LE POETE DOMINANT (INTERPOL)
20 septembre 2010. 15h. HĂŽtel Bel Ami, Saint Germain des PrĂšs. Du haut de son mĂštre quatre-vingt le fringant Paul Banks fume une clope sur le trottoir. Toise le soleil sans Ray-Ban. Il ne voit pas qu’un type vient dâarriver dans lâhĂŽtel oĂč il assure la promo du 4e album dâInterpol. Ne voit pas que ce type est journaliste, que ce type câest moi et qu’il a dĂ©jĂ eu vent de ma personne.
Le salon mâĂ©voque lâesthĂ©tique luxueuse et glacĂ©e de « Lights », le nouveau clip du groupe. Les serveurs vĂȘtus de noir leurs gardes du corps. DĂšs mon arrivĂ©e on me prend en charge. Mâindique les toilettes comme si jâallais mettre des lingots en banque. Me demande ce que je veux boire comme si la maison offrait. Je devrais me sentir ici comme un prince. « Merci, rien pour moi. »
L’attachĂ© de presse commande un cafĂ© qu’on lui sert en lui ouvrant une mallette sous le nez. « Un chocolat Monsieur ? » La discussion sâengage et je ne trouve rien de mieux Ă dire que tout le bien que je pense du groupe en question. « Les meilleurs de leur gĂ©nĂ©ration. » Il semble dĂ©routĂ© que je lui parle de musique. A moins que ce ne soit dâamour. « Yâa aussi les Kings of Leon, non ? »
DerriĂšre nous, dans une piĂšce attenante, un journaliste tend son micro sous le nez de Paul Banks. Il a des airs de steward. Version y a-t-il un pilote dans lâavion. Gonflable. Je ne peux pas m’empĂȘcher de leur jeter des regards. Je ne sais pas quel mĂ©dia lâamĂšne, ni ce quâils peuvent bien se dire mais je me persuade que leur discussion nâa aucune sorte dâintĂ©rĂȘt. Que moi seul ai la clĂ©.
Droit comme un i, tendance Michael Stipe en herbe, le chanteur-guitariste dâInterpol dĂ©bite consciencieusement son flow de robot intello en regardant ses auditeurs fictifs. PenchĂ© sur son matos et calfeutrĂ© dans son casque, le type du Mouv lâinterroge en pensant « J’espĂšre que ça enregistre bien ? » Ce nâest quâune petite saignĂ©e corporate. Cette discussion nâa aucun intĂ©rĂȘt. Moi seul ai la clĂ©.
Daniel Kessler traverse la salle. C’est une petite chose. Une flammĂšche. Un Ă©cureuil en smoking. J’ai l’impression qu’il n’a pas de poids, qu’il marche sur l’eau. On me dit que jâaurais soit lui soit Paul et Sam (Fogarino, batteur). Ce que je prĂ©fĂšre ? SpontanĂ©ment, avant le jour J, jâaurais dis Paul. Parce que câest le beau gosse, le chanteur-parolier-guitariste. Mais lĂ je nâen suis plus sĂ»r.
Daniel est quand mĂȘme le songwriter et le mastermind de lâaffaire. Câest lui qui lâa crĂ©Ă©e. Et puis il parle français et il mâintrigue vraiment depuis que je lâai vu passer avec cette façon de ne pas y ĂȘtre ou alors que dans sa tĂȘte, dans lâĂ©clat de ses petits yeux et de sa barbe proprette. Oui, comme sâil vivait trĂšs loin dans sa tĂȘte, observant tout ça Ă distance. Enfant, sage, femme. Space boy.
Ces mecs, jâadore chacun de leur disque: Turn on the Bright Lights (2002), Antics (2004), Our Love to Admire (2007). Je les ai toujours trouvĂ©s au-dessus. Des Libertines, des Strokes, dâEditors. Ne se chauffant pas du mĂȘme bois. Construisant quelque chose. MĂȘme quand Paul la jouait solo: Julian Plenti is⊠Skyscraper (2009). Avec leur dernier, Interpol, je suis passĂ© au stade supĂ©rieur. (2004),
Je crois bien nâavoir jamais autant Ă©coutĂ© un disque que ce disque. Plus mĂȘme quâOk Computer. Depuis 3 mois, je l’Ă©coute en boucle. De jour comme de nuit. Dehors comme dedans, ce que je ne fais quasiment jamais, Ă©couter de la musique au casque dans la ville. Mais lĂ partout. Tout le temps. Pendant 3 mois, pas un jour sans. Quelque chose de lâordre de lâintime connexion.
