Benjamin Biolay : Grand Prix (2)
« dans le style Biolay, y’a pas mieux que moi »

« si vous changez une note, je me casse ! »
Quelle est la rencontre déterminante dans ton parcours ?
C’est une ville : Lyon. Ce qui implique évidemment des gens mais c’est vraiment Lyon. C’est marrant car petit, j’habitais à 25 kilomètres et j’y allais assez peu mais quand j’y allais c’était tellement événementiel que j’en dormais pas la veille et quand j’ai décidé d’aller y vivre seul pour faire mes études et y découvrir la ville, je devais avoir 15 ans, et quelque part je venais d’un monde presque rural. Moi je viens d’une sous-préfecture où à 300 mètres, même si tu habites un quartier, tu te retrouves dans une zone qui ressemble à la campagne ! Et cette ville, Lyon, c’est toutes les rencontres que tu peux faire dans une grande ville. Et c’est une ville qui vit la nuit. Alors que chez moi, je me rappelle, à 17h30 c’était le dernier rappel et on démonte. Y’avait rien, rien ! Bref, une sous-préfecture de province quoi. Donc une ville pour moi c’est comme une femme et elle s’appelle Lyon.
Maintenant tu es Ă Paris. Tu retournes parfois Ă Lyon ?
Je n’y retourne pas assez mais quand c’est le cas, même si je suis en tournée et que j’enchaîne les villes, ce moment où je me réveille à Lyon est toujours quelque chose de fort.
Quel est le meilleur conseil qu’on t’ait donné, le truc qui a semé une graine ?
Quand elle me coupait les cheveux, ma mère me tendait un tabouret et me disait : « Monte là -dessus, tu verras Montmartre. » Et je me disais toujours : « Tu crois pas si bien dire. »
Marrant. Elle vient d’où cette phrase ?
Je sais pas, ça doit être un vieux proverbe.
Ça te ramenait à la promesse que tu t’étais faite ?
Ouais, à chaque fois je me disais : « Tu vas voir, je vais le voir de très près Montmartre ».
Étrange ce genre de propos entre l’anodin et le prophĂ©tique…
Oui, c’est des petites phrases que t’entends et que tu prends comme des mantras en te disant : « Mais pourquoi elle me dit ça tout le temps ? » Et un jour tu découvres Montmartre et voilà .
Vu qu’on est en plein dedans j’imagine que c’est pas facile de répondre autre chose que ce contexte particulier du covid, mais dernièrement qu’est-ce qui véritablement étonné ?
Bah ouais et ce qui m’a Ă©tonnĂ© en dĂ©coule, c’est que j’ai vu Ă quel point, chacun Ă notre façon, chacun dans notre domaine, on Ă©tait une belle bande d’incompĂ©tents. ExtrĂŞmement incompĂ©tents. Cette espèce de grande incurie, ça m’a vraiment Ă©tonnĂ©, je te le cache pas. Je m’attendais quand mĂŞme pas à ça. Parce que, par exemple, je connais bien l’Italie et je suis malheureusement dĂ©jĂ allĂ© dans des hĂ´pitaux en Italie et je me disais : « Bon, c’est l’Italie, mais on n’est pas du tout comme en Italie… » Or j’ai vu qu’on Ă©tait tous en fait une belle bande de branleurs.
Tu pensais pas que la France était dans cet état ?
Ouais, sincèrement.
Pourtant tu as l’air d’être un type critique et pas dupe de plein de trucs…
Bah parce qu’en France on est aussi des petits coqs, on se galère dans ce truc, cette grandeur grotesque, cette France d’après-guerre, ces poncifs de la 5e puissance mondiale ! Même si j’ai vu que maintenant ils disent qu’on est la 6e. Et paf, d’un coup tu vois que c’est l’incurie totale et tu prends conscience qu’on a une Constitution qui est faite pour mettre un seul homme à la tête de tout alors pour peu que le type soit mal entouré ou incompétent ou les deux, bah c’est chaud quoi. Ça, ça m’a vraiment surpris. C’est comme une œuvre d’art. Stockhausen (qui, né en 1928 et mort en 2007, était un compositeur allemand de musique électro-acoustique – nda) avait fait scandale lorsqu’il avait dit que les attentats du World Trade Center étaient pour lui la plus grande œuvre d’art moderne, et même moi je m’étais dit : « Mais quel connard, y’a 3000 personnes qui sont mortes ! » et là , bon, c’est pas la même chose, mais j’en suis resté complètement coi. D’où un trou, un vrai manque d’inspiration. Cette période ne m’inspire pas, je l’observe avec fascination comme si c’était un film de Warhol où on voit un mec dormir pendant quatre heures. Voilà (rires) !
