Bertrand Belin : Persona (1)
« le succĂšs ne va pas m’ĂŽter la vigilance »

« je préférais Le Premier Testament »
14 dĂ©cembre 2018. 11h30. Paris 3e. Locaux de Wagram donc. Qui abritent ceux du label Cinq7, qui Ă©dite depuis 2010 les albums de Belin, de mĂȘme que depuis 2007 ceux de Katerine et Dominique A. Je croise Chet Samoy (belle coupe de frites), manager de lâartiste (et aussi Malik Djoudi, Bazbaz, Laura Cahen, Sein, Chevalrex, Requin Chagrin, Miel de MontagneâŠ), qui a dâabord Ă©tĂ© chanteur parolier (4 albums de 1998 Ă 2008) et directeur artistique pour Cinq7/Wagram avant dâen ĂȘtre lĂ aujourdâhui. Avec ses cheveux fourche coquĂ© en arriĂšre, on dirait le frĂšre siamois de celui quâil reprĂ©sente et que je mâapprĂȘte Ă rencontrer pour la sortie de son nouvel album : Persona. Impression dâobserver une sorte de petite secte ou cercle qui ne dit pas son nom. Jâattends.
ParallĂšlement, Bertrand Belin sort un nouveau roman, son 3e, chez POL. Je me pointerai dâailleurs le 17 janvier 2019 Ă une sĂ©ance de dĂ©dicace Ă la librairie de MĂ©nilmontant Le Monte-en-lâair pour prendre la tempĂ©rature du phĂ©nomĂšne autour de la sortie de ce Grands Carnivores, qui succĂšde Ă Littoral : roman (2016) et Requin (2015), et ainsi sonder un peu plus ce post Mitterrandisme qui lâentoure. Quâil pratique ? Câest pour ça que je suis lĂ : pour traquer, sous le masque sibyllin de celui qui parle des pauvres et sĂ©duit les riches, sous ce cocktail de noble art, de dandysme et de Spleen & Ikea, et dans lâaquoiboniste poĂšte qui joue tout de mĂȘme le jeu, le ventre de lâanimal « mansĂ©en ». OĂč le vrai ? Le roublard ? Au Monte-en-lâair, un micro-fanatisme Ă©tait palpable.
En attendant, jâattends. Jâattends que lâartiste soit disponible pour me recevoir. Quâil en finisse avec le journaliste qui me prĂ©cĂšde pour que je commence mon binsâ et en finisse peut-ĂȘtre â peut-ĂȘtre ! â un peu avec lui ! Câest bon. On mâintroduit. Dans la petite piĂšce oĂč il mâaccueille et donne, seul Ă seul, ses interviews, il y a un vinyle de Philippe Katerine sur lâĂ©tagĂšre. Celui de 2010. LâĂ©ponyme. OĂč il figure entourĂ© de ses parents, me faisant face, farceur. « Je le couche », lui dis-je. « On sera plus tranquille. » Bertrand Belin a lâair sympa (ouvert et disposĂ© Ă donner) mais un brin mĂ©fiant. Lâentretien (initialement prĂ©vu pour Philosophie Magazine, et sa rubrique Le Questionnaire de Socrate, mais qui va bien sĂ»r dĂ©border, câest le but, Ă toutes fins utiles) peut enfin commencer.
Bonjour Bertrand. Petite question un peu basique pour commencer cette « interview de Socrate pour Philomag, quels sont les penseurs qui t’accompagnent ?
Les penseurs qui m’accompagnent ? Oh, ce n’est pas vraiment des penseurs au sens professoral ou prescripteur de pensĂ©e mais…
Parce qu’un penseur est forcĂ©ment prescripteur ?
C’est-Ă -dire que des lors qu’ils sont cĂ©lĂšbres, et je ne parle pas des penseurs contemporains, mais de ceux qui sont inscrits dans l’histoire comme Blaise Pascal, Le Titien ou par exemple Socrate, hĂ© bien oui, je trouve quâils sont assez prescripteurs de pensĂ©e aujourd’hui, ce sont des sources communes auxquelles il est difficile de ne pas s’intĂ©resser quand on est dans une dĂ©marche disons d’information. AprĂšs, de lĂ Ă souscrire Ă une pensĂ©e comme si on Ă©tait dans un rapport dâĂ©lĂšve Ă maĂźtre, d’ĂȘtre une sorte de disciple qui se reconnaĂźt totalement dans une pensĂ©e, une enseigne, rĂ©ductible Ă nom en particulier, non, moi je ne me reconnais dans aucune pensĂ©e.
