Martin Gore : Ghost in the self

3 avril 2015. 19h13. Paris 16e. « Je suis Ă Santa Barbara, ça doit faire 15 ans que jây vis », me dit Martin Gore alors que jâĂ©tablis le contact depuis lâespace dĂ©sert dâune salle de profs. Nous nâavons quâune poignĂ©e de minutes devant nous, officiellement 15, pour nous entretenir de maniĂšre un peu personnelle alors que sort ce 24 avril, MG, son premier vrai album solo. Ăa sâannonce donc ric-rac. Mais avant que lâinterview sâenvole et quâon creuse lâĂ©change, jâai envie de mesurer la distance de lâappel et dâimaginer les lieux et corps en prĂ©sence, de commencer par le commencement, comme lorsquâon demande Ă un proche si sa journĂ©e fut bonne pour que ça ancre gentiment pour la suite.
Santa Barbara. CĂŽte Ouest. USA. Impossible de ne pas visualiser lâauteur-compositeur et homme de lâombre de Depeche Mode dans une somptueuse demeure de type villa avec piscine. Et de ne pas se dire (mĂȘme sâil faudrait pour cela se pencher sur sa vie privĂ©e) que sa « journey », il lâa bien passĂ©e. NĂ© en 61 Ă Dagenham, une petite ville de la banlieue nord-est de Londres oĂč ses parents bossaient chez Ford (avant de bouger trois ans plus tard encore plus au nord et Ă lâest quand lâusine ferma), Martin Gore est un pur petit devenu grand, un transfuge de classe comme on dirait aujourdâhui, indiquant lâextinction de lâespĂšce, et qui a rĂ©ussi Ă vivre son rĂȘve, lui. Son rĂȘve de musicien.
Trente-cinq annĂ©es dâexistence, 13 albums (sans compter les live), plus de 100 millions de disques vendus de par le monde : ce rĂȘve, on le sait, a pour nom Depeche Mode. Un empire dans lâEmpire comme seuls ont su Ă©galement en bĂątir The Cure et U2, leurs deux congĂ©nĂšres ayant aussi Ă©mergĂ© au tournant des annĂ©es 70. Et toujours en activitĂ© depuis au grand plaisir de leurs fans et au grand dam de leurs prĂ©cieux faits dâarmes. Un rĂȘve qui a bien sĂ»r un prix : alcool, drogues et mauvaise conscience. Bref, le cauchemar. Ils nourrissent en noirceur rĂ©demptrice et culpabilitĂ© sadique les mots et compos de Martin depuis quâil a repris la boutique aprĂšs la parution de Speak and Spell.

Il faudrait dâailleurs en parle de cela : le dĂ©part de Vince Clarke, le compositeur initial de Depeche Mode aprĂšs la parution couronnĂ©e de succĂšs de leur premier album en 1981. Non pas pour revenir sur les motifs de cette rupture (il semble que ce soit lâexposition XXL gĂ©nĂ©rĂ©e par le single « Just Canât Get Enough » qui lâai dĂ©goĂ»tĂ©e, le menant Ă former des embardĂ©es synth pop aux tailles et destins plus modestes tels que Yazoo et Erasure), mais pour en questionner la figure rĂ©currente : tous les groupes qui ont fini Ă©rigĂ© en marque-phare semblent avoir un cadavre dans le placard : Stones (Brian Jones), Pink Floyd (Syd Barrett), AC/DC (Bon Scott), New Order (Ian Curtis)âŠ
Il y en a sĂ»rement dâautres mais lĂ câest les principaux qui me viennent. Et ça mâa toujours marquĂ© justement cette histoire en double-fond de beaucoup de grands groupes, quâils se soient en quelque sorte bĂątis sur le dĂ©part voire la mort de leur chanteur ou songwriter dâorigine. Car est-ce possible, lĂ , de ne pas penser aux Indiens dâAmĂ©rique ? Est-ce possible, lĂ , de ne pas penser au Christ et Ă lâĂglise ? Câest comme si câĂ©tait le membre parti, sacrifiĂ© et maudit qui faisait ciment et sociĂ©tĂ© ; celui dont le destin avait Ă©tĂ© de nâĂȘtre pas allĂ© plus loin dans lâinception de la machine, que juste, allez, un pied dans le Styx. Mais dâĂȘtre lâĂ©chelle fondatrice. Freud a Ă©crit lĂ -dessus il me semble.