Tout le monde me disait « Mais non, câest leur moins bon ». Tout le monde, les journalistes quoi. Avec leur grille de lecture Ă la con. « Moins bon quâOur Love quâĂ©tait moins bon quâAntics quâĂ©tait moins bon que Turn On… » Ah Turn On, foutue vache sacrĂ©e de lâindie rock ! Mais Interpol, cette musique, cette voix, câĂ©tait plus que ça. Comme si c’Ă©tait lui, comme si c’Ă©tait moi.
La langue anglaise fait le distinguo entre « a house » et « a home », « the town » et « the city ». A house is not a home, pas plus que the town is the city. En gros on peut dire que ce qui les diffĂ©rencie câest ce qui diffĂ©rencie les femmes des petites filles. Une notion de distance, dâĂ©lĂ©gance, dâunitĂ©. Faire ce distinguo diffĂ©rencie les hommes des petits garçons. Le tout venant des poĂštes.
A lâinstar de Radiohead, jâai toujours vu en Interpol une entitĂ© poĂ©tique. Domptant le chaos de la ville pour le triomphe de la Forme. « We ain’t goin’ to the town / We’re going to the city / Gonna track this shit around / And make this place / A heart to be a part of / ». Les gars ne disent pas autre chose dans « Next Exit ». Ni aujourdâhui avec cet album so(m)brement intitulĂ© Interpol.
Interpol non pas pour tĂ©moigner dâun hypothĂ©tique « retour aux sources du son Interpol » (comprendre : de Turn On), cette entourloupe que font souvent les groupes qui se sont perdus en route, mais pour indiquer au contraire quâils sont bien arrivĂ©s Ă destination, dĂ©part du bassiste Carlos Dengler Ă la clĂ©. Voici le noir monolithe quâon devait mettre au monde. (Fin de lâhistoire ?)
Ce disque est si sculptĂ© et Interpol installĂ© quâau cĆur de cette cathĂ©-drame Paul Banks dynamite enfin son personnage de Mr. Mojo Risin’ post « nine eleven ». Il se lĂ©zarde (ou comment retourner sa veste quand on sâest aperçu quâelle Ă©tait doublĂ©e de vison), laisse tomber des (l)armes et câest comme si tout Ă©tait fait autour de sa voix. QuâInterpol Ă©tait plus que jamais Enter Paul.
Ce disque je le voyais dâailleurs foutu comme la Sagrada Familia : avec deux faces. Je pensais à ça quand jâĂ©tais devant elle, lĂ -bas Ă Barcelone. Une face plutĂŽt acadĂ©mique, accrocheuse, et lâautre plus glauque, boueuse. Comme un masque qui fond… Et tout du long des paroles de fous, suintant, rĂ©sonnant, ricochant. Comme des vitraux, des flĂšches. Des mots qui me perfor(m)ent sans cesse.
« Dreams of long life / What safety can you find » (« Success »), « It would be so nice to take you / I only ever try to make you smile » (« Memory Serves »), « I want to stay magical / I want to stay yearning / I want to feel up upon your life » (« Summer Well »), « Show me your ways / Teach me to meet my desires / With some grace » (« Lights »), « Thieves and snakes need homes » (« Barricade »)
« I want to give you the face to face » (« Always Malaise »), « I’m not the hero out the gate / So much to feel, so much to gain » (« Safe Without »), « Please endure my loves exploitations / No way, no fucking way no » (« Try it On »), « Tell me you’re mine / Tell me you’re mine to break the ice » (« All of the Ways »), « I was on my way / I was on my way to tell you it’s no good » (« The Undoing »)
Cette chanson finale, « The Undoing », jâavais demandĂ© Ă cette fille de me la traduire quand jâĂ©tais Ă Barcelone. Parce quâun de ses couplets est en espagnol et quâelle est belle. « Suele tener / Me suelto / Me suelto en el deshacer / Al puro perder el ganar no compara » dit-elle. Soit « I usually have / I let go / I let go in the undone / To the pure lose the winning doesn’t compare. »
« ArrivĂ© au bout de quelque chose, je creusais en moi-mĂȘme comme on creuse sa tourbe. I was chased, thrilled and altered / Chasing my damage / Because I was chased, thrilled and altered / And it raised me » Je cherchais quelquâun que je nâaurais pas aimĂ© perdre. RĂȘve et matiĂšre. Ce nâĂ©tait pas triste : nĂ©cessaire. Et ce disque, mâouvrant en d(i)eux, mâaidait. « T’auras Paul et Sam. »
Je nâen mĂšne pas large : ça y est, je vais rencontrer mes hĂ©ros. Je repense aux mots de Paul ValĂ©ry : « Art et travail sâemploient Ă crĂ©er un langage que nul homme rĂ©el ne pourrait improviser ni soutenir. (âŠ) On appelait Muse cet auteur qui est dans lâauteur. »Tel Quel II) Aux mots de Paul Banks : « Iâm in love with something real / It could be me, thatâs changing ! » (« Câmere ») (
Il me faut tout oublier. Oublier les questions « bigger than life » qui mâavaient fait foirer mon interview mail avec Paul Banks Ă lâoccasion de la sortie de son premier album solo fin 2009. (Pas de retour. Gros gros vent.) Ces questions qui ne sâadressent en fait quâau troisiĂšme type quâon ne rencontre quâen soi. Et toutes ces questions quâen 30 minutes je nâaurais jamais le temps de poser.