Ăa n’a jamais Ă©tĂ© le cas ?
Jamais, non. En revanche…
Ăa pourrait le devenir ?
Ăa pourrait, oui, je ne suis pas du tout hermĂ©tique, ce n’est pas une position de principe…
Mais ce nâest pas toi Ă la base ?
Non, pas du tout. Moi, j’ai plutĂŽt des icĂŽnes et des totems qui viennent du monde de la littĂ©rature et de la poĂ©sie.
Ce nâest pas du tout un univers exempt de maĂźtresâŠ
Oui. Je ne sais pas si on peut mettre Beckett parmi les penseurs parce quâil n’a pas fait de son Ćuvre une Ćuvre de penseur dans le sens de « Regardez ce que je pense », il a plutĂŽt tĂ©moignĂ© de comment il pensait que de ce qu’il pensait, mais il est Ă©vident que c’Ă©tait quelqu’un qui pensait. Oui, il avait cette espĂšce de position-lĂ au monde… Et les gens que j’admire ont toujours un peu cette prĂ©sence-lĂ au monde, du moins câest la maniĂšre dont je me la reprĂ©sente, leur nĂ©goce avec le vivre et le vivant⊠Et donc les gens que jâadmire et qui font mon univers, c’est Beckett, Jaccottet, Tarkos. Et pour les vivants (sourire), enfin Jaccottet est encore vivant, il y a Katerine, Novarina, Pennequin. Il s’agit plus de ça. Bien sĂ»r, j’ai lu les incontournables que sont Rousseau, Pascal, etc. mais je les ai tellement lu avec l’incapacitĂ© d’accueillir cette pensĂ©e dans son ensemble que je n’en retiens que des formes de slogans. A un moment donnĂ© de mon adolescence, ou Ă peine plus tard, c’est Cioran qui est devenu le plus pop des penseurs grĂące Ă sa forme d’aphorisme…
Avec ses aphorismes on se rapproche Ă nouveau du slogan…
Oui, c’est ça donc bon, il y a des fascinations passagĂšres pour certains penseurs mais ça s’arrĂȘte lĂ .
Et tes hĂ©ros d’enfance, quels Ă©taient-ils ? C’Ă©tait aussi ces gens-lĂ ? Des Ă©crivains ?
Mes hĂ©ros d’enfance ? Je ne me suis jamais trop questionnĂ© lĂ -dessus. Mes hĂ©ros d’enfance ? (Soupir.) Je nâavais pas tellement de hĂ©ros quand jâĂ©tais enfant, non, je n’ai aucun souvenir d’avoir eu un hĂ©ros d’enfance.
Pourquoi ? Câest venu plus tard ?
Les hĂ©ros c’est venu en fait avec la musique. C’est pas venu avec ni les livres ni la tĂ©lĂ©. (Soupir.) Pourtant la tĂ©lĂ© Ă©tait souvent allumĂ©e Ă a maison, je lisais pas beaucoup de livres, y’avait peu de livres chez moi et pour moi Ă lâĂ©poque mes hĂ©ros c’Ă©tait plutĂŽt des figures rĂ©elles, des gens du voisinage, des personnalitĂ©s un peu saillantes du village dans lequel j’ai grandi.
Ce n’Ă©tait pas des figures mĂ©diatisĂ©es.
Non, moi, mon hĂ©ros c’Ă©tait un type qui habitait au-dessus de chez nous, un pĂȘcheur qui faisait des saisons de quinze jours sur des gros chalutiers qui partaient en mer du Nord. Et il avait une balafre ici, comme ça, je me rappelle. C’Ă©tait un loulou, un loup de mer quoi. Et je voyais quâĂ chaque fois quâil revenait il Ă©tait vachement aimĂ© parce que moi je vivais dans une famille de pĂȘcheurs et lui c’Ă©tait un vrai grand pĂȘcheur. Donc pour moi il Ă©tait un peu une figure hĂ©roĂŻque. AprĂšs, pour ce qui est de la musique, comme je pratiquais la guitare, j’ai trĂšs vite Ă©tĂ© obligĂ© de me coltiner les hĂ©ros du genre et lĂ yâa une ribambelle de hĂ©ros, qui ne sont pas restĂ©s comme des hĂ©ros.
