Benjamin Biolay : Arrière-cuisine et dépendances

6 juin 2020. 15h. « Allô ! Bonjour, c’est Benjamin ». Il est retranché dans sa cuisine. Je le suis dans la mienne. Lui, c’est Biolay, qu’on ne présente plus, même si, bien sûr, on y va y revenir. Moi, c’est un journalistique pigiste spécialisé chanson et musiques pop rock qui attend depuis une décennie de pouvoir l’interviewer avec l’art et la manière. Enfin, « attend », activement ! Qui s’est démené depuis l’onde de choc de La Superbe, échangeant régulièrement des mails avec son attachée de presse à chacune de ses actu-disques pour pouvoir enfin le rencontrer.
Un jour j’avais même hasardé un texto sur son tel qu’un ami m’avait donné pour lui faire part de mon désir de l’interviewer. Était-ce vraiment son numéro ? Était-ce toujours son numéro ? Je ne le saurai jamais et je n’aurai pas de réponse, bien sûr. Et là il vient de m’appeler. Mon tel a sonné. Soudaine fluidité. Facilité. Alors que je ne m’y attendais plus. Et que pour tout dire j’en avais aussi moins envie. Car depuis cet album, il me semblait de moins en moins motivé à faire le chanteur de même que je l’étais de moins en moins à faire l’intervieweur.
Vengeance (2012) : allez. Palermo Hollywood (2016) : boaf. Volver (2017) : bâillements. De la même façon qu’il avait fallu 2-3 disques pour que je me sente concerné par l’énergumène, que c’est Trash Yéyé (2007), après l’émergence d’une forme de rudesse hip hop rock avec A l’origine (2005), qui avait fini par me mordre, là où Rose Kennedy (2001) et Négatif (2003), bien que Rastignac, me semblaient encore trop précieux, désuets et gendres idéaux, j’ai fini par me lasser et laisser pisser. Redevenir globalement indifférent à la trajectoire de Biolay.
Avec le temps, l’âge et le succès, son mojo olympique s’est émoussé. Ses crocs de vampire se sont arrondis. Je me souviens à ce sujet d’une conversation post-concert avec un autre auteur-compositeur-interprète français plus obscur. C’était à la Dame de Canton avec Steve Axel B (plusieurs bons disques pop-rock d’inspiration Nick Cavo-Curesque en français sous le nom de Svensson à son actif). Et la conclusion en avait été qu’avec le passage de la quarantaine, son positionnement de beau salaud post adolescent et Gainsbourien ne serait plus crédible.
Et avec Svensson/Steve Axel B., on avait bien sûr totalement raison. Pour les mêmes raisons qu’en jouant sur cette corde, il s’était octroyé de belles parts de marché, depuis le pinacle du double album couronné de succès médiatique, artistique et commercial qu’était La Superbe, « B.B. » bandait mou. Fatalement frappé d’obsolescence programmée, il devait changer de moteur. De mon côté, dans ce laps de temps, c’est d’ailleurs ce que j’avais fait, passant de journaliste à chanteur. J’avais mes propres petites voitures. Alors rencontrer Biolay ? Bof.
Le gars faisait maintenant partie du sérail, du milieu qu’il avait voulu conquérir, de la haute. François Hollande avait été élu Président du pays (2012 – 2017) et sous cette énième fausse gauche, celle des privilégiés du capital culturel et financier, celle des toutes les traitrises qui depuis François Mitterrand avait abandonné la lutte des classes pour lui substituer la poudre aux yeux sociétale, Bibi aussi s’était affaissé. Endormi sous ses lauriers. Genre « What else maintenant que je fume des pet’ avec le prez’ et tourne avec sa maîtresse dans mes clips ? »
C’était l’époque du « Président normal » qui fonçait sur son scoot’ pour aller voir Julie Gayet, du petit gros faussement sympa – zou, zou, zoubida – qui trompait sa régulière et son peuple en ne s’impliquant pas une seule seconde dans la réforme bancaire qui avait été sa promesse de campagne. Bref, c’était le même cirque que sous Sarkozy, pulsions pipole, etcetera, mais avec l’imaginaire et le vernis de la gauche, c’est-à-dire mollement et par derrière – puisque nous faisant croire à l’inverse. Fourbe époque qui amènera Macron et Brigitte au pouvoir.

