LA GRANDE VIE (TANGER)

tanger EP

19 septembre 2012. 13h50. Mail. « Ça fait du bien de lire de bons papiers sur des artistes que l’on aime. De fait, je suis honorĂ© de ta demande. Mais j’habite en Provence, donc pas Ă  cotĂ©. Je peux venir quelque part Ă  Paris ?! » me rĂ©pond, adorable, Christophe Van Huffel. Moi qui voulait l’interviewer en studio, pour qu’un ou une photographe l’y shoote avant, pendant ou après, c’est râpĂ©. Je n’avais pas pensĂ© qu’il ne serait pas sur Paris (veinard). Mais qu’est-ce qu’il fout lĂ -bas, dans le LubĂ©ron, loin du business, isolĂ©, pĂ©père, avec tout son matos ? Il la joue retraitĂ© du milieu ? Non, juste « en retrait ». De ce recul qui permet de mieux sauter. C’est que Christophe a eu une autre vie avant de produire. Durant 16 ans (1992 – 2008), il a Ă©tĂ© le guitariste d’un des plus grands groupes de rock français : Tanger.

Ah, cette bonne vieille expression de « rock français » ! Autant elle convient Ă  Noir DĂ©sir, ce rejeton des eighties qui faisait de la musique US en VF (en tous cas jusqu’Ă  Des visages, des figures), autant il faudrait trouver autre chose pour le soldat mĂ©connu qu’est Tanger. En les dĂ©couvrant, le journaliste Yves Bigot a Ă©crit qu’il avait « eu l’impression d’entendre The Greatful Dead, Soft Machine, Coltrane, Gainsbourg » et s’est dit : « J’ai de la chance. Personne ne fait de la musique comme Tanger. » Ça m’a fait repenser Ă  Sylvie Testud, que j’avais lu dire : « C’est pas souvent qu’on tombe amoureux de moi. Mais quand ça arrive, c’est violent car le type est persuadĂ© d’ĂŞtre le seul Ă  s’en ĂŞtre aperçu. » A mon premier amour (Sandrine, c’est pour toi). L’homme avait vu passer l’ange. Un rĂŞve prendre forme.

Plus esthètes, Huysmaniens, en marge de leur Ă©poque, post-tout que post-punk, grand mix, axĂ©s Popol(nareff) que Big Jim (Morrison), mĂ©tissĂ©s, sensualistes, pyschĂ©s, world (comme ont dit de ce cĂ´tĂ© du monde), bref, moins rock blanc bourricain, je les considĂ©rais comme une alternative Ă  « Noir Dez ». Bien qu’arrivĂ©s une dĂ©cennie plus tard, ils allaient chercher plus près des racines, forant leur nez partout en quĂŞte de souk-Ă©pices. Genre rien Ă  perdre tout Ă  foutre. Le bordel. Leur objectif a toujours Ă©tĂ© la tangente. Rien que dans sa forme, Tanger dĂ©tonnait. Créé par Philippe Pigeard et Christophe Van Huffel, durablement rejoint par Didier Perrin (basse), l’aventure comptera jusqu’Ă  sept membres. Gang-band. InspirĂ©s par des trips au Maroc et la lumière des toiles de Matisse, ils allaient voir ailleurs. Higher ?

Je les avais dĂ©couverts sur OUI FM, en 1997, Ă  l’Ă©poque oĂą OUI Ă©tait encore une radio rock et comme c’Ă©tait encore une radio rock, ils passaient rĂ©gulièrement « ChloĂ© Des Lysses », le premier et seul single de leur premier album, La MĂ©moire Insoluble. D’ailleurs c’est aussi sur OUI que je reprendrai le contact. Ce sera en 2001 avec « Oui, peut-ĂŞtre », le premier et seul single de l’album suivant, Le DĂ©troit. Ce premier album je l’Ă©couterai plus tard grâce Ă  la mĂ©diathèque de Montreuil et derrière l’orage stup(r)Ă©fiant de sa « Chloé » je trouverai tout un monde d’in(s)trus free jazz, d’hallucinations et de dĂ©raillements Ă©voquant tour Ă  tour Pink Floyd, la musique Gnawa et celle d’un autre soldat mĂ©connu du rock, Melmoth / Dashiell Hedayat/Jack-Alain LĂ©ger/Daniel ThĂ©ron, dont ils reprendront la « Chrysler Rose ».

tanger le détroit

Revers de tant d’imprudence (leur « Immodeste Attitude »), le groupe ravira les amateurs de perles rares/trĂ©sors cachĂ©s/artistes maudits. (En 2010, leur MĂ©moire Insoluble prendra la 77e place du Top 100 des meilleurs albums de rock français du Rollingstone hexagonal et sera dĂ©signĂ© meilleur album de 1998 par ManĹ“uvre dans son livre Rock français, de Johnny Ă  BB Brunes, 123 albums essentiels.) Mais en 10 ans, après ces deux albums et un 6 titres lancĂ© en Ă©claireur en 96, il n’y avait toujours rien eu de concret entre la France et Tanger. Autour de moi, je n’avais qu’un pote, branchĂ© indie rock, qui les connaissait et les aimait (BenoĂ®t, c’est pour toi). Moi, leur son m’impressionnait et j’aimais que les experts aiment (le cĂ´tĂ© select, Ligue des gentlemen extraordinaires) mais au fond, ça ne m’avait pas Ă©mu.