Est-ce que les figures musicales auxquelles les journalistes te comparent sont celles dans lesquelles tu te reconnais ?
Je ne sais pas, Ă qui on m’affilie ?
Des quelques articles que j’ai parcourus, jâai retenu quâon te dĂ©crivait comme un cross-over entre George Brassens et Johnny Cash. Est-ce que ça dessine une topographie qui semble pertinente Ă tes yeux ?
Oh non, pour moi ça ne recoupe rien du tout. Non, y’a pas beaucoup de traces de Brassens dans ma musique ni mes chansons. TrĂšs peu. Ăventuellement dans le premier album dans un certain maniement de la rythmicitĂ© des mots mais en termes de virtuositĂ© d’Ă©criture et de ce qui est de l’ordre de la fable chez lui, de la chanson ayant une position Ă©thique ou morale, je ne suis pas du tout lĂ -dedans. Non, vraiment pas. Je crois que la seule chose qui est vraie lĂ -dedans c’est le caractĂšre franco-anglo-saxon, c’est-Ă -dire la langue française utilisĂ©e comme bagage instrumental et musical anglo-saxon, comme la plupart des français qui sont nĂ©s aprĂšs la guerre.
Câest gĂ©nĂ©rationnel.
Bien sĂ»r. Donc je n’Ă©chappe pas Ă cette trajectoire.
Tu nâes donc pas dans une dĂ©marche consciente dâhybridation du français et de quelque chose d’anglo-saxon ?
Non, ce n’est pas du tout ma dĂ©marche, moi j’Ă©cris de maniĂšre trĂšs instinctive, je n’ai pas de projet dâhybridation ou quoi que ce soit de ce genre. Je ne suis pas du tout dans cette approche-lĂ .
Tu penses qu’il n’y a plus besoin de faire ce genre de mariages culturels osĂ©s comme, par exemple, Bashung et Bowie en faisaient ?
Je n’ai jamais eu de mĂ©thode Ă proprement parler. Mais ce que je sais et ce qui est important pour moi comme pour Bowie et Bashung, c’est de nĂ©gocier avec les deux ensembles que sont Ă la fois sa propre trajectoire, son propre tas, ce qu’on a dĂ©jĂ relĂąchĂ© de soi derriĂšre soi, et puis ce qui se passe autour de soi, chez les autres artistes par exemple. Il faut donc prendre suffisamment de distance avec soi autant qu’avec les autres. Il y a donc un nĂ©cessaire renouvellement ou dĂ©placement de la forme mais le fond lui ne change jamais.
Et ce renouvellement, tu dirais quâil se fait plus sur le tas en faisant les choses ou en y pensant en amont ? Par exemple, sens-tu quâau fil de tes albums quelque chose a Ă©mergĂ© au niveau de la forme que tu n’avais pas escomptĂ© et thĂ©orisĂ© et qui sâest fait, si jâose dire, malgrĂ© toi ?
Non, y’a de la rĂ©flexion aussi mais c’est une rĂ©flexion plus gĂ©nĂ©rale de citoyen, une rĂ©flexion sur mes goĂ»ts en gĂ©nĂ©ral, sur les formes artistiques, celles que j’ai dĂ©jĂ aimĂ©es ou alimentĂ©es, je les questionne, parce que j’ai envie de nouvelles formes, comme spectateur et comme mĂ©lomane, voilĂ . Donc dans ma pratique ça se retrouve aussi. Je ne mâillusionne pas sur le fait que je creuse toujours le mĂȘme endroit et qu’il faut que ce soit une lumiĂšre diffĂ©rente, une pelle diffĂ©rente. Et Bowie, c’est ça aussi.
Si tu ne t’illusionnes pas de creuser toujours au mĂȘme endroit, de quelle illusion te berces-tu ?
