ROBERT WYATT : ROCK BOTTOM (2)

rock bottom lumineux

17 novembre 2009. 17h30. Paris 19e. « Je n’ai jamais Ă©coutĂ© Radiohead ». Et lĂ , c’est le drame ! A mi-course, aprĂšs une demie heure d’entretien, j’ose enfin en venir au sujet qui me tient Ă  coeur, j’ose enfin lui rĂ©vĂ©ler, sans qu’il s’en rende compte, ce qui constitue l’Ă©tincelle, la scĂšne primitive de mon projet d’interview avec lui, je crache enfin le morceau, lui parler de Radiohead, des correspondances magiques qui unissent, Ă  26 ans d’intervalle, son Rock Bottom et leur Kid A, deux disques OVNI, ni jazz, ni rock, portĂ©s par les mĂȘmes synthĂ©s mediumniques, le mĂȘme dĂ©litement du logos et surtout, surtout, mystĂ©rieusement hantĂ©s, en leur centre, par la mĂȘme figure mythologique : l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble et se rĂ©invente Ă  travers ce handicap (cf. la thĂ©orie d’un Kid A bande-son prophĂ©tique des Ă©vĂ©nements du 11 septembre dans Je, La Mort et Le Rock’n’Roll de Chuck Klosterman). Mais plouf ! bide de ouf : Robert Wyatt ne connait pas Radiohead.

En mĂȘme temps quel naĂŻf je fais. Pensais-je sĂ©rieusement que j’allais pouvoir lui exposer ma thĂ©orie toute personnelle et faire mouche comme dans un rĂȘve, pensais-je sĂ©rieusement qu’il allait la valider point par point tel un maĂźtre de thĂšse, et mĂȘme l’Ă©crire avec moi lĂ  toute de suite dans l’ora(c)l(e) de l’Ă©change ? Tout cela est de l’incommunicable, de l’ordre du strict ressenti de l’auditeur tout retournĂ© et ce texte, je devrais le tirer moi-mĂȘme de ma sainte trinitĂ© (Me, Myself and Eye). Et ce texte, ce sera mĂȘme le premier chapitre de mon livre sur Radiohead : Where I End and You Begin. En attendant, je ne me formalise pas, ce bide Ă©tait somme toute prĂ©visible et j’ai encore tellement Ă  lui dire et il parle tellement volontiers, abordant finalement de lui-mĂȘme, je m’en rendrai compte aprĂšs coup, tous les thĂšmes secrĂštement « Radioheadesques » que j’avais en tĂȘte (J.C. et Bouddha, E.T. et monstres marins, le visage et la voix, l’abstraction et le figuratif…) que je lĂąche prise.

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« vivre avec quelqu’un c’est inventer une sorte de nouvel animal qui s’appelle le couple »

 

2. Robert Wyatt

 

Revenons Ă  Rock Bottom. Vous dites ne pas chercher Ă  savoir l’influence que votre musique exerce, mais n’Ă©tiez-vous tout de mĂȘme pas un peu inquiet de la maniĂšre dont ce disque allait ĂȘtre reçu quand vous l’avez sorti ?

Je ne pensais pas qu’il aurait un public. J’ai donc Ă©tĂ© vraiment ravi de dĂ©couvrir que les gens aimaient ces chansons. D’ailleurs, en France j’ai mĂȘme gagnĂ© un prix spĂ©cial, le Prix Charles Cros. Je suis allĂ© le recevoir Ă  Paris. J’étais stupĂ©fait, trĂšs content et un peu nerveux. J’avais sĂ©rieusement doutĂ© de pouvoir refaire tout un disque sans les trĂšs bons musiciens avec qui j’avais eu l’habitude de jouer, ça m’a donc rĂ©confortĂ© de voir que les gens aimaient ma nouvelle façon de travailler.

Parlons de ces musiciens sans qui Rock Bottom ne serait pas non plus Rock Bottom. Comment les avez-vous choisi ?

J’ai fait ça chanson aprĂšs chanson. Je me disais par exemple : « Qui serait le meilleur bassiste pour ce morceau ? » Pour certains morceaux je pensais Ă  Hugh Hopper et pour d’autres Ă  Richard Sinclair. Pour la batterie, j’ai parfois demandĂ© Ă  Laurie Allan de venir jouer et parfois je me suis mĂȘme dit que j’allais faire moi-mĂȘme mes propres percussions.

