RICHARD ASHCROFT « THE VERVE »

8 juin 2010. 14h. Paris. Ashcroft a l’air en grande forme. Derrière ses Ray-Ban frappées de soleil je distingue ses pupilles, enthousiastes, genre Tigrou, cordial comme pas deux. Nous ne sommes pas dans le cadre luxueux du Crown Plaza de la place de la République où l’on m’avait donné rendez-vous et où il séjourne le temps de son escale promo + concert d’un jour à Paris. Sa manageuse m’a conduit là où il a pris son déjeuner, en compagnie de sa femme et d’un pote. C’est donc dans un bar des plus popu que je m’apprête à l’interviewer. Tant mieux, c’est un endroit plus relax et plus approprié pour parler foot. Oui, je vais bel et bien parler ballon rond, tacles, crampons et Cantona (que l’amour !) avec l’ex chanteur de The Verve à l’occasion de la sortie en pleine World Cup de son quatrième album solo, The United Nations of Sound. Oh, rassurez-vous, parler de foot m’excite autant que lorsque j’avais eu à parler de Paris avec Tricky. Ce n’est encore une fois qu’un prétexte filou pour accéder au gars et lui parler de musique, etc.

Mais je me dis que c’est une aubaine d’avoir ce thème-là pour engager la discussion car son dernier album ne m’a en soi pas vraiment emballé et je serai bien embêté si je devais ne lui parler que de ça. Ce RPA & The United Nations of Sound semble avoir été conçu comme une grossière tentative d’OPA sur les States. Richard Paul Ashcroft a recruté quatre blackos pour le porter sur scène, qu’il a donc nommé The United Nations of Sound pour tenter de nous faire croire que tout ça avait été fait en groupe, et que non, depuis le troisième et ultime split de The Verve en 2009 il n’était pas en carafe, seul tout, mais qu’il avait toujours l’âme d’un leader bankable, attirant naturellement les bons gars à lui. Un chef de gang. Et cette fois ça avait donné ce groupe de blues rock tendance heavy. Rage Against the Machine. Et derrière niveau son ça avait nécessité les soins de No I.D., producteur de hip hop et de r’n’b américain qui a bossé avec Jay-Z et que certains considèrent comme « le parrain du rap de Chicago ». Drôle de direction artistique, non ?

A la limite why not, mais encore eut-il fallu des chansons. De vraies chansons. Ce disque en est à 2-3 exceptions près totalement dépourvu. Tout y est trop born gain gâteux pour les stades, amerloque XXL sans le grain de sable. Et vas-y que je te dépense ton mon soul dans la célébration de La Vie, L’Amour, La Musique, L’Espoir, et L’Esprit, encore et toujours, mais en mode prédicateur, harangueur de foule. Ashcroft a toujours fait que ça mais là on sent qu’il déblatère, qu’il est en roue libre, qu’il manque comment dire la nécessité intérieure, ce sentiment d’insécurité qui fait qu’on en vient à graver de pures chansons dans le marbre. Bref, je me dis que parler de foot sera parfait pour éviter tous ces sujets qui fâchent tout en parlant d’un sujet qui le passionne et qui est une bonne porte d’entrée dans son univers. Ça me permettra ensuite de continuer à noyer le poisson en parlant de son parcours musical d’un point de vu global. Et puis autant je me fiche du foot, autant le sport, ça me parle. Ravive l’ex fan pratiquant de basket-ball.

J’ai mon anti sèche spéciale « foot credibility » élaborée hier soir avec deux potes. Initialement je devais avoir 20 minutes. Le forfait du journaliste précédant m’en a dégagé 10 de plus. J’espère que ça suffira à remplir la commande, lui parler de musique et lui remettre mon exemplaire du livret de Human Conditions. En 2003 Guy McKnight, le chanteur de The Eighties Machbox B-Line Disaster y a inscrit un message pour Ashcroft. A l’époque je débutais dans le journalisme rock et eux sortaient leur très psychobilly premier disque, The Horse of the Dog. J’avais appris qu’on lui disait souvent qu’il ressemblait à Ashcroft. Qu’il avait la même gueule. Pour me rappeler d’aborder le sujet j’avais donc apporté son très soul man deuxième album solo. Et voilà, je sais plus pourquoi, mais j’avais fini par demander à Guy d’y écrire un message à son attention, lui disant que je transmettrai. On est 7 ans plus tard, 13 même après Urban Hymns. Ah, combien de fois n’ai-je pas senti cette sublime sensation d’imposture ? Son insécurité. Are you ready ?