Ça me rappelle un texte que Nick Cave a récemment posté en réponse à un de ses fans sur son site The Red Hand Files. Il lui disait que pour les artistes la période n’était pas très inspirante et que le mieux était pour l’instant d’observer.
Je pense qu’on fait le plein, qu’on est en train de remplir le rĂ©servoir mais c’est pas suffisant pour un artiste parce que c’est complètement passif comme activitĂ©. Mais oui, ça s’arrĂŞte lĂ , au mieux c’est ça… C’est une tragĂ©die Ă Ă©chelle… Non, c’est une vraie tragĂ©die, une tragĂ©die rĂ©elle, y’a des gens qui vivent des drames Ă©pouvantables… C’est très bizarre parce qu’on vit tous la mĂŞme chose mais de façon très diffĂ©rente, c’est pour ça que c’est pas une guerre et c’est pour ça que j’ai aussi dĂ©couvert que les mots n’avaient plus aucun sens, qu’on faisait face en tous cas Ă une espèce de campagne idĂ©ologique qui vide les mots de leur sens pour leur en donner un autre et nous les marteler ensuite comme de la propagande.
Ah, les ravages de la novlangue gouvernementale et des médias mainstream…
Bah ouais. DĂ©jĂ , commencer une phrase par : « On va co-construire… », c’est la cata quoi !

A propos de pensée, de langage, quels sont les penseurs qui t’accompagnent, qu’ils soient d’ailleurs ou non des philosophes stricto-sensu ?
Moi, j’ai quand mĂŞme dĂ©couvert un peu Nietzsche sur le tard. J’en avais entendu parler depuis longtemps parce que j’ai fait de la musique classique…
Ah oui, tu as entendu parler de lui Ă travers sa passion pour Richard Wagner…
Oui, mais y’a 2-3 ans, j’ai fait un voyage à Gênes et, je sais pas pour quelle raison, je suis allé voir l’endroit où il allait se recueillir et je me suis mis à le lire. Et quelque part, même si c’est très compliqué pour moi parce que j’ai pas étudié et que c’est pas ma façon de penser, parce que j’ai plus été nourri à la culture pop, hé bien par moments j’arrive à avoir l’impression d’avoir compris ce que je viens de lire et donc d’en ressortir grandi. C’est un des seuls philosophes, en tous cas reconnus comme tel, qui me pétrifie comme ça.
Il a une écriture poétique et lyrique.
Oui, tu peux presque le chanter ! Parce que c’est aussi un esthète donc c’est assez particulier. Il y a des philosophes qui sont très durs, très crus dans leur style, alors que lui pas du tout. C’est beau.
A propos d’esthète, en Ă©coutant ton dernier album, puisqu’il y est question de passion pour la conduite automobile, je n’ai pas pu ne pas penser Ă Christophe qui est mort rĂ©cemment. Il adorait ça…
Je le connaissais bien… Ou, on a tous les deux cette fascination pour la vitesse et les guitares modernes, toutes ces choses complètement folles qui font qu’on arrive à reste des ados dans notre tête et sans lesquelles on n’arriverait pas à écrire des chansons car c’est une pratique adolescente.
Jusqu’au bout il a Ă©tĂ© comme ça, Christophe, assez fĂ©tichiste en plus, de certains objets, de certaines icĂ´nes et certaines Ĺ“uvres, Ă un tel point qui vivait de manière concrètement dĂ©calĂ©, se levant Ă l’heure oĂą certains se couchaient…
Mais tout ça c’est des choses qu’on s’impose un peu, pas pour pas vieillir mais pour continuer à écrire des chansons parce qu’il faut bien qu’il y est cette espèce de teenager toujours un peu en colère ou un peu écorché vif en nous pour qu’il y ait toujours un message à faire passer à l’entourage. Moi je vois ça comme ça !