Vous avez fonctionnĂ© un peu Ă  la maniĂšre d’un peintre, teintes par teintes et touches par touches ?

Oui, et d’autres choses se sont faites de maniĂšre assez accidentelle. Par exemple, Ă  la fin de l’enregistrement Mike Oldfield Ă©tait souvent dans le studio – The Manor, le studio de Richard Branson – il nous a donc fait quelques suggestions et il en est venu Ă  ajouter des guitares. Il a aussi eu l’idĂ©e de dĂ©multiplier le son de mon clavier en plusieurs couches. Le gros son Ă  base de guitare et de clavier qu’on peut entendre avant le dernier morceau de l’album est donc vraiment dĂ» Ă  Mike Oldfield. Moi je n’avais pas vraiment pensĂ© Ă  ça parce que je ne pense pas vraiment aux guitares et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je n’écoute pas beaucoup de groupes de rock : je n’écoute pas vraiment de guitares et de basses, je prĂ©fĂšre les instruments acoustiques. Enfin bref, en studio j’ai envisagĂ© chaque chanson individuellement, sans aucune prĂ©mĂ©ditation. Je me disais : « Tiens, sur celle-lĂ  – « Alifib » – ce serait bien d’avoir tel motif, de le laisser tourner et de demander Ă  Gary Windo de jouer des solos par-dessus. » Je ne savais pas de qui j’aurais besoin avant d’entrer en studio.

Rock Bottom compte seulement 6 morceaux. Y en a-t-il que vous n’avez pas gardĂ© ?

Non, j’ai utilisĂ© toutes les idĂ©es que j’avais.

Donc tout est lĂ , dans ces 6 morceaux.

Des choses ont bien sĂ»r Ă©tĂ© jetĂ©es lors de l’editing des morceaux, mais Ă  part ça je ne me rappelle plus trop. A l’époque oĂč je suis sorti de l’hĂŽpital, je n’arrivais pas Ă  mĂ©moriser plus de 40 minutes de musique jouĂ©e… 40 minutes de musique jouĂ©e par un seul homme. J’aurais d’ailleurs pu faire un album solo avec ces morceaux. Mais quand j’ai commencĂ© l’enregistrement, j’ai voulu accueillir les idĂ©es et les sons que les musiciens pouvaient m’apporter. Dans le dernier morceau de l’album, je ne m’étais mĂȘme pas prĂ©occupĂ© de savoir si ma voix convenait bien au texte que j’avais Ă©crit, j’ai donc demandĂ© Ă  Ivor Cutler (auteur de chansons, Ă©crivain, poĂšte et humoriste Ă©cossais qui s’est notamment fait connaĂźtre pour son rĂŽle de chauffeur de car dans le film des Beatles Magical Mystery Tour – nda) de le lire. Du coup, je lui ai laissĂ© faire toute la derniĂšre voix. Et ce n’était pas prĂ©alablement dĂ©cidĂ©, ça s’est fait sur le tas. Peu m’importait que ce soit moi ou un autre qui s’y colle, l’important Ă©tait juste de parvenir Ă  recrĂ©er le voyage que j’entendais dans ma tĂȘte. Je ne me souviens plus trop si j’ai beaucoup dĂ©viĂ© en route. J’aurais tendance Ă  dire que j’ai bien traduit ce que j’avais en tĂȘte. Enfin, Ă  vrai dire, je ne sais pas trop ce que j’avais en tĂȘte, je ne l’ai rĂ©alisĂ© que lorsqu’on est entrĂ© en studio.

L’enchaĂźnement des chansons sur le disque traduit-il la maniĂšre dont vous les faisiez passer dans votre tĂȘte quand vous Ă©tiez Ă  l’hĂŽpital ?

Je t’avoue que j’essaie de m’en souvenir mais ça remonte Ă  si loin… Quel Ăąge as-tu ?

30 ans.

Hé bien ça fait plus de 30 ans que Rock Bottom est sorti. Imagine si on te posait des questions précises sur ce que tu as fait il y a 30 ans, tu vois le problÚme ?

Oui, j’ai bien conscience de vous poser des questions difficiles !