Et Martin est donc celui qui a repris la barre, investissant la matrice et y jetant toute son Ăąme et tout son corps. On appelle parfois cela un pacte. Dâautant quâĂ bien considĂ©rer les choses, Martin a en fait choisi de ne pas vraiment y jeter son corps. Il a laissĂ© Dave Gahan jouer le rĂŽle de frontman chanteur de charme, incarnant sur scĂšne et sur disque ses propres paroles. Et ce nâest pas sans risques de parader parĂ© des traumas dâun autre. Second pacte. Chez « DM », la dimension de « membre-fantĂŽme » se voit donc infiniment redoublĂ©e par cette dissociation : Martin est un « spectre » infusĂ© dans Dave et Dave un « corps » qui aspire forcĂ©ment a sa propre libertĂ©.

Il faudrait aussi, je pense, parler de cela : de lâextraversion-protectionniste, de lâattraction-rĂ©pulsion et de cette forme de sadomasochisme quâil y a Ă faire passer/chanter sa catharsis par un autre corps. Cette mascarade trĂšs « maĂźtre et serviteur » du mastermind quasi divin au second plan et du pantin rock au premier (autrement divin lui, humain, trop humain et offert en sacrifice), cette division du travail fut typique de la relation Gore/Gahan. On lâa retrouvera dâailleurs avec les rĂ©sultats quâon sait chez les frĂšres Gallagher. Explosive et malsaine, cette dichotomie fit de « DM » une Ă©trange crĂ©ature et un vaisseau-fantĂŽme. Et la crĂ©ature, on le sait, se rebelle toujours contre le crĂ©ateur.
Pour DM je crois que la fracture commença Ă pleinement se jouer aprĂšs Violator, leur chef-dâĆuvre, leur seul et unique, celui qui vint couronner dâune maestria totale, en 1990, leur premiĂšre dĂ©cennie jalonnĂ©e de bonnes chansons et singles, mais sans un disque qui fasse vraiment bloc en monolithe indĂ©boulonnable. Violator est et sera Ă jamais celui-lĂ . La grande synthĂšse de tout le truc ; silence compris. Avant et aprĂšs, Ă force de chair Ă canon, il y a bien de quoi nourrir un triple best-of mais plus jamais ça : lâalignement de planĂštes qui dĂ©boĂźtent tout (grandes chansons et grand son) sur lâentiĂšretĂ© sĂ©minale de tout un disque avec de plus lâimage qui tue (pour T-shirt, posters, etc.).
Je vous entends. Ce qui prĂ©cĂšde ? Des Ă©bauches, du fumier pour conduire au chef dâĆuvre de cette fleur. RĂ©Ă©coutez. SĂ©rieusement, que reste-t-il au fond du tamis ? Speak and Spell (81) ? Ambiance Ă©lectro-pop sympa DorothĂ©e, Elli et Jacno et VĂ©ronique et Davina. A Broken Frame (82) ? Mood coton cohĂ©rent, charme anecdotique. Construction Time Again (83) ? Juste « Everything Counts ». Some Great Reward (84) ? « People Are People », « Somebody », « Master and Servant ». Basta. Black Celebration (86) ? « Black Celebration », « A Question of Lust », « A Question of Time ». Music for the Masses (87) ? « Never Let Me Down », « Strangelove » et « Behind the Wheel ».

Et aprĂšs ? Non, Songs of Faith and Devotion (93) ne fait pas le poids ni lâaffaire. DerriĂšre la superbe ouverture que forment « I Feel You » et « Walking In My Shoes », le reste ne vaut pas tripette. Câest pataud. Pataugeant. TĂątonnant sans trouver. Oh et ne faites pas les sentimentaux, genre : « Jây Ă©tais, moi je sais et blablabla! ». Si vous avez eu la chance de suivre tout ça en direct, vous faites partie des meubles et vous voulez les sauvez, câest normal, quand bien mĂȘme ce serait du contreplaquĂ©, mais lĂ on ne parle pas de votre jeunesse et de lâair du temps qui charme toujours ceux qui y ont fleuri, on parle de ce qui subsiste Ă Des PĂšdes Moches, au temps qui passe : la force de lâairain.