On sent que quelque part tu te poses cette question dans ce nouvel album car tu y parles beaucoup de tout le parcours que tu as déjà effectué et donc de ta vieillesse en tant que chanteur, et je me suis dit : « Merde, faut pas déconner, il n’a que 47 ans en fait ! »
Ouais, mais l’âge d’un chanteur ça se compte comme l’âge d’un chien, en quelques années t’es déjà vieux (rires) !
Tu commences Ă te vivre comme un vieux chanteur ?
Bah chanteur c’est un truc de jeune quand mĂŞme. Enfin c’est comme ça dans la pop music, elle a toujours donnĂ© la primautĂ© Ă la jeunesse, la beautĂ©, la nouveautĂ©, donc la fonction de chanteur y paraĂ®t Ă©videmment plus abstraite quand on vieillit… mais pas celle de faire des chansons…
Pas la fonction d’écrire et de composer mais celle d’incarner ?
Ouais, celle de faire la chanteuse ou le chanteur, Ă nos âges, ça paraĂ®t toujours un petit peu bizarre parce que t’as des mĂ´mes et plein de trucs qui te ramènent… Sur l’autre rive quoi, celle oĂą on te dit : « Tu veux pas faire un vrai mĂ©tier dans la vie ? »
Et cette question : « Est-ce que j’ai ou non envie de remonter sur le ring ? »
Ouais mais non, le ring maintenant je m’en fiche, c’est juste de savoir comment je m’y sens, parce que perdre ou gagner je m’en fiche complet, c’est juste « Est-ce que je me sens ridicule ou pas ? » Parce que faut quand même apprendre à un peu se réinventer. Suffit pas d’engager une maquilleuse quoi.
Y’a une sorte d’instinct de compétition qui se joue dans ton rapport à la chanson ?
Ah, oui, oui, oui, moi quand je vois que quelqu’un a fait une chanson incroyable, je me dis : « Je vais en faire une mieux ou aussi bien. » Mais je me sens pas en concurrence parce que… Je me sens Ă la fois totalement imposteur et numĂ©ro un dans mon domaine, c’est-Ă -dire que dans le style « chansons de Benjamin Biolay » y’a pas mieux que moi.
Ah ah ah !
C’est des catĂ©gories bizarres mais c’est sĂ»r que dans mon genre de chanson je suis le meilleur. A un moment, c’est basique mais c’est comme ça. Donc la concurrence bah nan…
Ça dépend aussi si tu penses évoluer dans un genre large ou étroit !
Ouais, voilà , ça dépend des jours.

Depuis la mort de Bashung qui était en quelque sorte le nouveau Gainsbourg, sa relève niveau grande figure rock lettrée, le costume n’a pas vraiment été repris, même si depuis il y a eu Dominique A, toi et aussi maintenant dans une certaine mesure Bertrand Belin. Tu en penses quoi toi ?
Bah pour moi Bertrand Belin ça fait longtemps qu’il existe donc je suis très content pour lui qu’on en parle enfin mais ça fait longtemps qu’il est lĂ , qu’il est bon, qu’il est flamboyant, qu’il a un truc très personnel…
Qui fait que son aura d’égérie pop française est peut-être un peu trop parisienne…
Ouais, je pense qu’il s’est dit : « Bon, c’est quoi mon truc ? Qu’est-ce que je fais lĂ si c’est pour chanter pour trois personnes ? Moi j’ai envie de plus que ça… » Parce qu’on voit que c’est quelqu’un qui a envie de chanter devant du monde. Et le fait de l’assumer c’est le plus important dans le voyage. C’est : « Allez, moi j’en ai rien Ă foutre ! Je veux ĂŞtre un chanteur et je veux qu’on m’écoute alors je vais mettre des lunettes noires, un cuir et je vais envoyer. » C’est ça notre truc, c’est pour ça qu’on doit rester teenager, d’oĂą les petites voitures. Moi, je fais un album qui me rappelle ma petite voiture.
Et la musique rock, la chanson rock restent les meilleurs véhicules pour ça ?
