Bertrand Belin : L’important est-ce l’heroes ?
14 dĂ©cembre 2018. 11h30. Paris 3e. Wagram. Quand je rencontre Bertrand Belin je nâen mĂšne pas large niveau admiration. Je nâirai pas jusquâĂ dire que je ne comprends pas tout le battage autour de sa personne, battage quâon peut faire remonter Ă la parution en 2010 de son 3e album, Hypernuit, qui lui avait valu les lauriers de toute la profession, Dominique A se fendant mĂȘme dâun « Oh, la relĂšve, câest lui », non, alors que son 6e album, Persona, sâapprĂȘte Ă sortir je ne peux pas dire ça parce quâĂ vrai dire, ce battage, je le comprends. Câest plus que, comment dire ? Je trouve que jusquâalors ses chansons nâont pas la carrure adĂ©quate, au sens populaire quoi, que ce sont des mignardises pour post bourgeois. Pourtant autour de moi tout le monde succombe. Serais-je simplement jaloux ?
Câest marrant parce quâĂ lâĂ©poque on est en plein dans lâavĂšnement du mouvement de Gilets jaunes. Je mâen rappelle prĂ©cisĂ©ment parce quâen replongeant dans mon carnet 2018/2019, Ă la page du 14 dĂ©cembre oĂč jâai notĂ© mon rendez-vous avec Belin, jâai Ă©galement griffonnĂ© sous lâintitulĂ© « Feu social » tout plein de notes pour une idĂ©e de morceau qui verra bel et bien le jour quelques jours plus tard en mode grosse impro avec mon groupe Kistram sur la scĂšne du Black Star Ă Bastille. CâĂ©tait un morceau en forme de lettre ouverte adressĂ©e Ă la cantonade qui rebondissait un peu vertement sur un post FB que jâavais pu passer oĂč quelquâun dĂ©plorait les dĂ©gĂąts quâauraient apparemment causĂ© les « Gilets Jaunes » dans Paris, dĂ©gĂąts que je confrontais aux violences « invisibles » exercĂ©es depuis un bail par le gouvernement sur certains. Pourquoi je dis ça ?
11 avril 2019. Belin fait son premier Olympia. DâAlain Chamfort Ă Rodolphe Burger, tout le monde est venu voir le nĂ©o-duc de la chanson rock lettrĂ©e. Jây suis. Son label mâa invitĂ©. Et pendant tout le concert je me fais chier comme un rat mort. Je sens les chansons commencer et se finir et le public parisien les ponctuer dâapplaudissements polis sans que rien ne se passe. Rien nâenfle et ne vient nous submerger si ce nâest « Choses Nouvelles », qui pop Ă©meut comme une bouteille de champâ trop rapidement sifflĂ©e. Sur scĂšne Belin continue son show avec ses gestes de culturiste chelous. Robot dansant en crise de sacrement. Et je rĂ©alise en fait que ce qui me gĂȘne, câest que les gens applaudissent son ascension et ce quâil reprĂ©sente plus que lâeffet que ses chansons ont sur eux. « Son projet : câest leur projet ! » Jâai lâimpression dâĂȘtre Ă un meeting de Macron. Je me barre.

Dans le hall je tombe par hasard sur deux amis qui ont Ă©chouĂ© lĂ par je ne sais plus quel concours de circonstances, deux places offertes, je crois. Tout de suite je sens quâil y a lĂ de la vraie banane, quâĂ lâintĂ©rieur câest de lâentourloupe, on perd notre temps, mais que sorti de la salle câest une toute autre ambiance. Comme si la vie Ă©tait lĂ . Ils me disent quâils ont fini par sortir car ils ne comprenaient pas le dĂ©lire. On papote dans le cadre dorĂ© et luxueusement tapissĂ© de lâOlympia et dâun coup on se fait surprendre par une foule qui fonce sur nous. Le concert vient de sâachever, les gens repartent chez eux et on dĂ©range, installĂ© quâon Ă©tait sur des escaliers. On dĂ©campe et, ce faisant, jâhallucine sur lâattitude et la mine des gens : ils ont lâair aussi cools et disserts que sâils sortaient de la ligne 13.