Dans le monde du rock on entend souvent dire que les meilleurs albums se font en dĂ©but de carriĂšre, quâaprĂšs ça sâĂ©tiole, mais ça câest essentiellement le discours propagando-consumĂ©riste de lâair du temps justement, calquĂ© sur lâarrivĂ©e de la manne marchande du rock et de la culture teenage aux USA. Et Depeche Mode nâa jamais vraiment Ă©tĂ© un groupe de rock, donc ça ne vaut pas pour lui. Ou disons quâil devint rock mais quâil lui fallut du temps pour que ce roc Ă©merge puis se sculpte. Ădifice autant sonore quâhumain. Et comme toute vĂ©ritable Ćuvre au noir et dĂ©marche artistique, essuyant les plĂątres au fil de lâĂ©paisseur du vĂ©cu, Martin et sa bande mĂ»rirent la chose avec lâĂąge.
La preuve ? Par deux, oui, avec Ultra et Playing The Angel. Sortis respectivement en 1997 et 2005, ces deux disques figurent dans leur seconde partie de carriĂšre mais sont clairement les deux autres sommets de leur discographie aprĂšs Violator. Sur Ultra, le retour en grĂące est tonitruant. PortĂ© par « Itâs No Good » et « Barrel of a Gun », le groupe, revenu des problĂšmes de drogues et des risques dâimplosion (lâĂ©preuve du feu quoi), affiche un mojo tel quâon se demande sâil a jamais Ă©tĂ© aussi bon, rock, vivant, insolent ! Ăa sent le fuel de ceux qui ont franchi les portes de lâhosto et les ont reclaquĂ©es ; des miraculĂ©s qui ont des choses Ă dire et digĂ©rĂ© Massive Attack et Nine Inch Nails.

Playing The Angel, la pochette est affreuse contrairement Ă celle dâUltra qui tutoie la beautĂ© de celle de Violator, mais musicalement câest la grande classe. Des chansons noires haute couture entre new wave, trip hop et rock industriel comme on nâen attendait plus. Et qui sâenchaĂźnent formidablement du dĂ©but Ă la fin du disque. Un album taillĂ© comme une statue grecque et la statue du commandeur. Comme un navire de pirate de lâespace vers lequel Martin a encore su mener sa barque plus de 25 ans aprĂšs lâamorce du voyage. Un recueil sans rien Ă jeter si ce nâest lâancre. OĂč tout est stĂšle et stellaire, gravĂ© avec panache dans une mĂȘme coulĂ©e de lave. MĂ©lancolique et mordant basalte.
Et moi, en bon suppĂŽt de mon Ă©poque et ado des annĂ©es 90, je suis un enfant des disques parfaits, un enfant du best of et de la substantifique moelle, des albums qui sâenvisagent presque forcĂ©ment comme des concept-albums, câest-Ă -dire des univers clos sur eux-mĂȘmes oĂč le tout est plus grand que la somme des parties. Il nây avait que ça en 1997 : Ok Computer, Homogenic, Urban Hymns, Come Down, A Short Album About Love, Curtains, Portishead, The Boatmanâs Call, Ultra, jâen passe⊠VoilĂ mon genre de disques. Je ne comprends pas les mal dĂ©grossis oĂč câest le bazar et quâalors il faut faire son marchĂ©. Un disque câest pour moi insĂ©cable. Pas la foire dâempoigne.
A partir de Playing the Angel, fort de son premier album solo sorti en 2003, Dave Gahan, Ă©paulĂ© par des musiciens recrutĂ©s pour ses propres escapades (tantĂŽt Christian Eigner, tantĂŽt Andrew Phillpott, tantĂŽt Kurt Uenala, Peter Gordeno, James Fords, Marta Salogni, tantĂŽt lâadjonction de tout ce petit monde) gratifiera chacun des albums du groupe dâau moins 3 chansons de son cru, dont 2 (sur 13) co-signĂ©s avec ce bon vieux Martin (qui en co-signera 4 avec Richard Butler pour Memento Mori). New deal et paix des mĂ©nages. Prix de lâouverture ? Gahan nâest ni du sang neuf ni ce quâon peut appeler un grand songwriter. Cela contribuera Ă donner un cĂŽtĂ© pĂ©plum foutraque Ă leurs disques.