Oui, et puis ma vie elle est sur la route quoi. Tout ça m’a paru d’une évidence folle. Moi je passe ma vie dans un tour-bus à faire de la route.
C’est un endroit que tu aimes le bus de tournée ?
Ouais, j’adore. C’est une maison qui roule et c’est le seul moment de la journée où on est tous ensemble, les techniciens et les musiciens, et ça, après, le soir, c’est libérateur. J’adore être le dernier qui reste éveillé et regarder la route, observer le temps, écouter de la musique, aller vers le chauffeur, tout ça, j’aime bien.
L’aventure.
La bohème.
Ce rôle de chanteur populaire qui tourne et va vers son public m’apparaît proche du rôle du politicien qui doit lui aussi traverser le pas pour aller à la rencontrer des gens afin de leur parler, de les écouter, les séduire… Tu ressens ça comme ça ?
Ouais, c’est ça. Le compositeur, le poète ou le sculpteur peuvent être super cyclothymiques mais nous comme on s’exprime en public on va parfois être jugé comme si on était le sous-préfet. En fait on n’a plus trop le droit à la connerie et je le déplore bien sûr. Tout de suite c’est un torrent de merde, ce qu’ils appellent les bad buzz, tu peux même plus dire un truc pour te marrer, pour provoquer ou parce que tu le penses même pendant quinze secondes. Pourquoi ? Parce que t’as bu un litre de vodka ! Et pourquoi ? Parce que tu es un artiste ! Dans ma famille, être « un artiste, c’était une insulte : « Ah, c’est l’artiste ? » Bah ouais ! C’est donc pour ça que cette période m’emmerde, j’y retrouve la mentalité de ma famille. Donc oui, en tant que chanteur sur la route on a l’impression d’être toujours en campagne.
En même temps, n’est-ce pas plaisant d’être en campagne comme un politicien ? Ça veut dire que tu es en verve et en activité, que tu as quelque chose à proposer aux gens…
Oui, mais ce que je fais sera toujours là en 2047. Enfin, je dis ça, j’en sais rien…
Je te le souhaite…
Ce que je veux dire, c’est que je suis pas dans la culture de l’immĂ©diat, j’ai pas de date butoir comme des Ă©lections. En fait je suis nostalgique du temps oĂą on voyait les artistes un peu hors promo raconter n’importe quoi Ă la tĂ©lĂ©vision (rires) ! Moi ça me faisait beaucoup rire de voir Bukowski chez Pivot ou ce pauvre Serge que j’adorais se vautrer parfois dans la vulgaritĂ© et la bĂŞtise et brĂ»ler un billet de 500 balles. Mes parents gagnaient tellement peu d’argent que j’aurais dĂ» ĂŞtre outrĂ© mais moi ça m’a faisait marrer ! Oui, c’était scandaleux mais il avait aussi le droit. Il Ă©crivait des chansons, payait des impĂ´ts et il a jamais dit : « Je suis votre sĂ©nateur, votez pour moi… »
C’est toute la complexité du rôle de star, entre image exemplaire et figure sulfureuse…
C’était très vrai pour lui parce que son Ĺ“uvre est pleine de bravades, de tentatives, d’impertinences, de conquĂŞtes… Je me rappelle quand Lemon Incest est sorti au cinĂ©ma avec sa fille de 14 ans (le film s’appelle en fait Charlotte for Ever et est sorti en 1986 dans les salles – nda) , tout le monde en avait des frissons d’horreur… Moi j’aurais pas voulu ĂŞtre un type très provocateur et très sarcastique comme Gainsbourg mais je regrette que ce soit plus possible.
En même temps, dans le morceau « La roue tourne », quand tu dis qu’« en ignorant les codes on a aucune chance », ne penses-tu pas par exemple précisément à l’influence de ce genre de personnage très connu et charismatique sur toi ?
Bah ouais parce qu’il suivait quand même tous les plans promos que lui donnait son attaché de presse chez Polygram. C’est-à -dire que quelque part il suivait lui aussi tous les codes mais quand il arrivait sur le champ de bataille c’était à sa manière.
Merci Benjamin !
Hé bah de rien c’était un plaisir. Bonne fin de journée. Au revoir.
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