HĂ© bien peut-ĂȘtre que je mâillusionne Ă©galement sur ça (sourire). Peut-ĂȘtre que je m’illusionne en croyant toujours creuser au mĂȘme endroit, quâon est dans le principe des mondes parallĂšles et que ce qui mâapparaĂźt ĂȘtre une certitude ou une illusion n’a de valeur qu’au moment de lâĂ©nonciation et est susceptible d’opĂ©rer des mutations de perception dans le temps. En tous cas, câest ce que je pense aujourd’hui.
Quelle est la question qui te tourmente ?
Qui me tourmente ? (Soupir. RĂ©flexion.) Il y a des choses qui me chagrinent, d’autres qui m’intĂ©ressent, mais est-ce quâil y en a qui me tourmentent ? Au moment oĂč on parle rien ne me tourmente rĂ©ellement mais disons qu’Ă une plus large Ă©chelle je suis plutĂŽt quelqu’un qui connaĂźt le tourment. Et je dirais â c’est trĂšs ordinaire â que la question qui me tourmente c’est : « Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? » VoilĂ , c’est la question de : « Doit-on tout accepter, y compris son sort ? »
Quâest-ce qu’on peut changer, qu’est-ce qu’on ne peut pas changer ?
Enfin peut-on changer quoi que ce soit ? C’est plutĂŽt ça. Mais bon, on ne va pas trop creuser ça parce que si c’est pour le questionnaire que je viens de voir il nâen restera pas grand-chose et je ne sais pas ce qu’on en comprendrait.
J’Ă©diterai au mieux !
Mais voilĂ , ce qui me tourmente c’est la vieille antienne gĂ©nĂ©rale hein : « Pourquoi doit-on un jour ĂȘtre privĂ© de ce qui nous a Ă©tĂ© donnĂ© ? »
Tu as l’impression qu’on est toujours privĂ© de ce qui nous est donnĂ© ?
Bah absolument, certainement ouais.
Ah ouais ? Qu’est-ce qui nous est donnĂ© ?
La vie !
Et ça nous est retiré ?
Absolument.
Tu en es sûr ?
Absolument certains.
Ah ouais ?
Ouais.
Ok.
Bah ouais, ça ne fait aucun doute.
Est-ce un fait, une certitude, une illusion, une croyance ?
Bah chez moi c’est une certitude. Chez moi ça se prĂ©sente Ă moi comme une certitude. Parce que j’ai vu des gens disparaĂźtre, je les ai enterrĂ©s et j’ai vu leurs cadavres. Dans cette acception ça se prĂ©sente Ă moi comme certitude.
D’accord. Le corps disparaĂźt.
Ouais, nan, nan, nan, pas seulement, l’Ă©lectricitĂ© de vie, ce qui s’animait, les souvenirs, la mĂ©moire, l’amour, l’affection…
Tout Ă lâheure on parlait de dimensions, de mondes parallĂšles. Tu nâas jamais envisagĂ© que la mort Ă©tait le passage vers une autre dimension ?
Non, pour l’instant je n’ai pas la capacitĂ© d’embrasser le truc comme ça. Bien sĂ»r, je m’y intĂ©resse, mais pour lâinstant je n’ai pas la capacitĂ© d’accueillir ça comme une donnĂ©e… Comment pourrait-on dire ? Je n’ai pas le cerveau dĂ©veloppĂ© de telle maniĂšre Ă accueillir ça comme une alternative ou une remise en cause de la fatalitĂ© de l’expĂ©rience humaine telle qu’elle s’est jusqu’alors prĂ©sentĂ©e Ă nous.
Pour l’instant tu as un vrai rapport Ă la finitude.
Ouais, à la poussiÚre et à la décomposition.
Donc au tourment.
Bah… c’est-Ă -dire… Tout Ă lâheure je disais qu’au moment oĂč nous parlons je ne vis pas ce tourment. Je ne passe pas chaque minute de ma vie Ă me tourmenter lĂ -dessus…
En tous cas c’est une de tes grandes composantes…
Oui, moi mon truc câest genre on vient d’avoir une crise cardiaque, on est couchĂ© dans un champ le long dâun muret avec sauterelles qui nous passent devant les yeux et on regarde ce muret de pierres et personne ne viendra nous chercher parce que c’est trop loin et cette vision d’un muret de pierres tout sec c’est inouĂŻ, ça vaut tout, on paierait tout pour rester et regarder ce muret plus longtemps.