Donc le fait est lĂ  : tout ça remonte Ă  loin et la mĂ©moire n’est pas tout le temps fiable. C’est en partie quelque chose que nous construisons consciemment. Je ne peux donc pas ĂȘtre sĂ»r Ă  200 % que ce que je te dis est conforme Ă  ce qui s’est vraiment passĂ©. Je reste surpris quand je vois tout Ă  coup des Ă©vidences surgir de mon passĂ©. Ça me sidĂšre. Tiens, je vais te raconter une de ces derniĂšres choses issue de mon passĂ© qui m’a rĂ©cemment pris par surprise. Il y a un groupe de folk du nord de l’Angleterre qui s’appelle The Unthanks. Il est essentiellement formĂ© de deux filles, Rachel et Becky Unthanks. Elles ont intitulĂ© un de leur album The Bairns, un mot du nord de l’Angleterre qui signifie « enfant », « bĂ©bĂ© ». Il est sorti il y a environ deux ans. Et elles y ont repris « Sea Song ».

Oui, je me rappelle avoir écouté le disque et la reprise : une belle reprise !

Oui, elle est plus sobre que la mienne, elle est vraiment folk, mais c’est une belle reprise. Et surtout, quand je l’ai entendue, je me suis souvenu que la façon dont elles l’avaient reprise Ă©tait en fait plus proche de la maniĂšre dont j’avais moi-mĂȘme envisagĂ© « Sea Song » dans ma tĂȘte Ă  l’époque.

Vraiment ?

Oui, et la plupart des choses que j’y avais rajoutĂ©es – l’impro vocale tout au long de la fin, les sons bizarres, l’aide de Nick Mason Ă  la production, tout ce travail d’expansion – toutes ces choses sont essentiellement venues quand on est entrĂ© en studio. Mais si Rock Bottom avait vraiment dĂ» ĂȘtre un album solo, « Sea Song » aurait Ă©tĂ© trĂšs proche de la version qu’en a faite The Unthanks.

Vous le leur avez dit ?

Oui. Aujourd’hui elles ont un pianiste, il est trĂšs bon, mais la femme qui jouait du piano sur « Sea Song », son solo Ă©tait trĂšs proche de ce que je souhaitais initialement atteindre. Moi, mon solo de piano est parti complĂštement ailleurs une fois que je l’ai enregistrĂ©. Donc voilĂ , Ă  la base ce que j’avais en tĂȘte ressemblait plus Ă  ce qu’elles ont fait et c’est Ă©tonnant, comme si elles avaient clairement captĂ© l’essence de ce que j’avais en tĂȘte et qu’elle l’avaient portĂ© Ă  une autre gĂ©nĂ©ration. C’est vraiment Ă©trange, je trouve fascinant qu’elles aient su capter l’essence de « Sea Song ». C’est comme si quelqu’un te regardait et voyait clair en toi, voyait ton Ăąme, tu vois ?

Oui et c’est plutĂŽt rare que des reprises de Rock Bottom vaillent vraiment le coup…

Peut-ĂȘtre, mais ces derniers temps il y en a eu de bonnes. Il y a quelques annĂ©es est sorti un CD que je trouve bon, des groupes français y reprennent mon rĂ©pertoire de diffĂ©rentes maniĂšres et plus rĂ©cemment un groupe suisse ou australien a fait d’extraordinaires versions de certains de mes morceaux. Des gens arrivent donc Ă  s’approprier mes morceaux. Je pense aussi Ă  John Greaves ou Annie Whitehead qui a fait quelque chose avec la chanteuse Julie Tippetts, une musicienne et une grande chanteuse. Elle chante mĂȘme mes morceaux plus justement que je ne les chante moi-mĂȘme. C’est un sentiment extraordinaire d’entendre ça. J’aime quand les gens reprennent mes chansons.

3. robert_wyatt-work_in_progress

Parlons maintenant un peu des pochettes de Rock Bottom. Ce disque en a effet bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une nouvelle pochette lors de sa rĂ©Ă©dition en 88. Pourquoi ce changement d’artwork ?