« je voulais anéantir toute forme d’opposition avec ma musique »

Bonjour Richard. Nous sommes à J-3 de la Coupe du Monde de foot. Quand le compèt’ aura commencé tu seras déjà sur la route dans le cadre d’une petite tournée européenne destinée à présenter ton nouvel album, Redemption. Vas-tu quand même suivre tout ça ?

Oui, moi je vais essayer. Mais soyons clair : mes musiciens s’en foutent. En tant qu’américains, ils sont plus branchés basket et foot US.

C’est une question de culture ?

Oui. Parce qu’aux Etats-Unis, jusqu’à la fin des années 70, la culture sportive était encore très axée sur des sports qui nécessitaient de grands gabarits et qui étaient parfois rudes niveau contact. Les gosses qui n’étaient pas assez bien bâtis étaient donc orientés vers le football. Idem pour ceux dont les mères craignaient qu’ils ne se fassent massacrer sur le terrain. Faut que voir que les Etats-Unis sont une sacrée usine d’athlètes. Par exemple, ces 30 dernières années, avant de se faire griller par les jamaïcains, c’est eux qui ont produit les hommes les plus rapides du monde. Mais voilà, en raison de cette spécificité culturelle, ils n’ont toujours pas produit de bon football. J’attends que ce jour arrive. Et il pourrait ne plus trop tarder. Car aujourd’hui ce qui est fou c’est qu’avec tous leurs mexicains et leurs sud-américains ils disposent de toute une tripotée de mecs super physiques. Sérieux, moi, avec tout ça, je te monterais facile une super équipe de football à L.A.!

Avec les blessures de Rio Ferdinand et de David Beckham que penses-tu des chances de l’équipe d’Angleterre dans cette Coupe du Monde ?

Blessure ou pas, je pense que Beckham ne serait rentré que pour 20 minutes à la fin des matchs, ce n’est donc pas une grosse perte. Par contre Ferdinand en est une. Disons que je vois bien les gars aller jusqu’en quart voire en demie finale. Après ça dépendra aussi de notre facteur chance. L’Italie a bien gagné la dernière coupe et je me demande toujours comment ils ont réussi vu l’équipe qu’ils avaient ! Ah, faut dire qu’ils avaient cet enfoiré de Materazzi ! Sinon je vois bien l’Espagne, le Brésil.

Et que penses-tu du coach, l’italien Fabio Capello ? Il paraît qu’il est très strict, qu’il interdit par exemple aux joueurs d’avoir leurs téléphones sur eux, de boire de la bière…

Oui et il a raison. L’Angleterre a produit les premières superstars du foot. Nos gars touchaient déjà le pactole avant l’explosion généralisée des salaires. Et je ne dis pas que l’argent sape l’envie de gagner, mais le respect c’est très important. Tu te dois de respecter le coach. Et tu te dois d’être fier de représenter ton pays. C’est un immense honneur de pouvoir représenter son pays dans le monde et nos joueurs devraient savoir que n’importe lequel d’entre nous donnerait tout pour être à leur place. C’est ça qui nous remue. C’est pour ça qu’on aime tous un gars comme Rooney. Il représente tout ce qu’on ferait si on était là-bas : on se donnerait à fond pour l’Angleterre, on taclerait pour l’Angleterre, on se battrait pour l’Angleterre. Je veux dire, Rooney c’est pas Berbatov. Tu mets Rooney à côté de Berbatov et t’as l’impression que Berbatov évolue sur le terrain avec une putain de paire de béquilles. Je pense que Fabio Capello va aider à ramener ce sentiment de fierté quand les supporters enfileront le maillot.