Ăa donne un sens du tragique certain Ă l’affaire.
Oui, je sens que je n’Ă©chappe pas à ça. Mais ce sens du tragique a donc son envers, sa face cachĂ©e, son corollaire, son pouvoir d’existence qui est son contraire et ce contraire c’est lâoubli, lâinnocence, la superficialitĂ© et la joie.
Y’en a ?
Y’en a oui, bien sĂ»r. Bien sĂ»r que y’en a.
Pour toi, quâest-ce que l’inspiration ? Et quelle est ta maniĂšre de la solliciter, de t’y connecter ?
Euh pffff l’inspiration pour moi ça a plutĂŽt Ă voir avec l’envie, c’est comme un Ă©lan sexuel quoi. Quelque chose qui nous est suscitĂ©, pas par des muses, mais par des chocs.
Des murs !
Par des murs Ă©ventuellement, par des images, des choses qui travaillent aussi un peu l’inconscient. Par exemple, il est possible qu’en allant voir un film ou en entendant quelqu’un dire quelque chose dâabsolument banale ça me lance une partie de flipper dans la tĂȘte et quâelle dĂ©clenche un rapport de gĂ©mellitĂ© ou de⊠Comment dire ?
Cette connexion Ă©lectrique de vie dont tu parlais tout Ă l’heure ?
Je nâirais pas jusque-lĂ mais c’est pour donner une image des neurones en action quoi. Je pense que c’est des rĂ©actions en fait. L’inspiration c’est des rĂ©seaux de rĂ©actions synaptiques.
Donc c’est ĂȘtre plongĂ© au cĆur des gens, des choses et sortir ses antennes…
On est toujours au contact de quelque chose, y’a pas moyen d’y Ă©chapper. Y compris de rien. De ce qu’on appelle rien.
Comment Ă©volue donc ton inspiration puisque ton contact avec les gens et les choses Ă©volue ?
Bah comme chacun.
Jâimagine bien que non, pas comme chacun, car ton activitĂ© est liĂ©e avec lâidĂ©e dâĂȘtre cĂ©lĂšbre, connu, une forme de personnage publique. Dâailleurs au fil des disques ta notoriĂ©tĂ© a grandi, tu es dans une exposition croissante au mondeâŠ
Ah non, Ă mon avis mon exposition est… Enfin elle a certainement, elle a peut-ĂȘtre… Je veux dire, mon exposition reste relativement modeste, je ne suis pas Johnny Hallyday, je prends le mĂ©tro tous les jours… Donc non, mon exposition nâexiste pas, je n’ai pas d’interaction avec mon exposition, je nâai pas dâexposition, ma vie n’a pas changĂ©, j’habite au mĂȘme endroit, je prends le mĂ©tro, ma vie nâa pas changĂ© de ce point de vue lĂ , ce qui change ce n’est pas l’exposition c’est le sentiment de ne pas ĂȘtre pas complĂštement rejetĂ© et ça, ça apporte un peu de lumiĂšre dans ce tunnel oĂč on s’avance. Une sensation de confort. Mais je ne sais pas si elle est positive cette situation de confort apportĂ©e par le sentiment de ne pas ĂȘtre rejetĂ©.
Je ne sais pas. Tu as l’impression que ça t’est bĂ©nĂ©fique ou pas ?
Oh, moi, ça me semble positif.
Tu ne rejettes pas cela ?
Non, pas du tout, non.
Tu ne te dis quand mĂȘme pas : « Mince, ça y est, on commence Ă aimer ce que je fais, merde ! »
Non, au contraire. Au contraire. Mais ça ne va pas m’ĂŽter une forme de vigilance que j’ai toujours eue. Concernant l’importance de la parole. Et cette chose de lâordre de lâintime quâon a en crĂ©ation quand on cherche une satisfaction particuliĂšre Ă ĂȘtre placĂ© devant une forme qu’on a produite.