Tous les visuels sont d’Alfie. Elle a vraiment carte blanche. Je ne lui conseille rien. L’artwork, la typo, tout ça, c’est elle qui dĂ©cide. Son idĂ©e de base c’était de faire un dessin au crayon de papier sur un morceau de carte, quelque chose de clair, voire terne, pour prendre le contrepied de toutes ces pochettes de disques de musique psychĂ©dĂ©lique trĂšs colorĂ©es qu’on voyait dans les magasins. Elle a fait ça pour le disque d’origine. Et quand sa rĂ©Ă©dition a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ©e, elle a pensĂ© que ce travail ne convenait plus. Le contexte n’Ă©tait plus le mĂȘme. Et elle a eu une nouvelle idĂ©e, elle a donc fait une peinture.

D’accord…

Et puis lors de la premiĂšre Ă©dition du disque, elle ne savait pas que son premier morceau serait « Sea Song » et que ça parlait d’elle. Et ça parlait d’elle. (Il chantonne : ) « When you’re drunk, I like you mostly / Late at night, you’re quite alright / But I can’t understand / The different you in the morning ». Je ne la nommais pas mais pour moi c’Ă©tait Ă©vident que ça parlait d’elle. Elle s’en est rendue compte plus tard, aprĂšs que je le lui ai dit. Et je crois que c’est en partie pour ça qu’elle s’est permise de peindre un homme et une femme pour la nouvelle pochette de Rock Bottom.

C’est une interprĂ©tation plus claire du sens de cette chanson


Oui. En un sens, ça nous reprĂ©sente elle et moi. Elle a fini par se rendre compte de ça. Avant elle pensait que j’y parlais de choses plus abstraites. D’un cĂŽtĂ©, ce n’est pas faux. Mais maintenant je rĂ©alise que j’y faisais juste une description d’Alfie. Et que j’y parlais aussi, par projection, du privilĂšge extraordinaire qu’est de vivre avec une femme.

Quand on est un homme ?

Oui, c’est un grand privilĂšge. Il ne faut pas l’oublier. L’autre n’est jamais acquis, il ne faut pas croire qu’entre deux personnes qui s’aiment il y a forcĂ©ment entente et comprĂ©hension mutuelles. Ça ne va pas de soi. Ce n’est jamais acquis. Quand tu vis avec quelqu’un – et tu peux ĂȘtre homosexuel, vivre avec une personne du mĂȘme sexe – ton partenaire a beau ĂȘtre ton partenaire, il a son propre espace, sa propre pensĂ©e, quelque chose qui t’Ă©chappe


Oui, il y a quelque chose de fondamentalement expĂ©rimental Ă  tenter de faire un pot commun de deux cerveaux, deux sexes, deux peaux, deux solitudes, deux ĂȘtres !

Tout Ă  fait, c’est comme si tu inventais une sorte de nouvel animal qui s’appelle « un couple ». NĂ©anmoins, tu dois garder Ă  l’esprit qu’il a d’évidentes diffĂ©rences biologiques entre l’homme et la femme (rires) ! Par exemple, j’ai remarquĂ© la relation que leur sang entretien avec le rythme des marĂ©es. Dans « Sea Song », je faisais donc allusion au fait que les femmes ont des cycles menstruels, que leur organisme se nettoie de son sang et qu’elles peuvent donc ĂȘtre affectĂ©es par ces changements. De ce fait, elles sont donc connectĂ©es Ă  la lune. Je sais que beaucoup de choses et que mĂȘme beaucoup de bĂȘtises ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© Ă©crites au sujet de cette diffĂ©rence entre les hommes et les femmes mais voilĂ , ma chanson parlait aussi de ça ! Du fait qu’on doit respecter que la personne qui partage notre vie puisse traverser des choses dont on n’a pas idĂ©e et qu’on ne peut pas comprendre.

« Sea Song » est donc une chanson assez féministe !

Oui, on peut le voir comme ça. Dans ma vision des choses elle l’est, mais pas au sens du fĂ©minisme qui voudrait que l’homme et la femme soient pareils. Pour moi, il est assez Ă©vident que nous ne sommes pas pareils. Que nous sommes complĂ©mentaires. C’est comme ça que je vois les choses.

Pour en finir au sujet des pochettes de Rock Bottom, je dois dire que j’ai toujours Ă©tĂ© frappĂ© par leur opposition de style : la premiĂšre est lunaire, presque livide, comme funĂ©raire, alors que la seconde est chaude, mĂ©ditĂ©rranĂ©enne, sensuelle.