J’ai toujours eu du mal avec le monstrueux, le difforme. Nick Cave ? PJ Harvey ? Je les ai vraiment aimĂ©s quand ils ont commencĂ© Ă  calmer le jeu, lui Ă  partir de ses Murder Ballads (mais plus encore de The Boatman’s Call), elle de To Bring You My Love (mais plus encore de Stories from the City, Stories from the Sea). Alors on va dire : « C’est facile, t’aimes l’artiste quand il arrive au sommet, que ça sent le sympa, « l’album de la maturité ». » Mais pourquoi se perdre en chemin ? Moi j’aime quand ça se structure, que du maelström jaillit enfin LA FORME, que ça s’ouvre, TEND Ă  s’apaiser. J’aime les chansons et pour moi les deux premiers Tanger Ă©taient trop priapiques et pieds nickelĂ©s, Ă©jac Facel et joueurs invertĂ©brĂ©s, bluffeurs, incontinents, imaginaires, attention Tang… Et il y a eu L’Amourfol.

Ils savaient qu’ils tenaient quelque chose (« le grande Ĺ“uvre ») alors dans le communiquĂ© ils rappelaient date par date les faits (« la grande vie ») qui les avaient conduit jusque-lĂ  : leur rencontre au Maroc avec les Master Musicians visitĂ©s en leurs temps par Brian Jones et Ornette Coleman, le dĂ©placement de John Parish et Gary Lucas Ă  Tanger pour co-produire Le DĂ©troit, les cordes de David Whitaker (Nico, Gainsbourg, Faithfull…) sur sept morceaux, les frappes de Billy Ficca, batteur de Television, l’entrĂ©e de Jean-Michel Bouroux, ingĂ©-son, comme batteur et quatrième membre, le duo de Philippe et Keren Ann, la bande-son de Tanger sur une Ĺ“uvre d’Orlan, les dates Ă  Paris + tournĂ©es en province, et donc la sortie de L’Amourfol le 14 janvier 2003, qu’ils savaient ĂŞtre leur dernier pour Mercury/Universal.

Ils ne s’en remettront pas. Après cette ascension trilogique, comme je m’en apercevrai en les suivant dans leurs quelques concerts de rodage Ă  la Scène Bastille en septembre 2005, au Tryptique en fĂ©vrier 2007, ils peineront Ă  trouver le feeling directeur du suivant. Il est toujours 20 heures dans le monde moderne, qui finira par sortir sans bruit en avril 2008. Ce sera chez Motors, Ă©curie culte oĂą sortirent les premiers Christophe, Jean-Michel Jarre, Bernard Lavilliers, Vince Taylor, François de Roubaix, Jean-Claude Vannier… Et comme en tĂ©moignera « La fĂ©e de la forĂŞt », premier et seul single tirĂ© de l’album que je finirai par voir, mĂ©dusĂ©, sur une chaĂ®ne musicale, il s’y seront majoritairement essayĂ© Ă  la musique Ă©lectro, aux synthĂ©s tout en la jouant roc(k)oco, et ça sonnera globalement has been, ratĂ©.

tanger il est toujours 20h dans le monde moderne

Qu’est-ce qu’il ne ferait plus pour l’ « apo » ? Ses mots sur la chute de l’Occident avaient fait mouche alors Pigeard remettait ça mais lĂ  ça faisait moche. On sentait que ce n’Ă©tait plus qu’un procĂ©dĂ©, qu’une bĂ©quille cache-misère. « MĂ©tĂ©orites » atteignait des sommets de lyrisme comique. A part quelques morceaux classiques, moins apprĂŞtĂ©s, plus personnels (« Il y a un ange », « L’homme statue », « Parti chercher des cigarettes » et « Le Bon usage du vent »), Tanger sonnait toc. Ou du moins en plein coming out de son essence kitsch. Quand mon frère me surprend en train d’Ă©couter ce genre de choses (le chanteur français Ă  volontĂ© de puissance poĂ©tique), il me charrie en chantant « J’ai volĂ© mon âme Ă  un clown » (ThiĂ©faine, « Confessions d’un Never Been »). LĂ , s’il l’avait fait, j’aurais chantĂ© avec lui.