De leurs disques des annĂ©es 2000 et 2010, est-ce que jâen garde plus que ceux des annĂ©es 80 et 90 ? Voyons, que retenir dâExciter (2001) ? « Dream On » et « When The Body Speaks » et « Freelove », pour ĂȘtre gentil. Sounds of the Universe (2009) ? « Wrong » et allez « In Sympathy » et « Corrupt ». Delta Machine (2013) ? Un peu tout et rien. Mais pas mal. Pas mal. Spirit (2017) ? En fait celui-lĂ me semble presque formidable, du niveau de Playing the Angel, vraiment. Memento Mori (2023) ? Nada. Tout est trop mou, rĂ©pĂ©titif, linĂ©aire, lĂ©nifiant. Bref, pour inĂ©gale quâelle soit, leur seconde moitiĂ© de carriĂšre nâa donc pas Ă pĂąlir comparĂ©e Ă leurs dĂ©buts aurĂ©olĂ©s de mythe et mythologie.
Tributaires-lĂ©gataires de leurs propres tribulations dark rock, de leur lĂ©gende comme sâils en Ă©taient devenus le tribute band, ces derniĂšres annĂ©es, pour ne pas dire dĂ©cennies, Martin, Dave et Andrew Fletcher continuent donc bon an mal an Ă maintenir le golem DM en demie-molle comme on sort chaque annĂ©e les chars dâun carnaval qui aurait perdu de sa superbe en essayant dây croire encore. Les acteurs essaient. Les fans essaient. Car la rubrique existe, que lâattente persiste et que les dĂ©s sont toujours jouĂ©s, rejetĂ©s. Cela demeure. Qui y croit le plus ? Que faire dâautre quâessayer dây croire encore ? ArrĂȘter ? DM paraĂźt parfois tirer Ă la ligne en tentant de garder le feu, la flamme.
De leurs 15 albums studio jâai tout rĂ©Ă©coutĂ©, deux fois. Au moins. LâintĂ©grale de lâĂ©difice. Escalade. Vertige. Taf. 736 minutes et 23 secondes de musique x 2. Soit prĂšs de 1440 min. Donc 24h. Et tout ne tient pas du Graal. Tout nâest pas digne dâĂȘtre repris par Johnny Cash pour un de ses American Recordings. Ăa mâa donnĂ© Ă moult reprises de furieuses envies de tout dĂ©membrer et remembrer. MĂȘme si jâai oubliĂ© 2-3 trucs, notamment « Shake the Disease », excellent single hors-disque et « Stripped » et « Nothing ». Balles perdues. Beau calibre. Il nây a pas de carton plein, loin de lĂ , mais comme des planĂštes, ces grands artistes dĂ©crivent une trajectoire qui mĂ©rite dâĂȘtre suivie.
Pumpkins, NIN, Muse, Manson, Placebo, Interpol, Editors, BRMC, Killers⊠Dans les annĂ©es 90 et 2000 de nombreuses formations rock ont appliquĂ© lâesprit dâentreprise forgĂ© par DM, U2, The Cure et REM (ainsi que plein de groupes de hard, ce quâon ne dit jamais), chacun voulant se fondre dans le moule de lâentitĂ© qui embrassera son statut de produit de masse et son dur dĂ©sire de durer, jurant fidĂ©litĂ© Ă sa charte pop, quitte Ă changer 2-3 piĂšces. Depuis le dĂ©part dâAlan Wilder (95) et la mort de Fletcher (2022), Dave et Martin sont les seuls maĂźtres et serviteurs Ă bord. Rappelle-toi que tu vas mourir (Memento mori). A faire ça depuis un bail, ils repoussent les limites. JusquâĂ quand ?
https://www.leetchi.com/fr/c/martin-gore-lentretien-fleuve-exclusif-au-chapo-20-1434636?