C’est possible. Il faudrait que tu en parles Ă  Alfie. Mais elle vient juste de sortir faire des courses… Je ne peux pas rĂ©pondre Ă  sa place, mais je pense qu’elle n’envisageait pas la premiĂšre pochette sous un angle funĂšbre, mais plutĂŽt sous celui d’une certaine nostalgie, cette nostalgie des choses issues de notre petite enfance qui dĂ©sertent petit Ă  petit notre mĂ©moire, comme le Steam Ship (bateau Ă  vapeur – nda). Ça, ça ne se fait plus aujourd’hui. Ce bateau nimbĂ© de fumĂ©e est donc devenu une image archaĂŻque, quelque chose qui fait partie d’un certain inconscient collectif. Et c’est pareil pour l’idĂ©e de la seconde pochette du disque : ces enfants qui jouent sur la plage et qui passent un moment comme ça, isolĂ© des tracas du monde extĂ©rieur, ça Ă©voque aussi quelque chose de l’ordre de l’inconscient collectif. Quelque chose qu’on ne voit plus trop. Il est une nouvelle fois question de la rĂ©miniscence de quelque chose d’agrĂ©able et de trĂšs lointain, dĂ©finitivement derriĂšre nous… Mais bon, je ne sais pas trop lĂ , je m’aventure en terrain inconnu, il faudrait plutĂŽt poser la question Ă  Alfie !

J’aimerais pour conclure que nous parlions plus clairement de poĂ©sie. Tout Ă  l’heure vous avez Ă©voquĂ© Ivor Cutler, un ami poĂšte, qui parle sur le dernier morceau de Rock Bottom. Comment l’avez-vous rencontrĂ© ?

C’était un poĂšte Ă©cossais. Il n’est plus de ce monde. Il Ă©tait plus vieux que nous. Je l’ai rencontrĂ© parce qu’il lisait des poĂšmes en s’accompagnant Ă  l’harmonium, des poĂšmes souvent trĂšs drĂŽles, Ă©tranges, et qu’on Ă©tait rĂ©guliĂšrement programmĂ© aux mĂȘmes soirĂ©es. Il venait nous voir jouer presque tous les week-ends. C’est comme ça qu’on est devenu amis. Il a laissĂ© une centaine de livres merveilleux, dont la plupart parlent de drĂŽles et d’Ă©tranges histoires sur ce qu’est une enfance en Ecosse. Il avait une voix trĂšs particuliĂšre. Il venait vraiment de la campagne Ă©cossaise, sauvage, d’une famille de juifs immigrĂ©s issue d’Europe Centrale. Il avait donc la double identitĂ© de juif-Ă©cossais, et je ne sais pas ce que ça signifiait pour lui, mais je crois que ça faisait tout son caractĂšre. C’était un type super. TrĂšs drĂŽle. Il Ă©tait assez connu en Angleterre. Il faisait des Ă©missions de radio, des livres audio. Il a fait beaucoup de choses, mais c’était un vrai minimaliste au sens oĂč ses histoires Ă©taient courtes, ses mots simples. Il y avait quelque chose de trĂšs enfantin dans son travail. Tu devrais faire une petite recherche sur lui sur internet. Je ne sais pas ce qui s’y trouve, je n’ai pas regardĂ©, mais si tu tapes Ivor Cutler sur Google ça te donnera une meilleure idĂ©e de lui et de ce qu’il faisait.

Vous semblez proche des poĂštes et d’une certaine forme de poĂ©sie. En 1969, pour cĂ©lĂ©brer la bizarrerie Ă  l’oeuvre dans la musique de Soft Machine, le CollĂšge de Pataphysique vous a d’ailleurs fait Chevalier de l’ordre de la Grande Gidouille. Etiez-vous passionnĂ© par la poĂ©sie quand vous Ă©tiez jeune ?

Ah ! c’est marrant, j’en parlais justement l’autre soir avec Alfie. Mais pour ĂȘtre honnĂȘte la rĂ©ponse Ă  cette question est : « Non ». Mes parents avaient un ami poĂšte qui s’appelait James Reeves, et ma mĂšre a plus tard rencontrĂ© Robert Graves, qui Ă©tait un grand poĂšte. Mais non, moi mon truc c’était la peinture et la musique. Je suis plus venu aux mots par les auteurs de comĂ©dies, les humoristes et les Ă©crivains pour enfants, comme Lewis Caroll, qui a Ă©crit Alice au pays des merveilles. J’aime les jeux de mots.