Le premier single de ton nouvel album s’intitule « Are You Ready » et le clip qui l’illustre déploie tout un tas de références au foot. Pourquoi avoir choisir cet univers pour présenter ton nouvel album ?

Je tenais à montrer que je m’étais durement préparé pour faire ce disque, que j’étais chargé à bloc pour le défendre, et comme le foot fait partie de moi, de mon histoire, de mes passions, ça m’est venu comme ça, tout naturellement. Dans le clip on me voit donc faire quelques dribbles et reprises de volée. Mais cette vidéo n’est pas un vrai clip, c’est juste un petit truc qu’on a fait en speed avec trois fois rien pour marquer le coup lorsqu’on a mis le morceau en écoute sur le site. En fait, à la base, mon idée – et je pense que je la ferai plus tard – c’était de faire un beau clip où l’on me verrait faire le tour du monde en solo sans m’arrêter de jongler et de dribbler et à la fin je partagerais enfin le ballon avec plein de gens pour qu’un grand match commence.

Même le nom de ton nouveau groupe – The United Nations of Sound  – sonne très Coupe du Monde. Pourquoi avoir choisi d’ancrer tout ce disque dans un univers si foot ?

Parce que chez moi le foot c’est tout un état d’esprit. Aux Etats-Unis à travers la culture hip hop, la pop music et basketball sont liés, mais en Angleterre avant l’arrivée d’Oasis le foot et la pop music passaient depuis un petit moment comme deux choses inconciliables. La plupart des musiciens grimaçaient quand on leur parlait de foot, genre : « Non, très peu pour moi, trop beauf, crétin ». Moi j’ai grandi en suivant de près certains footballeurs. J’ai été façonné par cette idée que certains footballeurs réputés been pouvaient toujours relancer leur carrière d’un seul geste en plein match. Prends l’exemple d’un joueur anglais comme Michael Owen : il n’a pas pu jouer cette coupe du monde, sa carrière a connu beaucoup de bas, mais il a toujours su se relever et aujourd’hui regarde le revoilà de plus belle. Cette philosophie du foot me parle.

C’est une vision très Rocky Balboesque du foot. D’ailleurs dans le clip d’« Are You Ready » on te voit enchaîner jogging, pompes, corde à sauter, traction sur les poutres…

Oui, cette mentalité de battant est très présente chez moi. Elle est importante à chaque moment de la vie. Elle l’est plus encore quand tu évolues dans un milieu comme celui de l’industrie du disque car tu traverses forcément des passages à vides, où tu as comme un genou à terre. Et dans ces moments-là tu es face à toi-même. Il ne tient qu’à toi de savoir si tu as la force et l’envie de revenir.

Ton amour du foot c’est de famille ?

Non, c’est un truc perso, un truc de potes. Entre 11 et 17 ans, on allait beaucoup voir jouer Manchester United. Dès qu’on pouvait on prenait le bus à Wigan et hop ! D’ailleurs quand j’y pense c’est dingue de voir à quel point les choses ont changé. Avant tu pouvais te pointer le jour j, prendre ta place au guichet et tac ! t’y étais. Aujourd’hui tu ne peux plus te rendre au stade sans être abonné ou avoir déjà réservé ton ticket. Tout ça, ça peut te sembler con mais ça m’a porté. Ça faisait partie de notre culture, de notre quotidien et ça a fait de nous ce qu’on est. Faut voir que moi je suis né en 71. A 11 ans j’ai porté les toutes premières sneakers qui coûtaient plus cher que ce qu’elles coûtent maintenant. Ma mère me les avait offertes à Noël. Ces chaussures symbolisaient tout l’esprit foot de l’époque, elles étaient auréolées de la participation de Liverpool à la Coupe d’Europe. A Wigan du coup t’avais 50 gamins qui montaient à Manchester pour tirer du Lacoste dans la boutique de sportswear en vogue et qui revenaient ensuite frimer en arborant leur trésor aux pieds. Et tout le monde faisait : « Wouah, regarde ses pompes ! » A ce moment-là le nord de l’Angleterre était en crise. Et tout ça tournait la tête des gars. C’était genre : « Ok, j’ai pas de fric mais mate : mes sneakers valent plus que ton costume ! » Et ça c’était un phénomène qui n’avait lieu qu’en Angleterre. Enfin au même moment le seul endroit où il se passait sensiblement la même chose c’était à New York. On était au début des années 80. Run DMC cartonnait avec « Adidas », leur ode aux sneakers qui faisait craquer les gamins. C’était bizarre, c’était la première fois qu’on portait des chaussures de sport pour leur beauté et pas pour courir. Donc voilà, la pop s’est éprise du foot et ensuite la mode a suivi. Je ne suis pas sûr qu’il y ait eu ça en France. Je ne sais pas, vous vous avez le rugby. Dirais-tu que chez vous cette connexion entre sport et musique s’est faite à travers le rugby ?

