂ , Julien Baer est si minĂ©ral quâil en devient miroir. PrĂȘt ? « Parlhoton(s) ».
(ITW VIDEO.)
(ITW ECRITE.)
 Photos 2 et 3 extraites du site de l’artiste : http://julienbaer.fr/