Oui, vous en faites souvent dans vos titres de groupes, d’albums et de chansons ! Je pense notamment à Soft Machine/Matching Mole, The End of an Ear, Shleep, Cuckooland, Comicopera

Absolument, j’y prends un malin plaisir. La poĂ©sie, je ne m’y suis mis que rĂ©cemment. Alfie a beaucoup de livres de poĂ©sie. En lire m’a ouvert Ă  un tout un Ă©ventail de mots dont j’ai pu nourrir mes chansons. RĂ©cemment, on regardait des Ă©missions sur des poĂštes avec Aflie, et hier soir celle qu’on regardait Ă©tait consacrĂ©e Ă  Stevie Smith et elle m’a fait rĂ©aliser que l’avantage que la poĂ©sie a sur les autres arts c’est qu’elle offre un degrĂ© maximal d’intimitĂ© avec l’auteur, et cela sans aucune interaction, sans contrepartie nĂ©faste. Le lecteur reçoit directement ce que la personne a Ă©crit. LĂ  quelque se passe avec la poĂ©sie…

Qui n’a pas lieu avec la musique ?

Si, c’est assez proche de la musique finalement. En fait la musique et la poĂ©sie ont grandi ensemble. Elles sont absolument parties du mĂȘme point et sans doute qu’à la base la plupart des poĂšmes Ă©taient chantĂ©s. Elles ont donc grandi ensemble. Mais le truc avec la musique c’est que c’est un acte inĂ©vitablement plus social. Si tu joues un son dans une piĂšce, tout le monde va l’entendre mais si tu Ă©cris un mot sur un bout de papier il restera silencieux. Avec la poĂ©sie il y a donc la possibilitĂ© d’une solitude et il me semble qu’Ă  ce niveau-lĂ  la poĂ©sie propose quelque chose d’inĂ©galable, quelque chose qui va chercher loin, qui va vraiment chercher quelque chose en toi. Il y a des formes d’art qui combinent la prĂ©sence physique, la musique et les mots, l’opĂ©ra par exemple, et ça fonctionne. Mais chaque forme d’art est diffĂ©rente, avec ses propres atouts, et je pense que la poĂ©sie est par exemple quelque chose de totalement diffĂ©rent de la prose. Et de la mĂȘme maniĂšre, mĂȘme si ces formes d’art sont liĂ©es, Ă©crire des chansons n’est pas la mĂȘme chose qu’écrire des poĂšmes.

4. shleep

J’ai appris qu’en 1962, Ă  17 ans, vous ĂȘtes parti Ă  Majorque pour rencontrer le poĂšte Robert Graves dont vous parliez tout Ă  l’heure. Pourquoi ?