Oublier ce jour oĂč, programmĂ© Ă lâAlhambra en tant que Plenti je lâai aperçu juste avant aux bras dâHelena Christensen, 43 ans, ex-top et que je me suis ditâŠÂ On aurait dit un tesson de bouteille, un objet contondant. Au bras d’une telle beautĂ© il allait (ils allaient ?) forcĂ©ment se faire mal. Yâavait quelque de maso lĂ -dedans. PoĂ©tique. Leur f(o)ugue incognito rendait la scĂšne trĂšs belle.
Oublier son charisme, sa gueule Rimbaudelairienne. Que jâaurais aimĂ© avoir cette gueule. Sa voix ferrugineuse et son masque de fer bad boy. Ăa ne vous arrive jamais : vous croisez un mec et vous vous dites « Câest pas que je me trouve moche ou quoiquâest-ce mais jâaimerais bien avoir cette tĂȘte » Oublier la success story de cet anglais fils de marin qui a rĂ©ussi Ă 33 ans son rĂȘve amĂ©ricain.
Oublier cet espace insondable entre le mec de tous les jours qui a tout de super (montre, fringues, appart, voiture, nana), qui nâhĂ©site pas Ă afficher son train de vie royal, genre « Ici-bas est maĂźtre », et cette grande voix de sĂ©cateur dĂ©chirante que jâentends sur Interpol, cette voix de colosse oĂč le dĂ©sarroi danse. Sa tristesse carnassiĂšre qui vient dâailleurs. Cherche ailleurs. Ces deux Paul.
Oublier que ce disque concentre tout le dĂ©sir que je peux avoir de moi pour moi. Que je le chante comme sâil Ă©tait ma voie. Quâil me donne lâimpression de me prendre en main. Que ce groupe me donne envie de monter le mien. Que je me rappelle prĂ©cisĂ©ment le jour oĂč jâai ressenti ça. (A Bourges en 2005.) Que Banks est le poĂšte que je ne serai jamais. Que je te rencontrerai Ă la fin. (L’ITW)
quelle plume!et quelle poĂ©sie dans ce texte, c’est trĂšs beau et Ă©mouvant.
Ci-mĂšre !
besoin de verifier:)
Besoin de vĂ©rifier ? Que veux-tu dire par lĂ ? đ
Wahhhhhhhhhhhhhhhhhhh. Magnifique texte.
Comment ces gras lĂ font -il pour qu’hommes comme femmes aient tellement envie d’ĂȘtre eux ne serait-ce qu’un moment ?
Lorsque j’ai vu Daniel en concert pour la premiĂšre fois, je me suis dit que je donnerai volontier ma vie entiĂšre (on en fait toujours en peu trop dans les grands moment d’exaltation, n’est-ce pas ?) pour une seule minute de son nirvana Ă lui sur scĂšne.
Merci pour cet article, Ă la hauteur du groupe, d’une trĂšs grande classe.
Salut Isatagada,
Quelle réceptivité !
…
Oh quelles fautes !!! :-/ Ashamed mais toujours aussi captivée par ce texte que je viens relire de temps à autre.
Mince, Interpol ma manque Ă prĂ©sent, c’est malin !
Pour ne pas ĂȘtre seule j’envoie ta prose Ă un collĂšgue de Discordance au Canada. Cet article devrait voyager pendant des siĂšcles (et des siĂšcles, et des siĂšcles).
Hey, tu sais quoi ?
Je viens de « recevoir » le nouvel album solo de Banks !
Faut que j’Ă©coute ça, ça sort le 22 octobre.
Merci de faire tourner cet article en tous cas, super.
Ca me touche que ce texte te plaise…
Mais sinon j’ai pas compris : de quelles fautes parles-tu ?
je suis une trĂšs grande fan d’Interpol et de Paul, ce texte est surprenant et trĂšs vrai; bravo đ
Content que tu sois tomber dessus alors ! Merci