Non, du tout. En France il y a une vraie passion pour le foot mais elle n’est pas connectée à avec la pop music. Cette approche très sport de la pop semble spécifique à l’Angleterre. Les médias anglais, NME en tête, parlent souvent des groupes comme s’ils étaient des équipes de foot disputant je ne sais quel compèt’. Comment l’expliques-tu ?

En Angleterre c’est normal que foot et pop soient liés car ce sont tous deux des cultures de rue. Il en va de même aux Etats-Unis avec le basket et le hip hop : les gamins débarquent sur le playground, ils ont amené leur chaîne et le son rythme leurs parties tout l’aprem ! Et voilà tout ça se met naturellement à former un tout, dans lequel tu grandis. C’est pour ça que moi, maintenant, je vois tout comme un sport. Je parlais de ça l’autre jour avec Chris Martin. Je lui disais : « Toi, tu vois tellement chaque groupe comme un rival, tellement la pop comme une compèt, pour moi t’es un sportif. » Et c’est vrai, il a beau ne pas être branché sport, ni foot, je le vois : il agit comme un sportif, se servant de tout ce qui se présente à lui pour rebondir, s’améliorer, gagner. Je suis pareil. Moi, quand je monte sur scène, clairement j’engage une bataille, un match…

Entre toi et le public ?

Oui, mais d’abord avec moi-même, une bataille pour essayer de m’élever.

Dans tout cela quelles furent tes premiers modèles : des footballeurs ou des rockeurs ?

Des footballeurs car le foot est mon premier amour. J’écoutais déjà beaucoup de musique à l’époque mais je ne l’ai pas prise au sérieux avant d’avoir 16-17 ans…

Pourquoi ? Faire de la musique te semblait plus inaccessible que jouer au foot ?

Oui car ce qu’il y a de beau dans ce jeu c’est qu’on n’a pas besoin de beaucoup d’espace ni de matériel coûteux pour pouvoir y jouer. Je ne sais pas si vous avez ça en France mais nous on a un jeu intitulé « 60 secondes » : une équipe de 2 ou 3 joueurs affronte un gardien, elle ne peut marquer que par une tête ou une reprise de volée et son défi c’est de marquer un but en 60 secondes, puis deux, puis trois, etc. Franchement si t’arrives à 11 c’est que t’es balèze ! Il existe plein de petits jeux de rue de ce genre qui permettent de s’adapter à une surface réduite et un petit nombre de joueurs. Et regarde, Maradona a appris à jouer sur une putain de décharge ! Si tu peux jouer là-dessus c’est que tu peux jouer partout.

Et toi, qu’en était-il de tes talents ? Il paraît qu’à un moment tu as envisagé de faire carrière…

Oui, durant 4-5 ans, entre 11-15 ans, j’ai pensé que faire ça pourrait être ma vie, mon avenir. J’avais j’ai rejoint le club de Wigan, une équipe pro locale. Ils évoluaient en 3e division. Ils étaient bons. Mais je crois que je n’avais pas assez confiance en moi à l’époque. A 13 ans d’un coup tout ça devenait si sérieux, c’est dur de s’adapter. Je connais un gars avec qui j’étais, il a tenu et réussi. Mais moi je me suis vite rendu compte que je n’étais pas assez bon, c’est comme ça. Souvent les gens qui réussissent sont poussés par leur famille, qui les encourage, voire les insultes depuis le banc de touche, ce genre de connerie. Moi je n’avais pas ça.