On nâarrĂȘte pas de dire : « Câest le nouveau Bashung ». Et de me dire : « Ăcoute, câest pour toi... » Et non, je suis dĂ©solĂ©. Du tout. Pourtant jâai essayĂ©. Jâai essayĂ© parce que moi aussi, je me dis que ça pourrait me plaire, que ça devrait mĂȘme, vu ce quâon en dit. Le mec Ă©crit en français, de maniĂšre Ă©lĂ©gante, sensible, mais non je suis dĂ©solĂ© : je nây trouve pas lâenvergure sentimentale que charrient toujours les chansons de Bashung, par exemple. Jâai Ă©tĂ© repĂȘcher et Ă©couter son 1er album de 2005, celui oĂč il apparaĂźt presque la boule Ă zĂ©ro sur la couverture. Je lâavais reçu du temps oĂč je pigeais
dur dans la presse « rock ». Et jâai repiochĂ© dans La Perdue (2007), Hypernuit (2010) donc, Parcs (2013), Cap Waller (2015). Et non, son chant de crooner rĂ©tro-ourlĂ© et son jeu de guitare minimal vaguement jazz mâexaspĂšrent. Ce style sainte-nitouche et patate dans la bouche peut-ĂȘtre que jây viendrai un jour mais pour lâinstant ouch, non : jâai le sentiment dâentendre « La Bicyclette » de Montand sous lexo ou « J’ai perdu ma couille au fond du ravin » (Poolevorde imitant Brassens).
Bref, mon problĂšme, câest que je ne sens pas le ventre chez Belin, je ne sens pas cette matiĂšre rock quâĂ un moment Biolay a trouvĂ© et qui mâa enfin fait aimer ses chansons (en gros dâA lâorigine Ă Vengeance), je ne sens pas ce vertige de lâamour un peu emo sans lequel je me fais un peu chier, ouais. Alors bien sĂ»r, ils sont truffĂ©s de laconismes et dâellipses et patati et patata les albums et morceaux de sieur Belin mais tant et tant quâils en finissent pour moi par incarner une sorte de dĂ©rive arty et sur-esthĂ©tisante de la chanson pop rock. Câest-Ă -dire quâil y a ici un tel degrĂ© de formalisme quâil y a aussi la tentation ultime de lâaccrochage, qui consisterait par exemple Ă scotcher une banane au mur et vois lĂ . JâexagĂšre bien sĂ»r, je grossis volontairement le trait.

Jacques Brel a dit â et cette phrase jâen avais fait un peu la clef de voĂ»te et le credo du morceau de Kistram sur les gilets jaunes Ă©voquĂ© plus haut â Jacques Brel a dit â et pourtant dieu sait que je ne suis pas « brelien », son lyrisme thĂ©Ăątral, câest too much pour moi â Jacques Brel a dit : « Je crois qu’un artiste, c’est quelqu’un qui a mal aux autres. Et dans les chanteurs, il y a des chanteurs qui ont mal aux autres et des chanteurs qui n’ont pas mal aux autres. » Câest ce que lâĂ©lite culturelle aime chez Belin : son rapport formel au Beau (on pourrait dire son souci de la surface propre et lisse) crĂ©e tant de trompes-lâĆil quâil nâa pas du tout lâair dâavoir mal aux autres. Ses sujets ou histoires en sont tellement dĂ©territorialisĂ©s en quelques silhouettes et lignes de fuite que ça en devient chic et acceptable (du Mondrian !). Contrairement Ă des Damien Saez ou des Pascal Bouaziz qui appellent eux un chat un chat. Au final, malgrĂ© elle ou pas (Belin est un grand stratĂ©giste, jâai souvenir de lâavoir vu Ă un concert de Mendelson et mâĂȘtre dit quâil devait obligatoirement prendre des notes), ses chansons sont devenues le comble dâune musique parfaitement raccord avec les dĂ©sirs dâune certaine intelligentsia mĂ©diatique post caviar.