Câest-Ă -dire ? A partir dâun certain degrĂ© de circuit mĂ©diatique le caractĂšre presque sacrĂ© et intime du rapport Ă la parole et la crĂ©ation se trouve forcĂ©ment corrompu ?
Il peut y avoir de ça, oui, bien sĂ»r, mais moi je m’en sens quand mĂȘme loin. Parce que j’ai de l’espace devant moi. Y’a pas de bascule qui pourrait se faire d’un coup sec rapidement. Et yâa aussi le fait que j’ai d’autres activitĂ©s que la musique qui me permettent de garder les pieds sur terre. Donc non, non, jusqu’Ă prĂ©sent je me satisfait du soutien que m’apporte une certaine reconnaissance. Un soutien qui me sert autant en tant qu’humain, que personne et qu’artiste.
Tout cela me semble trÚs lié.
Oui, c’est assez intimement liĂ©.
Quel est le combat dont tu es le plus fier ?
Pffff je ne sais pas, je n’ai pas l’impression d’avoir un combat derriĂšre moi, pourtant j’en ai beaucoup. J’ai de nombreux combats mais bon… Je ne dirais pas « fier ». Si je peux me permettre, je changerais le mot quoi. Je dirais plutĂŽt que y’a des combats dont je suis soulagĂ© qu’ils aient eu lieu. VoilĂ .
Quel est ton démon ?
Pfff je pense que c’est probablement ce que je te disais tout Ă l’heure, cette donnĂ©e offerte par une forme de luciditĂ©, câest-Ă -dire la tentation de ne pas reconnaĂźtre de valeur Ă l’existenceâŠ
Une forme de nihilisme ?
Non, parce que pour moi le nihilisme, ça convoque des rumeurs et des acides, un petit peu de cynismeâŠ
Une forme dâaquoibonisme ?
Peut-ĂȘtre, ouais, mais de la part d’un amoureux, pas de la part d’un renĂ©gat. C’est la passion que j’ai de la vie qui se heurte Ă (sourire) ce que la vie nous oppose !
Aux murs que tu en perçois en tous cas…
Aux murs que j’en perçois, oui, Ă cette question de la finitude qui des fois pourrait ĂȘtre un peu dĂ©courageante et me faire vivre un sentiment d’injustice trĂšs trĂšs profond quoi.
MalgrĂ© cette tentation, tu prends soin de proposer du sens et rĂ©ciproquement. Tu ne te laisses pas aller et confectionne des chansons oĂč chacun peut Ă©ventuellement sây glisser, redresser.
Oui, mais mon dĂ©mon ce serait la tentation de cet abandon⊠Pour plaisanter je dis souvent que je prĂ©fĂ©rais Le Premier Testament (aussi appelĂ© Ancien Testament, il sâagit, pour les chrĂ©tiens, de la partie de la Bible relative Ă la pĂ©riode qui prĂ©cĂšde JĂ©sus-Christ â nda) quand on vivait jusqu’Ă 700 ou 1000 ans. Je prĂ©fĂ©rais. Je trouve que par rapport Ă nos capacitĂ©s, nos ressources de jouissance et notre soif de connaissance, la durĂ©e de vie est trop courte. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui n’est pas adaptĂ©… Parfois on a le sentiment que ça suffit, que c’est bon, on en a fait le tour⊠Et yâa certainement des gens qui ont ce genre de sentiments d’accomplissement mais moi je pense que je ne connaĂźtrai jamais de sentiment d’accomplissement de quelque nature que ce soit…
Et donc de ne pas avoir assez d’une seule vieâŠ
Ouais, mais je m’en satisfait parfois grĂące Ă l’observation de mes congĂ©nĂšres, en les voyant je vois bien qu’il est possible de se satisfaire d’une vie.