Ton père ne venait pas te soutenir ?

Il était mort (rires nerveux) !

Ah, j’ignorais…

Or tu as besoin d’un père qui te guide. Enfin non, ce n’est pas que t’en as besoin mais ça aide. Bref, en tous cas je n’étais pas assez bon. Je manquais technique. En tant que gaucher je devais m’occuper de l’aile gauche mais je voulais être totalement libre. Si j’avais été dans un club qui permettait ça j’aurais probablement été meilleur, et ma vie en aurait été toute autre mais comme je me trouvais intégré dans une équipe où on quadrillait le terrain pour attribuer un rôle précis à chacun je me sentais empêché, à l’étroit. Les mecs n’arrêtaient pas de m’engueuler : « Restes là, vas pas dans ma zone ! » Pour moi tout ça c’était pas du foot.

Tu t’es donc mis à voir la musique comme quelque chose qui te permettrait d’assouvir tes besoins de liberté ?

Oui, comme je te le disais, la musique faisait déjà partie de ma vie. A l’école chaque matin je chantais des prières. J’ai toujours chanté, mais je n’avais jamais pris ça au sérieux. Et voilà, une fois que le foot ne s’est plus dressé sur mon chemin comme une évidence, j’ai commencé à expérimenter différentes choses et petit à petit la musique m’a conquis.

Quel est le groupe qui t’a le plus inspiré à tes débuts ?

Hum, à la fin des années 80 il y a eu New Order, les Smiths, les Stones Roses, les Happy Mondays. Les Smiths et les Stones Roses, quels groupes merveilleux. Entre les deux mon cœur balance. Mais je vais te dire Stones Roses. Je me rappelle que c’est Arthur McGee qui me les avait présentés. A cette époque Ian (Brown, le chanteur, nda) était encore DJ. Oui les Stones Roses étaient super inspirants car ils semblaient venir du même monde que nous, qu’ils faisaient une musique ambitieuse qui avait du cœur et des couilles et qu’ils donnaient ce sentiment d’être un vrai gang. C’était génial de voir leurs premiers concerts. Ça a vraiment marqué un tournant dans ma vie, c’est là que j’ai vraiment décidé de faire ce que j’ai fait.

The Verve a triomphé en 1997 avec son troisième album, Urban Hymns. La même année Radiohead faisait presque faisait plus fort avec Ok Computer. Te souviens-tu de ta réaction en découvrant ce disque ?

Radiohead est un grand groupe. Thom sait composer de bonnes mélodies. A l’époque il l’avait déjà montré en enregistrant quelques morceaux super accrocheurs. Mais j’admire surtout Radiohead pour avoir su emmener un large public dans leurs expérimentations pop. Ok Computer est le super disque qui marque le point de basculement vers cette odyssée. Mais dans le sens où Urban Hymns fut l’un des premiers disques à utiliser Pro Tools nous aurions aussi pu l’appeler Ok Computer. Pendant l’enregistrement on avait deux de ces logiciels qui tournaient sans cesse pour pouvoir faire le son qu’on recherchait. C’était une période excitante. Les musiciens pouvaient tenter des choses qu’ils n’avaient jamais faites auparavant parce que la technologie venait d’ouvrir de nouveaux horizons.

Dans les années 90, t’es-tu très tôt senti en compétition quasi sportive avec tous ces groupes de la génération « Britpop » : Pulp, Suede, Radiohead, Oasis, Blur, Supergrass, Dandy Warhols, Divine Comedy ?

Oui, plus jeune je voulais absolument anéantir toute forme d’opposition avec ma musique. C’était : « Tu vois, là c’est moi, ma boutique. Maintenant laisse-moi voir la tienne, où est-elle ? »

Tu as encore cet état d’esprit ?