Sur Persona, câest comme si notre B.B. avait compris ça comme personne. DĂ©jĂ il a ciselĂ© le perso, la sexyness, continuant Ă arborer de plus en plus franchement et fiĂšrement la tignasse un peu fifties banane (encore elle) gominĂ©e en arriĂšre Ă lâamĂ©wicaine quâil avait inaugurĂ©e Ă lâĂ©poque de lâalbum Cap Weller, genre : « WokĂ©, finies les connewies, maintenant jâpourfends, jâsuis un mec bandant !», laissant dans lâamnĂ©sie complĂšte sa prĂ©cĂ©dente coupe de tifs de petit Playmobil français originaire du Morbihan. Et lĂ aussi, formalisme, self made man, on se montre pas tel que maman nous a fait, voyons ! On devient le hĂ©ros quâon a toujours rĂȘvĂ© dâĂȘtre alors bam ! Cornet de frites sur le crĂąne, câest un incontournable. Ăa fait fauve, rock, mĂąle alpha, chanteur de charme et coupeur de doigts : de Lynch Ă Biolay, de Daho Ă Guilhem ValayĂ© beaucoup y sont passĂ©s. Bah oui, comme Bowie !
Mais faire le bellĂątre ne suffit pas pour ĂȘtre lâĂ©gĂ©rie number one et le roi, il faut aussi lâautre matos : les chansons qui tuent. Câest ce double atout qui fait quâon finit par se retrouver Ă faire un featuring verbal et physique, chanson et clip avec Les Limiñanas, comme il lâa fait pour eux sur leur morceau « Dimanche » en 2018. PurĂ©e, Ă cette Ă©poque jâai squattĂ© chez un pote qui Ă©tait littĂ©ralement obsĂ©dĂ© par ce morceau et je nâen pouvais plus de lâentendre lâĂ©couter ! Il faut des chansons qui tuent, dis-je. Le song et le soundwriting. Et sur cet album Belin a fait quelque chose qui a commencĂ©, selon moi, a changĂ© la donne : il a dĂ©laissĂ© la folk et le storytelling un peu boisĂ© boring au profit de synthĂ©s et de textures capables de lancer lâimaginaire vers des contrĂ©es nettement plus oniriques et sensuelles. Plus que la six-cordes et ses relents « cow-boy », les synthĂ©tiseurs et leur topos cĂ©leste ont souvent rĂ©ussi aux poĂštes français et ce ne sont pas les sublimes dĂ©buts de Murat qui diront le contraire !
En dĂ©coule le nectar de quelques merveilles. Ă commencer par « GlissĂ© RedressĂ© », premier single au climat cotonneux lactĂ©. La guitare est lĂ mais laid-back et Ă©lectriquement vaporeuse, au service dâune atmosphĂšre toute en 3D qui fait planer Ă perte de vue sur quelques lysergiques cumulus Ă la « Coney Island Baby ». Quelques plages plus loin, avec le deuxiĂšme single, « Choses nouvelles », câest encore plus probant , lĂ boum, on sent vraiment que ça sâouvre, quâil y a du cĆur, du souffle, de lâenvergure. « La nuit je parle / Je parle seul⊠» Dâailleurs Ă ces paroles comme Ă lâintitulĂ© du morceau, son cĂŽtĂ© « donnez-moi des nouvelles donnĂ©es », il est bien impossible de ne pas penser Ă Bashung et ni de se dire que Belin pond lĂ son « La Nuit je mens ». Ou son hĂ©ron « Heroes », qui zigzague zĂšbre sur son beau tapis mĂ©troNeu!mique. Mini-tube pop, champagne, Ă©piphanie et puis plus grand-chose ! Enfin il y a bien « Nuits Bleues », sorte de slow kraut qui menace de refaire le grand jeu mais « ouste chica ! », non, derriĂšre ça plie les gaules et tout se poursuit dans des eaux plus froides et roides, comme si nous avions affaire Ă une sorte de Thomas Fersen en plus prince sang bleu, Corto Maltesien, taiseux. LâenquĂȘte continue Ă la seule lueur Sherlockienne interlope dâun cigare dans un bois qui gardera ses secrets. Luxe, calme, vol huppĂ©. Pas de loup, circulez.
(INTERVIEW.)