Je pense que je l’ai rencontrĂ© pour la premiĂšre fois Ă  la fin des annĂ©es 50. Il avait tout simplement Ă©tĂ© un ami de ma mĂšre dans les annĂ©es 30, avant la DeuxiĂšme Guerre mondiale. Ma mĂšre Ă©tait journaliste, elle avait gagnĂ© assez d’argent et elle Ă©tais alors partie vivre Ă  Majorque. Elle Ă©crivait des articles sur la vie lĂ -bas, qui Ă©tait trĂšs diffĂ©rente de celle qu’elle est devenue car c’était avant que Majorque devienne une destination touristique. Elle envoyait les articles en Angleterre et il la payait un peu pour pouvoir les publier. Ça la faisait vivre. Mon pĂšre, qui n’Ă©tait pas encore mon pĂšre, vivait aussi Ă  Majorque, avec une autre femme, sa premiĂšre femme. Ma mĂšre et mon pĂšre n’étaient donc pas encore ensemble, ce n’est que plus tard qu’ils se marieront Ă  Majorque. Mary, la premiĂšre femme de mon pĂšre, est devenu la secrĂ©taire de Robert et mon pĂšre et lui sont devenus amis Ă  la fin des annĂ©es 30, jusqu’à ce que la DeuxiĂšme Guerre mondiale les sĂ©pare. Mon pĂšre est alors revenu en Angleterre et s’est engagĂ© comme soldat. Mais ils sont restĂ©s amis et je pense qu’on m’a appelĂ© Robert en souvenir de Robert Graves. Je n’en suis pas sĂ»r mais je crois que c’est comme ça que ma mĂšre a eu l’idĂ©e de ce nom. Et quand je suis devenu ado et que j’ai voulu quitter la maison et partir vadrouiller ma mĂšre a Ă©crit Ă  Robert pour lui demander s’il pouvait m’accueillir lĂ  oĂč il vivait. Il a dit oui et il m’a trouvĂ© une petite cabane de pĂȘcheur, prĂšs de la mer, juste une chambre. Le pĂȘcheur habitait toujours dedans. J’allais parfois prendre mes repas chez Robert. A l’époque, je savais peu de choses sur lui et je savais peu de choses en littĂ©rature, mais ça ne le dĂ©rangeait pas, il m’en Ă©tait plutĂŽt reconnaissant, il n’aimait pas vraiment que les gens lui parle de ses Ă©crits. Et, heureusement pour moi, c’Ă©tait un gros fan de jazz. Il en savait plus que quiconque sur plein de sujets, mais il prĂ©fĂ©rait parler d’autre chose. On Ă©tait Ă  la fin des annĂ©es 50, au dĂ©but des annĂ©es 60, il avait un grand savoir sur l’art, la religion et les mythes des autres cultures, il a mĂȘme Ă©crit un bon livre sur les mythes du monde. Il a aussi Ă©crit un livre extraordinaire intitulĂ© King Jesus, un rĂ©cit trĂšs savant en Ă©cho Ă  la vie de JĂ©sus et qui est totalement diffĂ©rent de celui qui a Ă©tĂ© Ă©crit et diffusĂ©. Il parlait grec, il savait lire les vieux textes, mais sa version de la vie de JĂ©sus Ă©tait si diffĂ©rente de la version officielle que ça a beaucoup marquĂ© les gens et qu’ils le pensaient devenu fou. Quoiqu’il en soit, c’était un grand homme. Par exemple, il pouvait retracer l’histoire de l’Europe en se focalisant sur la maniĂšre dont, Ă  l’Est, les trois religions – judaĂŻsme, christianisme et islamisme – ont crĂ©e un grand Dieu masculin, la Chose, prĂ©cisant qu’avant ça les religions mĂ©diterranĂ©ennes Ă©taient plus fĂ©minines. Il a Ă©crit un livre intitulĂ© The White Godess oĂč il dit qu’une des premiĂšres choses que ces trois religions masculines ont fait, ça a Ă©tĂ© en quelque sorte de rabaisser les femmes, de les diaboliser et de les criminaliser, de les traiter de sorciĂšres. Et il disait qu’avec la façon dont nous regardons les femmes c’était trĂšs Ă©tonnant qu’un tel Dieu survive, et que s’il avait pu survivre c’Ă©tait dans la maniĂšre dont les catholiques regardent la vierge Marie. Il a dit que ce regard portĂ© sur Marie Ă©tait une sorte d’astuce pour vouer un culte secret Ă  une DĂ©esse, donc de louer un Dieu redevenu fĂ©minin. Il m’a marquĂ©. Je devais avoir 15-16 ans. Parler de tout ça et entendre ce genre de choses m’a ouvert l’esprit. En ce sens il a donc Ă©tĂ© trĂšs important pour moi. MĂȘme si j’ignorais tout de ses poĂšmes (rires) !

Une derniĂšre question : nous Ă©voquions vos titres d’albums. Pourquoi avoir appelĂ© Rock Bottom Rock Bottom ?