Biolay le soi-disant rebelle fort en gueule qui n’a en fait aucune conscience politique que celle clientéliste qui consiste à défendre son biz (il a soutenu tour à tour Royal – 2007 – Hollande – 2012 – Hamon – 2017 – et Hildalgo – 2022), ce type-là qui se déclare « militant socialiste » (lol) n’a jamais fait que défendre son bout de gras. Et c’est pas bien grave hein, on fait tous plus ou moins ça, sauver nos miches mais alors faut pas prétendre faire autre chose, pas se faire passer pour un mec qui rue dans les brancards alors qu’en fait on rue dans que dalle !
En pleine crise de la quarantaine et début d’andropause artistique, il a mis les bouchés double B.B., continuant à réaliser et arranger des disques pour d’autres (ce côté Pygmalion ou plutôt gigolo cachetonnant pour le gotha), à tourner beaucoup au cinéma (chez Masson, Jaoui, Sfar, Assayas, Marshall, Honoré…), donc entretenant sa nouvelle famille, celle du gratin parisien qui le nourrit et ses deux filles qu’il doit nourrir (surtout la petite Louise dont il a longtemps caché l’existence, sa première fille Anna travaillant elle depuis longtemps comme actrice).
Ces choses-là n’ont pas empêché l’animal de décrocher encore quelques étoiles (outre la fille de Deneuve, sa page Wikipédia revendique officiellement Vanessa Paradis, Anna Mouglalis et Virginie Ledoyen à son tableau de chasse) mais elles semblent avoir fini par avoir la peau de l’artiste, l’enfermant dans un rôle de faiseur. Dix ans après La Superbe, Benjamin Biolay ressemble à un coq taxidermisé, à une image muséifiée, à un homme à abattre par ceux qui ont maintenant la niaque. Je l’ai donc vite descendu de là où il avait momentanément été
Mais oui, il y a eu une période où ça a compté, où j’ai eu le désir ardent de le rencontrer. Vers 2010/2012 je dirais. Comme si j’étais sous emprise. Curieusement cela coïncida avec le désir presque tout aussi furieux de rencontrer son ancienne comparse et compagne, Keren Ann. Et quand je dis « rencontrer », c’est « discuter avec ». Vraiment. Pleinement. A tort ou à raison, j’avais des choses à leur dire. Le pensais. Le voulais. Au cas où, telle une interview-poème, j’avais même préalablement scripté toutes les idées/questions que je rêvais leur soumettre.
Fin 2010 je m’étais même fendu d’un texte dans le magazine Snatch où j’évoquais volontiers le cas Biolay. Intitulé « Bashung, à qui profite sa mort ? », titre o combien racoleur, l’article analysait fissa les chances que celui-ci avait de profiter du trou béant laissé par ce maître es aventures de la chanson rock française. Parce que oui, l’auteur de « Ma petite entreprise » (titre que Biolay reprendra en 2011 sur la compile hommage Tels Alain Bashung). Et je voulais voir qui de Biolay, Raphaël ou Dominique A allait assurer niveau succession.
Parce que oui, voilà, j’avais oublié ça or c’était un fait capital : l’emprise de Biolay sur moi et sur d’autres devait aussi s’expliquer par ça : la disparation du dernier grand prince noir de la chanson. Manque. Fantasme. Ce vertige fournissait une conjoncture propice à cette passion. Mais le flambeau à reprendre s’était petit à petit transformé en Flanby et fonte des glaces. Aucun de ces trois-là n’avait su sortir par le haut, transcendé. Ils avaient globalement, lentement mais sûrement, suivi leur pente descendante. Bashung restant Bashung.
Et donc ce rush de désir vers Biolay s’est tari, je n’étais plus sur cette vague, mais elle n’a pas dû œuvrer en vain car lorsque en 2020 il s’est agi de retenter mollement ma chance auprès de sa RP au moment de la sortie de Grand Prix, celle-ci a plaidé ma cause auprès de l’intéressé, lui disant que ce ne serait pas un interrogatoire lance-pierre mais une vraie discussion. Bim. D’un autre côté, il n’était plus si côté que par le passé. Ça a dû jouer. Bam. Tout comme le fait que nous étions confinés. Partant de là, que faire d’autre que la tournée des papotes ?
https://www.leetchi.com/fr/c/benjamin-biolay-lentretien-fleuve-exclusif-au-chapo-20-1164376