Oui, et il le faut. J’ai toujours envie de voir qui est dans la place et de dire : « Ok, qui tu es, je m’en fous, tout ce que je sais c’est que je monte sur scène après toi », tu vois ?

Qu’il faut se battre pour gagner sa place sur le terrain ?

Oui, c’est la vie. Je parais moins hargneux que j’ai pu l’être car aujourd’hui j’ai une vie, des enfants, ces choses qui font que tu perds moins ton temps à te comparer ouvertement aux autres, mais dans le fond rien n’a changé…

Tu es juste moins arrogant ?

Non, je le suis encore. Enfin arrogance n’est pas le bon mot, c’est plus une question de foi. Les gens disaient que Cantona était arrogant parce qu’il déployait le col de son maillot, tout ça, mais à la fin de la journée qui était le génie ? Ce n’est pas pour rien qu’il est le seul joueur de l’histoire de Manchester United à qui Alex Ferguson a dit : « Ok, tu peux porter ce qui te chantes » alors que le dress code de Manchester United oblige les gars à porter veston et pantalon de flanelle dès qu’ils se pointent sur un stade. Lui venait un futal blanc et chaussure de sport. Il y a donc une différence entre être arrogant et être conscient de sa valeur. Avec mon attitude je voulais communiquer ma confiance en mon propre potentiel et démasquer les imposteurs. Parce que plus tu traînes dans le milieu de l’industrie musicale, plus tu te rends compte de toute la merde qui s’y trouve. C’est truffé de profiteurs et de médiocres qui n’attendent qu’une chose : ta chute. Comme tu ne veux pas finir comme eux ces gens te forcent à te battre et à ne retenir que le positif. Je voulais révéler ça. Au-delà de ça, je ne pense pas être un connard arrogant. Regarde, là on est juste dans un pub toi et moi, à discuter autour d’une bière en toute décontraction, c’est plutôt cool, non ?

En effet. Ton nouvel album est assez joyeux, entrainant, positif. Pour toi est-ce plus dur de faire un album comme ça qu’un album plus triste comme Urban Hymns ?

Hum, je ne sais pas si ce disque est joyeux, mais oui, je vois ce que tu veux dire, c’est un disque qui comporte pas mal de chansons remplies d’espoir…

Ça donne l’impression que ce disque est taillé pour les stades…

Oui, c’est ce que le bassiste m’a dit. Disons que j’aime écrire des chansons qui peuvent toucher le maximum de gens. J’aime sentir qu’elles ont ce potentiel. Un large pouvoir de séduction. Parce que leurs belles mécaniques abritent toujours un grain de sable. Et mon but c’est d’amener les gens à ce grain de sable. De les faire tomber dans ce piège. Pour moi c’est l’ultime récompense. Ça a bien marché avec « Bitter Sweet Symphony ». Les gens étaient dans le morceau bien avant que j’ouvre la bouche. Après je chante : « You’re slave to the money then you die ». Et quand tu chantes ça avec fierté, qu’un semblant de sourire peut se lire sur ton visage, que les violons t’enveloppent, que le beat t’attrape, voilà tout est dit, tout est là. A ce moment-là je pourrais presque dire n’importe quoi. T’es à moi. Et c’est ça qui m’excite : faire des chansons fédératrices qui te fassent réfléchir, t’ouvrent l’esprit. Souvent la pop ou le rock sont des musiques sous évaluées. Moi je continue de croire que c’est des super formes d’art…

Tu veux continuer à travailler le rock comme un art populaire ?

Oui car c’est la meilleure forme d’art au monde. Aucune autre forme d’art ne vieillit aussi bien et ne supporte mieux la répétition que la pop musique. Aucune. Un film a beau être bon, divin, tu ne le regarderas pas 50 fois. Mais si t’as acheté Rubber Soul à sa sortie dans les années 60 et que depuis tu n’as pas cessé de l’écouter hé bien pas plus tard que cet après-midi tu auras très bien pu remettre le vinyle sur ta platine et te dire : « Wouah ! ». Tu vois ?