Je n’en ai aucune idĂ©e ! Je crois que les gens y voient une portĂ©e bien plus symbolique que celle que j’ai pu vouloir y mettre. Par exemple Alfie a Ă©crit une chanson intitulĂ©e « Cuckoo Madame » (parue en 2003 sur l’album Cuckooland – nda) et des auditeurs pensent que ça symbolise quelque chose de mystĂ©rieux alors que « Cuckoo Madame » parle juste d’une femelle coucou. De la mĂȘme maniĂšre, si je me souviens bien, Rock Bottom vient juste du fait qu’Ă  l’époque on regardait de trĂšs vieux livres de sciences naturelles et contrairement aux autres livres de sciences de l’Ă©poque, ceux de sciences naturelles sont souvent mieux que ceux d’aujourd’hui, ce qui s’explique principalement par le fait qu’Ă  l’époque, au dĂ©but de la rĂ©volution industrielle, la nature avait plus de place dans le monde. Il y avait plus d’oiseaux, d’arbres et de plantes dans la vie des gens. Bref on avait donc achetĂ© ce genre de vieux livres dont la plupart dataient mĂȘme d’avant l’invention de la photographie. Ils comportaient donc de beaux dessins. Il y en avait par exemple de trĂšs trĂšs beaux pour dĂ©crire la vie sous-marine. Alfie et moi nous sommes pris de passion pour ces dessins et on s’est mis en quĂȘte de vieux parlant de la vie sous-marine et de gens dĂ©couvrant ces animaux qui vivent vraiment tout au fond. Parce qu’il y a toute une vie qui se meut au fond des ocĂ©ans. En un sens, pour nous c’est plus Ă©trange que la vie extraterrestre car lĂ  on est sĂ»r qu’il y a toute une zone oĂč d’étranges ĂȘtres tĂ©moignent d’une autre façon de vivre qui a lieu ici, sur la mĂȘme planĂšte. Et en plus, ils peuplent la majeure partie de notre planĂšte ! Je suis trĂšs intĂ©ressĂ© par les animaux qu’on connaĂźt, ceux qui vivent en surface, les poissons, etc. Mais dans les profondeurs ce ne sont mĂȘme plus des poissons, c’est autre chose. Aujourd’hui on en sait plus sur ces ĂȘtres, on en a de fantastiques photographies. Mais ce n’est pas possible pour les humains de descendre Ă  ses profondeurs, la pression est trop forte.

On doit donc se contenter de ces photos et imaginer…

Exactement. On Ă©tait donc captivĂ© par ça et quand tu regardes la pochette d’origine de Rock Bottom tu vois qu’elle a Ă©tĂ© inspirĂ©e par ces fantastiques dessins qu’on avait trouvĂ©s dans ces vieux livres de sciences naturelles. D’ailleurs, si je me souviens bien, Alfie n’a pas imaginĂ© les animaux qu’elle a dessinĂ©s, elle les a vraiment dessinĂ©s tels qu’ils Ă©taient reprĂ©sentĂ©s dans ces livres. VoilĂ  d’oĂč vient le titre de l’album, Rock Bottom. Les gens parlent souvent de voyage dans l’espace, de voyage dans le temps, de tous ces trucs de science fiction mais lĂ , au fond des ocĂ©ans, nous avons ces crĂ©atures sur notre propre planĂšte, nous partageons le mĂȘme espace mais c’est un monde totalement diffĂ©rent de crĂ©atures totalement diffĂ©rentes, Ă  la fois de nous et des animaux que nous connaissons. J’ai trouvĂ© que c’était assez magique, ça m’a rappelĂ© ces autres mondes qu’on a parfois en tĂȘte quand on fait de la musique, qu’on créé  D’ailleurs, si les premiers hommes viennent d’Afrique, il faut bien avoir Ă  l’esprit que toute vie vient des ocĂ©ans. Nous sommes des crĂ©atures d’eau qui essaient de survivre sur terre. C’est une Ă©vidence mais dans mon imaginaire nous avons donc quelque part hĂ©ritĂ© de la mĂ©moire ancestrale d’avoir Ă©tĂ© des animaux marins. Mais ça peut tout aussi bien ĂȘtre liĂ© au fait qu’on a passĂ© les neuf premiers mois de notre vie dans une poche d’eau dans le ventre de notre mĂšre. Ça expliquerait notre lien privilĂ©giĂ© avec l’eau. Notre environnement premier d’ĂȘtre vivant est de l’eau chaude et ce n’est qu’au bout de neuf mois qu’on dĂ©barque sur terre. Par lĂ , chacun vit donc une sorte de version accĂ©lĂ©rĂ©e de l’histoire de l’évolution du vivant. Enfin, je dis ça, ce ne sont que mes petites thĂ©ories hein !

2. wyatt et alfie

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