Je ne sais pas si quiconque sâen satisfait, peut-ĂȘtre que câest les apparences, ils font mieux illusion que dâautres, mais oui, parfois on pourrait se dire : « Comment font-ils ? »
Câest ça : comment font-ils ? Moi je suis parfois trĂšs triste quand certaines personnes disparaissent et je ne parle pas du deuil d’une personne aimĂ©e, que j’ai connu, proche, et qui me bouleverse dans des mesures trĂšs variĂ©es, mais des personnes que je ne connais pas, par exemple une vedette de la littĂ©rature, du cinĂ©ma, de la musique ou de la science, des gens qui ont ĆuvrĂ©…
Et la mort de gens cĂ©lĂšbres ayant ĆuvrĂ©, on va y faire de plus en plus face Ă mesure que notre gĂ©nĂ©ration et quâun certain monde mĂ©diatisĂ© disparaĂźt…
Bien sĂ»r. Et moi, dans ce cas-lĂ , je suis presque pris dâun Ă©lan d’inĂ©galitĂ©, je me dis qu’on aurait quand mĂȘme pu leur octroyer le double. Ăa ne me dĂ©rangerait pas que certaines personnes vivent 200 ans quoi.
Quâon les gracie ainsi ?
Ouais, ils seraient graciés.
Mais feraient-ils ces belles choses sâils avaient tout ce temps ?
Mais ils ne le sauraient pas, ils ne seraient graciĂ©s que dĂšs lors qu’on pourrait percevoir leur mĂ©rite.
Ah ok, en extrĂȘme limite.
Oui, paf (claquement de doigts), v’lĂ le double. C’est pas mal ça quand mĂȘme. Comme une sorte de repos sur terre avant le repos sous terre.
A qui le donnerais-tu ?
Bah trĂšs rĂ©cemment, je l’aurais bien donnĂ© Ă Michael Jackson par exemple. Parce que ce pauvre gars qui est devenu une icĂŽne planĂ©taire, et qui est mort Ă 52 ou 53 ans (50 en fait â nda), nâa pas choisi son destin, il a Ă©tĂ© Ă©levĂ© au fouet pour danser et chanter et en crĂšve Ă 54 ans pressĂ© par toute une horde de types autour…
Finalement mal aimĂ© aussi par le systĂšme qui lâa portĂ©.
Ouais, mais il Ă©tait trĂšs aimĂ© en dehors, Ă une Ă©chelle plus grande. VoilĂ donc quelqu’un, quand il est mort, je me suis dit : « Oh, il nâa quand mĂȘme pas le droit de se reposer un peu ce pauvre gars lĂ ? On pourrait le laisser tranquille ? On lui met le double et puis voilĂ , on en parle plus, c’est bon. » J’aimerais bien possĂ©der une rĂ©serve comme ça pour la distribuer un petit peu…
On ferait des Ă©missions de tĂ©lĂ© pour savoir qui va ou doit profiter de cette rallongeâŠ
Y’a d’autres gens bien sĂ»r qu’on pourrait faire bĂ©nĂ©ficier de ça, par exemple Beckett : immortel quoi.
Sauf que Beckett n’est pas mort jeuneâŠ
Oui mais peu importe⊠Et puis il a quand mĂȘme passĂ© beaucoup de temps Ă questionner cette mort.
Beckett, ça me fait penser au premier morceau de ton nouvel album…
Ah oui…
Oui, « Bec », pour la sonoritĂ© du titre, et aussi cette maniĂšre elliptique voire incomprĂ©hensible que tu as de tây exprimer. TrĂšs Beckett ça. Jâai Ă©galement pensĂ© aux « Courage des oiseaux » de Dominique A, pour le thĂšme animalier bien sĂ»r, et encore cette question du minimalisme, du cĂŽtĂ© parcimonieux des mots voire pointu du style, du becâŠ
Oui, la chanson de Dominique A est magnifique mais ce n’est pas le premier Ă avoir parlĂ© d’oiseaux dans une chanson… Yâa aussi Marie Myriam, Michel Fugain, pfff… Yâen a partout des oiseaux⊠C’est vraiment un animal qui excite beaucoup la chanson⊠Mais la mienne nâa pas le mĂȘme le mĂȘme sujet que la sienne.
Toi tu ne parles pas vraiment dâun oiseau !
Oui et la musique du morceau ne rappelle pas du tout la chanson de Dominique A. Mais si on m’en parlait ce ne serait pas une insulte hein.
(SUITE ET FIN DE L’ENTRETIEN + RĂCIT DE L’AVANT-ENTRETIEN DISPONIBLE)