On les aurait dit perdu entre deux tentations, d’un cĂ´tĂ© un truc Ă  la Kid A (mais comment parler vraiment de ce monde et embrasser la question de sa chute quand on est un petit Gaulois « perdu dans sa tranchĂ©e » dont l’un des « hĂ©ros prĂ©fĂ©rĂ©s est Jacques Vacher » ?), un truc Ă  la Radiohead donc, et de l’autre Ă  la Robot après tout de Katerine (et comment faire que cohabitent « Idioteque » et « 100 % VIP » ?). Bref, tout se dĂ©litait, puzzle, laissant ficelles et ressorts apparaĂ®tre. Mais quoi devenir après L’Amourfol oĂą s’articulaient si bien l’intime et le collectif, la poudre et le slow, l’extase et le vide : the big picture. Que faire ? DĂ©froquĂ©s de cette africanitĂ© qu’on dit world de ce cĂ´tĂ© du monde, Ă  poil (commercial ?), eighties (javellisĂ© ?), ça voulait juste dire que c’Ă©tait la fin (triste fin). Mais L’Amourfol

J’en parlerai avec Philippe deux mois après sa sortie. C’Ă©tait l’Ă©poque oĂą les ordinateurs prenaient encore des disquettes, les dictaphones des k7 et le tĂ©lĂ©chargement des plombes. Les États-Unis s’apprĂŞtaient Ă  envahir l’Irak, et lui avait ce look dandy warrior qu’on voit sur les photos de presse de l’Ă©poque. C’Ă©tait une de mes premières interviews et j’adorais ce disque. Je l’avais pris de plein fouet, en bloc (ah, cette photo de pochette !). Après ça, j’Ă©crirai beaucoup sur Tanger. C’est un des groupes sur lequel j’ai le plus Ă©crit : 4 papiers rien que sur L’Amourfol (Campus Mag, Longueur d’Ondes, le mag de ma fac). Je les verrai en aoĂ»t pour la première Ă©dition de Rock en Seine, et comme leur Black Session de mars Ă  la Maison de la Radio, c’Ă©tait quelque chose. VoilĂ  pour les souvenirs de vieux combattant.

Un petit dernier quand même, pour la route : un jour, en interview, je lui parlais de Tanger et Christophe Bevilacqua m’a dit : « Oui, y’avait de bonnes choses. Même lui, le chanteur, c’est un personnage. Je veux dire s’il était un peu différent, sa musique passerait mieux. C’est humainement que ça coince. Y’a un truc qui décolle pas chez lui. C’est fou hein ? » Oui, parfois les grenouilles se rêvent bœuf. Mais je repense souvent à eux, leur chemin, L’Amourfol et j’ai rencontré l’autre Tanger boy en chef, Christophe Van Huffel, qui a quitté Paris, et je l’envie. J’ai l’impression de croupir ici, que tout est vain, petit. Dans L’homme qui était mort, D.H. Lawrence disait : « si nous n’élargissons pas la petite vie au cercle de la grande vie, tout n’est que désastre. » Alors, en route pour la vie, en route pour la joie !

(Next : Interview, « L’Amourfol ».)

tanger la mémoire insoluble

5 réponses
  1. mina
    mina dit :

    Merci Sylvain de nous la refaire belle la traversée du détroit Tanger.

    On est bien embarquĂ©, on y a cru, on y croit… et puis oui L’AMOUR FOL ad vitaem.
    Parfois y a de sacrĂ©s trucs qui planent, Ă©chappent, habitent… et lĂ  c’est plus qu’un souffle, c’est un esprit qui dĂ©règle les sens ou peut-ĂŞtre les met en affinitĂ© absolu avec ce qu’on rĂŞve de s’imaginer Ă©prouver… et puis après tant de si… LA VIE EN VRAI pas en songes, en images non LĂ€, en os et super joliment habillĂ©e en plus !

    La grande vie, quoi !!!

    Je l’ai réécoutĂ© hier soir… et tout est prĂ©servĂ©, miraculeux comme lorsque je l’ai dĂ©couvert. Inoubliable ça doit ĂŞtre ça… quand tout… mĂŞme quand le temps a beaucoup passĂ©

    « Je deviens lyrique quand je chasse. Là on traque… »

    Hosanna, Hosanna !

  2. Sylvain Fesson
    Sylvain Fesson dit :

    « Je deviens lyrique quand je chasse. »
    Ça me parle ça Mina !
    Tout comme ton enthousiasme lĂ , super !
    Je suis ravi de voir que pour toi aussi L’Amourfol (je sais jamais si je dois Ă©crire Amourfol ou Amour Fol) fut une rencontre, un enlèvement.
    La suite (les suites) de ce texte devrait donc te plaire ;-

  3. mina
    mina dit :

    J’espère que ça me plaira. Enfin, oui je suis sĂ»re que ça me plaira !!!

    L’Amourfol en un mot, avec le p’tit « l » Ă©lision c’est comme ça que je le prĂ©fère !!! L’Amourfol 🙂

    Oui enlèvement, ravissement dans l’idĂ©e du rapt… aahhh !!!

    AUX BELLES SUITES À VENIR ALORS !!!

  4. siko
    siko dit :

    merci pour cet article
    j’ai jamais compris le non succès de ce groupe
    amplement sous-estimé
    il nous reste leurs albums un vrai rĂ©gal (Ă  part « …le monde moderne »)

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