Oui. Ton deuxième album solo, Human Conditions, est le moins pop-rock de ta discographie. Tu sembles y avoir abandonné cette idée de guet-apens mélodique pour t’autoriser un trip crooner soul symphonique. Quelque chose de nettement plus arty. Penses-tu que ce soit la raison de son relatif échec commercial ?

Je ne sais pas, peut-être !

Pour moi c’est un de tes meilleurs disques.

Pour moi aussi. Quelque soit le succès qu’il ait ou non rencontré. Je sais que ce disque a quelque chose de spécial. Je l’ai toujours dit à ma femme : « Je le sais. Tu verras. » Alors maintenant quand j’entends des mecs : « Oh man, Human Conditions wouah ! « Check The Meaning » wouah ! » Pour rire, j’ai envie de leur dire : « Mais mec, t’étais où à l’époque ? » Aujourd’hui on vit une période où les gens ont besoin que les choses aillent vite. Ils ne prennent pas leur temps. Mais moi ça n’a jamais été mon délire, encore moins sur ce disque.

Tu penses que ce disque vieillira bien ? Que de plus en plus de gens y viendront ?

Oh, oui, oui, oui. C’est un album qui a été fait en marge de son époque. Les gens sont peut-être donc plus à même de l’écouter et de le comprendre maintenant, avec le recul.

C’est sûr qu’avec ces longs morceaux de pop-soul mystiques, Human Conditions n’est pas vraiment l’archétype de l’album qu’on s’approprie comme ça, en deux secondes !

Oui, la première chanson, « Check The Meaning », dure d’emblée 7 ou 8 minutes. C’est une de mes plus longues mais c’est aussi une des meilleures chansons. Le trip le plus saisissant que j’ai jamais composé. J’ai de la chance car maintenant je peux composer sans me soucier des impératifs commerciaux. Si mon nouvel album se vend mal tant pis.

Tu es à juste plus d’argent…

Picasso a dit que son rêve était d’être un bohémien avec un million de pounds en banque parce que ce million lui permettait d’être un putain de bohémien. On peut tous être bohémien mais alors comment faire quand on veut une bière et payer l’addition ? Je me suis toujours souvenu de cette phrase. Là-dessus je suis d’accord avec Picasso. Et oui, moi maintenant moi ça va, je suis un peu hors concours. Ça fait longtemps que j’ai quitté de casino de Monté Carlo, des jetons plein les poches. J’ai acheté la maison, le vin, etc. Je ne m’inquiète donc plus pour ma vie. Je me contente de faire mon truc, comme quand j’étais gosse, que je n’avais rien et rien à perdre.

Ça n’a pas l’air si simple. Par exemple à l’époque de Human Conditions, quand le disque se vendait mal et que les médias te boudaient, tu as dit que le soutien de Chris Martin (qui l’a pris en ouverture de quelques concerts de Coldplay, présentant à cette occasion « Bitter Sweet Symphony » comme « la meilleure chanson jamais écrite chantée par le meilleur chanteur du monde ») t’a permis de pouvoir être de nouveau toi-même. C’est une phrase lourde de sens…

Oui, il fait partie de ces personnes qui m’ont vraiment aidé durant cette période. Je lui en serai toujours reconnaissant. Parce que tu sais en Angleterre la presse musicale c’est un fléau : quand elle te découvre une faiblesse, parce que tu as perdu ton groupe, ou je ne sais quoi d’autre, alors ils s’engouffrent dans la brèche pour t’achever. Beaucoup ont essayé. Mais je suis encore là.

Une dernière chose : connais-tu le groupe The Eighties Matchbox B-line Disaster ?

Oui.

Quand je les ai interviewés il y a 7 ans le chanteur m’a écrit ça pour toi…

Sept ans !

Oui, et je lui avais promis de te le transmettre. Tu vas voir c’est assez drôle…

(Il lit) Oh je suis donc apparu dans quelques-uns de ses rêves ?! C’est super, adorable.

Garde-le, c’est pour toi.

Ah, merci. Content de t’avoir rencontré, mec.

Clip de « Are You Ready ? »

Myspace de Richard Ashcroft

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